Note à Éric Stern

(Temps de lecture : 9 mn)

 

À 7h42, Éric Stern déjeunait tout en consultant sa messagerie. Une notification retentit. Cela venait de Valérie D. Il regarda le message et ronchonna.

De Valérie D. à Éric Stern

« Fini les initiatives
Penser
V. »

Wouah ! Mais qu’est-ce qu’elle me fait, l’autre, là ? Elle a pété un câble ?

Valérie D. était sa supérieure. En principe, elle était une femme rationnelle. Pénible, irritante, déplaisante, toxique, tout ce que l’on voulait, mais pas du tout du genre à être confuse ni encore moins allusive. Au contraire, pas de place pour le doute avec elle ; elle vous assénait une parole carrée et directe. Pourtant son SMS ne voulait rien dire. « Penser » ? Son téléphone avait-il eu un coup de zèle avec le correcteur orthographique ? Si jamais la piste était juste, le mot « pensées » en tout état de cause ne faisait pas partie du vocabulaire de Valérie. Elle était froide comme un maton, un mot affectueux lui aurait arraché la bouche. Ou alors il s’agissait d’un jeu de mot pourri, pour lui dire qu’elle projetait de le renvoyer ? Penser V… CV… Penser à un CV… Quelle subtilité franchement !? Lamentable…

Non, sérieusement, le message était vide de sens, point barre.

« Les initiatives » ? Et pour qui se prenait-elle d’abord ? D’où lui interdirait-elle de prendre des initiatives ? Elle n’allait pas lui apprendre son métier tant qu’elle y était non plus ? La garce ! Parce qu’elle ne pouvait pas être au courant sinon. Impossible ! Il avait fait très attention à ce que rien de ses démarches ne puisse filtrer. D’une prudence absolue.

Ou alors le SMS n’était pas pour lui. Si ? Oh et puis zut, inutile de se triturer les méninges ; elle ne méritait pas qu’on lui accorde plus de temps cette conne avec ses consignes de merde.

Éric Stern avait pris en grippe sa patronne dès les premières consignes qui avait suivi la signature du contrat. Brutales et incohérentes. Les deux le plus souvent. Bref, toujours à côté de la plaque. Mais quand on ne veut pas se faire virer, on remballe les velléités de rébellion et on la boucle sagement, ce qu’Éric Stern avait fait. Cela ne l’avait pas empêché d’entrer en résistance passive les premiers mois puis d’opter carrément pour une stratégie d’inertie plus offensive les suivants.

Ce message bizarre, tout de même, ça voulait dire quoi, bordel ? Les pensées du jeune cadre dynamique s’embrumaient.

Avec ça, il avait presque oublié ce qu’il avait à faire. On était le grand jour, celui où Éric allait la court-circuiter la Valérie D. La dynamiter ouais. Il allait présenter son dossier puis bye bye la présidente directrice générale de Data Concept France. Depuis près d’un an et demi, il avait réuni de quoi faire exploser toute l’équipe, s’attirer aussi les foudres de ses collègues très certainement au passage mais, in fine, s’assurer de quoi prendre la place de Valérie D. Ciao bella ! Ses manières de loups de Wall Street dévoreraient tout jusqu’à la PDG en personne. Enfin, si ce putain de mal de tête voulait bien le lâcher d’ici l’assemblée de 10h. Ce n’était pas du tout le jour pour garder un tomahawk planté dans le crâne. Il était où ce dossier, putain…

Éric Stern retourna la maison, son bureau, tout le contenu de sa serviette en cuir de Cordoue, vida tout jusqu’à ses tripes en se décomposant devant l’évidence : il avait perdu son dossier ! Nom de Dieu, bordel, fait chier ! Un des mômes sûrement s’était planté de chemise cartonnée avant d’aller au collège. Ils allaient en entendre parler au retour…

7h42. Arg ! Il lui fallait tout réimprimer, pas le choix, et fissa ! Éric alluma l’ordinateur, jura trois ou quatre fois de plus en attendant que le portable fût opérationnel et il s’apprêtait à ouvrir ledit fichier quand il découvrit qu’il n’y avait plus de dit fichier.

« Elle sait ! »

Mais comment ? Il savait qu’il avait été hyper prudent, à la limite de la paranoïa sévère. On l’avait recruté pour son niveau expert en cybersécurité, non ? Il n’avait mis personne dans la confidence, obséquieux mais pas trop, juste ce qu’il fallait, et s’il y avait eu une tentative d’intrusion, il l’aurait immédiatement repérée, que ce fût sur l’ordinateur, le téléphone ou encore dans la maison. Il l’aurait su. Obligé ! il avait tout blindé. Il avait mal rangé le fichier, fait une fausse manip. Ce ne pouvait être que ça. Quel était le titre déjà ? Ben mince alors, le blanc total.

« Mais enfin ressaisis-toi mon gars, respire un bon coup et retrouve-le moi ce titre ! Tu ne peux pas l’avoir oublié… »

Rien.

Le cerveau d’Éric « magmatait » à présent en gruau mou. Il relut le message.

« Fini les initiatives
Penser
V. »

Ce n’était pas un avertissement mais un verdict. Non, il perdait le contrôle. Il devait se ressaisir. Qu’avait-elle voulu dire ? Mais était-ce bien lié à son projet dirigé contre elle ? À se méfier de tout, que croire ? Il était certain de n’avoir rien laisser passer… Option agent secret infiltré rejetée. Ou peut-être que si… mais… euh…

Éric n’était pas dans son état normal. La nuit avait été épouvantable ; il avait fait le hibou à se passer en boucle le film de sa journée explosive, à préparer sa répartie bien sentie afin d’atomiser au mieux Valérie D. et n’avait pas fermé l’œil. La migraine avait pris la suite à l’aube et le café ne l’avait pas apaisée. Quant à la disparition du dossier, c’était le coup de grâce, l’halali.

Hiroshima ! Bon sang, c’était ça le titre du fichier. Hiroshima. Il fouilla avec minutie et retrouva le document écrasé encore intact sur la sauvegarde de ses données en miroir sur son disque dur externe. Éric reprit quelques couleurs aussitôt. Ouverture, impression, zou ! Le rendez-vous en plénière n’était que pour 10h00, son retard ne se verrait pas : il était 8h11 et il avait donc largement le temps. Il enfourna le document dans son sac puis il fonça vers la station de métro et s’engouffra dans la rame bondée.

« Ah ! Monsieur Stern, je commençais à m’inquiéter, vous qui aimez arriver en avance… Tout va bien ? s’enquit la voix sirupeuse de sa secrétaire à son arrivée.

Comme il éludait, elle enchaîna :

« J’ai installé M. Honaker dans votre bureau », compléta Marlène.

Honaker ? Il l’avait complètement oublié celui-là mais il n’avait que 30 minutes de retard et le fournisseur ne devrait pas être offusqué lui qui accusait des retards rituels. Malgré cela, Éric se sentait nerveux. Son cœur venait de s’emballer et il avait l’impression qu’il faisait au moins 60° dans les bureaux. Le trac certainement avant l’assaut de 10h00.

Éric Stern expédia le fournisseur importun en dix minutes. L’éconduit avait affiché un air froissé mais il s’était rendu à l’évidence que ce n’était pas une bonne idée de la ramener. Il était reparti sans remettre en place Stern, un de ses plus gros clients, ni lui dire qu’il était un sale pignouf.

« Un café ! » commanda ensuite d’un ton sec le mufle depuis la ligne directe.

Marilyn n’apprécia pas. Elle s’exécuta avec la docilité de quelqu’un qui en avait vu d’autres.

« Il me faut quatre copies de ce dossier pour tout de suite. C’est pour le conseil de 10h, dit Stern sans daigner la regarder, caché par l’écran de son ordinateur.
– Quel dossier ? » lui demanda la jeune femme à peine plus aimable, exprès.

L’homme la regarda, interloqué. Le dossier qu’il avait posé sur son bureau en arrivant avait encore disparu. Un coup d’œil parterre, un autre dans sa serviette, rien. Une colère noire l’envahit.

 « Mais, qu’est-ce que… ? »

Sa voix s’était étranglée. Aucun son ne pouvait plus sortir de sa gorge. D’ailleurs aucun mot ni aucune idée construite ne sortaient plus non plus de son cerveau en cet instant-là.

« Vous l’aviez au moment de recevoir M. Honaker ? Il vous l’aura peut-être pris par inadvertance ? »

Il avait beau savoir qu’elle cherchait à l’aider dans sa recherche désespérée, Stern ne put se retenir de demander à Marylin de sortir sur le champ. La pauvre ne demanda pas son reste.

Stern fulminait. Il avait gardé le dossier dans sa serviette jusqu’au départ d’Honaker et se souvenait avec précision avoir posé la chemise sur le bureau au moment de commander un café. Il n’avait aucun doute là-dessus. Et personne n’était entré avant l’arrivée de la secrétaire. Alors quoi ? Que se passait-il ? Devenait-il fou ? Il sentait la migraine revenir lui ravager les neurones à toute allure. Au bord de la rupture, il fit une dernière vérification pour s’assurer d’un détail. Et ce qu’il avait envisagé se confirma sur son portable : il ne trouvait plus trace du fichier Hiroshima, ce document hautement secret qui allait atomiser Valérie D. à la réunion.

La déflagration ne fit aucun bruit quand Éric Stern explosa de rage, de dépit, ou encore d’incompréhension mêlés. C’était Valérie D. qui devait exploser, pas lui ! Il en pleura. Par un coup du sort diabolique, car cela ne pouvait venir que de là, les rôles s’étaient inversés. Il avait pris la place de Valerie D.

 « Fini les initiatives
Penser
V. »

Il voulait la place de V., eh bien il l’avait prise mais pas comme il l’avait espéré.

Éric Stern ne remit jamais les pieds au siège de Data Concept France. Il semble au demeurant qu’il ne se fût jamais vraiment remis non plus de cette épreuve. Dans un monde de compétition, où il est vital que tout avance très vite, il fut remercié pendant son arrêt de travail et invité à aller voir ailleurs s’il était plus sociable. Les témoignages à charge achevèrent sa combativité. La secrétaire, leur plus gros fournisseur M. Honaker, les collègues, la PDG Valérie D., tous l’avaient littéralement atomisé.

Au bout du chemin

(Temps de lecture: 7 mn)

J’avais envie de me promener à travers champs ce jour-là, par besoin de calme dans un monde en perpétuel bouillonnement. Je ne saurais dire si c’était vrai ou de mon fait mais les bruits du bocage me parvinrent bientôt étouffés, comme venant d’un bâtiment dont on aurait refermé toutes les portes. Une quiétude, pleine et entière s’emparait de moi. Je savourai cet état à loisir.

Après deux bonnes heures de marche, je débouchai sur une vaste prairie mordorée située en contrebas du mauvais chemin cabossé que j’avais suivi machinalement. Ce fut là que je trouvai, sorti de nulle part, un genre de messie douteux à cheveux longs et ondulés. Je ne sais plus ce qu’il portait sur lui tant son regard m’absorba alors. Était-ce une femme ou un homme ? Il me fallut attendre qu’il parle pour avoir la réponse.

« Dom ! Et toi ? »

Pas de bonjour. Pas d’étonnement de se rencontrer dans un tel lieu. Juste Dom. Si le prénom ne m’aidait pas, la voix, elle, était sans conteste celle d’un homme. Check !

« Toi Dom, moi Jane », tentai-je assez peu sûre de mon effet.

D’ailleurs, je ne sais pas trop pourquoi je m’étais hasardée dans ce ton de colon civilisateur aux relents de honte, surtout que je ne m’appelle pas Jane mais Julie, ce que je rectifiai donc dans la foulée. Pas de rictus, néant. Cet homme n’avait pas envie de parler a priori ou bien était un spécimen peu loquace et cela me pesa tant que je me sentis obligée de meubler. Ou de rattraper mon humour lamentable. Pas banal de se croiser au milieu de nulle part. À se demander ce qui l’avait conduit là, hein ?

« Je t’attendais », me saborda-t-il dans mon pitoyable élan de sociabilisation, tout en s’appuyant sur un sourire énigmatique à deux balles.

Pure frime. Esbrouffe niveau 1. Vu ma tête, il dut entendre ce que je pensais : punaise, t’es qui toi, on peut savoir ?

Comme je n’obtenais aucune réponse verbale à mon questionnement muet, je lui proposai de poursuivre mon cheminement ensemble.

« Oui. »

La réponse fut à nouveau laconique.

Cela aurait dû prodigieusement m’agacer mais il émanait de sa personne une bienveillance qui ne m’appelait pas à sortir les armes. Cette douceur au contraire invitait au laisser aller et ce fut exactement ce qui s’ensuivit. Dans la foulée, au sens propre comme au figuré eu égard au rythme de ses enjambées, je me surpris à partir dans une logorrhée dont je n’avais pas coutume et à tout bonnement lui déballer ma vie par le menu. À bien y réfléchir, lui aussi se confia à moi. Certes, avec une parcimonie de mots extrême mais malgré tout éloquente et riche car, en l’espace d’un temps que je suis tout à fait incapable d’estimer, j’en sus assez de lui pour avoir le sentiment de le connaître depuis toujours. Mon comportement s’adapta à ce sentiment avec ce même naturel qu’ont un frère et une sœur ou des amis d’enfance. Plus à l’aise. Plus proche.

Il me ressemblait. Et cet état de fait me porta autant qu’il me réjouit. Par contre, je ne peux expliquer comment j’en suis venue à lui couper les cheveux au beau milieu d’un croisement, dans la campagne déserte !

Au gré d’une digression, j’en étais venue sans vergogne à lui déclarer que ses cheveux longs lui donnaient l’air d’un baba cool cradingue et qu’il aurait fort à gagner à se moderniser par une coupe moins improbable.

« Soit ! » m’avait-il dit sans s’enfuir quand j’avais sorti de mon sac à dos la paire de ciseaux qui faisait partie de la composition de mon nécessaire de survie, soit tout un fatras volumineux rendant ma bouteille d’eau et mes mouchoirs anecdotiques. D’autres ont bien un couteau suisse…

« Chiche ! » avais-je sorti pour lui faire peur.

Il m’avait répondu avec sérieux :

« D’accord, va pour la coupe de l’homme moderne ! Mais je te le dis tout de suite, si tu tiens à ce que j’arbore le look du mâle alpha, la barbe ne poussera pas d’un claquement de doigts.
– Bah, une sorcière sans pouvoirs est pas mal habituée à la frustration.
– Et à l’échec aussi.
– Trop aimable ! C’est surtout ma main qui va échouer dans ta tronche si tu ne lances sur le sujet sans le moindre tact…
– Compris, coupons-là alors ! » conclut-il avec une certaine gravité en pointant sa tignasse zadiste de l’index. »

Il n’en avait pas fallu plus. Bien que ce fut une première, je ravalais mes réserves légitimes pour m’exécuter du mieux que je pus, emportée par l’intimité que ce geste insolite comportait autant que par la débilité de mon esprit provocateur qui refusait de se défiler. Au final, le résultat fut honnête; néanmoins Dom dut me croire sur parole faute de miroir de survie dans mon kit.

Mazette, il était beau comme un dieu le bougre !

Ce fut en complices que nous reprîmes la route tous les deux. La luminosité qui déclinait lentement me fit prendre conscience que le temps avait certainement filé depuis mon départ de la maison. La nuit n’allait pas tarder à nous tomber dessus.

Je coupai par un champ retourné par les lapins puis récupérai le chemin surplombant qui me ramènerai bientôt à la piste goudronnée menant au foyer. Le moment de la séparation approchait donc et une pointe de regret me pinça le cœur. Encoooore ! Je n’eus pas le temps de culpabiliser de ma réaction primaire ; je réalisai soudain avec effroi que Dom n’était plus auprès de moi. Damned ! Je me retournai et le vis, planté au milieu du pré, déjà nimbé par un halo flou d’obscurité. Saleté de nuit !

Je plongeai alors dans davantage de stupéfaction quand je devinai, plus que je n’aperçus, une forme se tenant debout à ses côtés. Femme, homme, hallucination rétinienne ? Je n’arrivais pas à trancher. Si, il y avait bien une présence qui le retenait au loin.

« Dom ? »

Mon appel ne porta pas jusqu’à eux. Ou bien ils m’ignoraient. Malgré leur attitude indifférente, j’eus l’impression de ne pas être seule et j’avais raison car, en effet, sur mon chemin, venaient à moi deux ombres silencieuses, de taille adulte, à peine distinctes pour l’instant. Deux fantômes siamois qui se rapprochaient dans une excessive lenteur. Des zombies n’auraient pas été plus authentiques.

« Dom ? » insistai-je inquiète.

Hélas, il n’en avait plus que pour son acolyte, figé dans un dialogue sourd, se dérobant de plus en plus à ma vue tandis que, sur mon chemin, d’autres êtres apparaissaient à la suite des premiers.

Pour un coin paumé, clairement, ça ne tournait pas rond. Apeurée, je restai figée à attendre que Dom vienne me rassurer, comme s’il ne pouvait en être autrement. Je n’y comprenais plus rien ; j’étais perdue.

Puis Dom se mit à bouger enfin. Il me rejoignit, accompagné de la tierce inconnue. Je croyais qu’il allait me parler, j’en étais persuadée, mais ils passèrent tous deux devant moi et continuèrent sans me voir. Je fus avalée par un état sidéral au comble de son paroxysme. Les autres fantômes taiseux prirent la suite et bientôt je me retrouvai seule sur le sentier, aussi seule que le matin de mon départ à l’aventure. Je ne savais pas si je devais être heureuse d’être toujours là, vivante, ou paniquer absorbée par la nuit noire, face à moi-même.

Quelque chose me frôla, léger subitement. Cela me passait devant le visage telle une nuée de papillons qui virevolteraient tout autour de moi. Je crois que c’étaient bien des papillons. Je distinguai chez eux, ou plus exactement je sentais, de minuscules lueurs orange que je n’avais pas perçues dans un premier temps. Peut-être était-ce une autre couleur ? Dans le noir, c’était difficile à cerner ; il s’agissait plus d’une impression de lumière que de réelles tâches de couleur. Les papillons me firent l’effet de milliers de regards portés sur moi. Flottants. Ethérés. Et sereins.

Ce fut ainsi que je m’évaporai quand je rejoignis le macrocosme invisible devenu le mien. J’étais à présent parvenue au bout du chemin.