Hier encore

— On s’appelle ! lui dit Jules en guise de conclusion au moment où Sonia partait de chez lui. Elle rejoignit sa voiture d’un pas alerte, l’esprit rempli par cette soirée géniale, ravie. Jules était un mec bien, du genre qu’on a une envie tenace de revoir dès qu’on le découvre, qui gagne en effet à être connu tant sa personnalité est attractive. On peut parler de tout avec lui, il est passionnant, il est intéressé autant qu’intéressant, il surprend, il captive, il est intelligent et il vous charme vite au passage alors on se laisse bien sûr porter, on a envie de sourire et de profiter des délices de l’instant présent à ses côtés.

L’esprit repu par les discussions qui s’étaient enchaînées, riches, envoûtantes tel un vin sucré, elle était sortie à la fois légère, portée par l’atmosphère grisante de cette soirée taillée sur mesure, et vannée aussi car déjà l’adrénaline commençait à retomber progressivement tandis que le temps reprenait son cours et qu’elle s’éloignait de ce moment fort.

Jules était seulement un ami mais elle aimait bien se laisser séduire tacitement par ce rapport homme femme qui dégage fatalement toujours plus que ce qui se dit, qu’on le veuille ou non. Elle aimait se laisser emporter par sa personnalité, du moment évidemment qu’il ne dépassait pas les limites à ne pas franchir. Sonia avait un faible pour les beaux parleurs mais elle s’en méfiait.

Sur la route du retour, comme elle reprenait doucement conscience de son quotidien, elle réalisa qu’au cours de la soirée il l’avait emmenée dans son monde avec une aisance déconcertante et elle commençait alors à percevoir jusqu’à quel point elle l’avait laissé la happer dans son univers personnel. Il l’avait emmenée loin, très très loin, et elle avait déjà envie d’autres voyages aussi beaux, elle se disait qu’il fallait qu’ils se revoient sans attendre longtemps car cette rencontre venait de créer une drôle d’impression de manque. Jules était un de ses copains les plus attachants. Egoïstement, il lui arrivait de ressentir parfois qu’il lui manquait un peu mais ils se voyaient régulièrement, cette pensée n’avait pas lieu d’être.

En repensant à cette soirée, elle se surprit de penser que le temps d’un repas elle avait été toute à lui.

« Nous nous aimions le temps d’une chanson… »

Dans l’autoradio, Gainsbourg venait de lui répondre d’une gifle. Non mais de quoi je me mêle ? Peut-être que ça ressemblait un peu à ça, oui mais non, ils n’étaient que copains, un peu tout de même, oui, parce que la force de leur complicité avait eu c’est vrai l’éclat d’une liaison imaginaire en quelque sorte sauf qu’eux, ils en ressortaient libres, légers, pas du tout enchaînés ou quoi que ce soit de ce genre. Passée la stupeur, ce refrain la fit sourire, finalement c’était drôle.

Elle songea que c’était justement le fait de ne rien attendre de son ami Jules qui avait beaucoup contribué à cette grande disponibilité d’esprit flirtant avec ces airs de romance. Elle avait l’impression, peut-être fausse, on n’est jamais sûr, qu’elle n’était pas du tout le genre de femmes que Jules pouvait aimer. Son audace en fait tenait toute en ce détail sinon jamais elle n’aurait lâché prise comme elle venait de le faire chez lui en discutant comme s’ils avaient été aussi proches que deux amants. De plus, Jules avait un an de moins qu’elle, fait anecdotique pour certaines mais pour elle c’était rédhibitoire car elle était incapable de se projeter avec un homme plus jeune, rien que l’idée la débectait. Il lui avait toujours semblé limpide qu’il n’y avait rien entre eux, ce qui surprenait d’ailleurs ses autres amis, sempiternellement soucieux de la caser au plus vite. Non pas qu’elle fût contre le principe de rencontrer quelqu’un mais ce ne serait pas avec Jules. Question d’alchimie. Ses amis ne comprenaient pas, leur réaction de marieuses l’amusait le plus souvent et elle l’agaçait un peu aussi car ça salissait leur relation quelque part.

Environ un mois et demi plus tard, Sonia devait venir pas loin du quartier où Jules travaillait pour une journée de formation, elle lui proposa donc de manger ensemble le midi. Elle ne réussit pas à l’avoir en direct ce jour-là et laissa donc un message sur son portable. La formation n’aurait pas lieu avant dix jours, elle pensait qu’il allait la rappeler d’ici-là, sauf qu’il ne chercha pas à la joindre les jours suivants, pas une fois. Décontenancée, elle fut un peu surprise de prime abord puis carrément froissée car ne serait-ce que par principe de politesse il lui semble que l’on répond toujours à ses amis, qu’on le fait avec plaisir en tout cas quand ils vous invitent à les revoir. Elle ne comprenait pas cette attitude mais décida de ne pas s’en offusquer. Ils se connaissaient trop pour qu’elle le condamne. Et puis ils n’étaient pas mariés, ce n’était qu’une proposition de toute façon, pas un ultimatum. Pas de quoi faire un épisode de soap opera en somme.

Le temps filant, son silence l’interrogea en sous-marin torpilleur puis grignota lentement les résistances passives de sa susceptibilité pour la laisser à mi-chemin entre la blessure qui ne se referme pas et l’apathie. Elle se demandait si elle devait relancer son ami, si ça avait du sens, s’il avait reçu son message, s’il l’avait laissé passer, ce silence ne lui ressemblait pas du tout et ça ne collait pas avec l’affection qu’il lui avait témoignée jusque-là, ce qui était d’autant plus humiliant. Elle avait toujours eu du mal à comprendre les gens qui pensent gris ou qui jouent de faux semblants. Était-ce son cas ? L’avait-elle mal cerné après tout ? Ça ne collait pas, ça faisait plus de deux ans qu’ils se connaissaient, c’était une attitude vraiment bizarre.

Pourtant, insidieusement, le mot « ami » commença à la déranger, il était devenu impropre et elle devint illégitime elle-même. Quand elle appréciait quelqu’un, elle le faisait pleinement, pas à moitié oui, à moitié non, et elle imaginait que pour ceux qu’elle appréciait il en allait de même alors elle se retrouva noyée dans la perplexité. Elle n’osait pas s’avouer à elle-même qu’elle était effarée car elle n’accordait pas facilement sa confiance et quelque part, l’attitude de Jules lui disait, je t’ai eue, tu as une faille, je l’ai trouvée et je vais te faire souffrir maintenant parce que c’est si facile de te faire mal.

Pour sortir de cet état, elle décida le matin du jour J, bien que très mal à l’aise, de laisser un nouveau message sur le portable, in extremis, se disant que c’était déjà un peu tard pour s’organiser mais bon, mieux que de n’avoir pas réagi. Pas de réponse. L’effet fut cinglant.

Les jours passèrent et elle se vit passer par toutes les phases possibles de l’incompréhension, dans l’attente dévorante où elle interprétait comme elle pouvait cette non réponse, doutait d’elle, se trouvant trop exigeante, voire détestable, d’oser prétendre attendre une réponse après la date, à quoi bon, puis à l’inverse s’estimant légitimement vexée car le silence de son ami se révélait cruel.

Les pensées se bousculaient dans son crâne lourd, il n’était peut-être pas le gars qu’elle croyait avoir vu en lui, l’homme qu’elle croyait connaître ne se serait jamais comporté comme un mufle, aucun ami ne lui ferait ça. Peut-être l’avait-elle déçu sans s’en rendre compte ? Le souvenir de cette soirée adorable lui prouvait durement l’inverse. Elle ne comprenait plus rien. À sa connaissance, Jules n’était pas un schizophrène pourtant il n’y avait que deux solutions : ou il était fourbe, ou il l’avait tenue à l’écart de vérités qui remettaient son amitié en cause. Elle ne voyait pas ce que son amitié avait de reprochable ou d’incompatible, la première option lui dévora le cœur. Elle se refusa néanmoins de ternir son image si bien que son rejet resta une énigme douloureuse que seul le temps pourrait un jour mettre à distance.

En effet, elle finit par se laisser gagner par l’envie de tourner la page sans toutefois être capable de vraiment oser le faire de façon concrète car elle sentait bien au fond d’elle l’âme de girouette prête à pardonner au premier signe de vie. Elle devait continuer avec cette brèche, faute d’arriver à faire mieux. Elle accepta donc son état de femme vaincue par une affection à sens unique sur laquelle elle n’avait aucune prise. Elle avait toujours cru que de Jules il ne pouvait émaner qu’un état léger, élévateur, grisant de vie, elle ne pouvait s’empêcher de le voir comme quelqu’un d’attentionné ; il fallut se résoudre à porter ce lourd cadavre d’amitié jusqu’au tombeau.

Et elle se sentit misérable alors en constatant que sans avoir rien vu venir elle avait laissé un simple ami la faire souffrir comme l’aurait fait un amant. L’absence de réponse devenait un acte dégradant. De quel droit ? Elle s’en voulut de ne pas mieux maîtriser sa déception, de ne pas savoir être plus digne. Dans cette situation, Jules la remettait directement en cause en lui faisant comprendre qu’elle ne méritait pas d’explication, qu’elle n’était pas quelqu’un d’assez respectable pour ça, elle le trouva soudain bien lâche et vit toute la laideur se déployer dans ce geste bas. L’amertume prit le dessus. L’ami qu’elle avait trouvé adorable devint un boulet à traîner, celui de la honte de s’être fait trahir.

Au bout d’une douzaine de jours, elle reçut de ses nouvelles dans un mot d’excuses réduites au minimum dans lequel il écrivait qu’il n’était pas disponible ce jour-là et était désolé d’avoir laissé passer trop de temps avant de lui répondre. Expéditif, il ne proposait rien d’autre. Il n’avait pas cherché à l’appeler, c’était formel, peut-être sincère, peut-être gêné d’ailleurs. Et alors ? Le mal était fait. Elle ne vit pas l’intérêt de poursuivre ce marché de dupes.

Mais ce fut bien elle qui l’appela deux mois plus tard parce que Jules n’avait aucune raison de lui avoir répondu à retardement à moins de ne pas avoir envie de couper le contact. Parce qu’elle avait horreur d’être enfermée dans le passé, surtout si cette cage était fondée sur des non-dits. Parce que son affection était intacte. Parce qu’un ami qu’elle a choisi ne peut être un salaud. Parce qu’elle se souvient surtout de ce qui est beau et que ça supplantera toujours ce qui est laid. Parce qu’elle est légère et croit à l’improbable. Parce qu’appeler son ami n’était pas un acte héroïque mais simple. Parce que Jules, d’une voix émue, lui avoua doucement ce jour-là qu’il était soulagé qu’elle elle l’ait osé enfin, faisant de ce dernier mot une trahison merveilleuse.

Parce qu’elle aurait pu aussi ne pas le faire.

2 réflexions sur « Hier encore »

Laisser un commentaire