À ma mère qu’il faudrait peut-être
que j’appelle un jour maman.
Je dois d’abord estourbir un certain Œdipe.
Jeune, je me souviens que j’ai failli commettre le crime parfait mais ma mère a un cœur sacrément coriace.
Adolescente, je m’étais fait le plaisir déraisonnable d’acheter à la boutique de farces et attrapes une grande araignée en plastique. L’horrible bestiole s’avéra à la hauteur de mes espérances : elle faisait plus de 30 cm d’envergure. Immonde. Ses pattes flasques se déployaient comme de longs tentacules qui, par souci de réalisme, étaient hérissés de poils et relevés de quelques points jaunes, rouges ou blancs aux articulations pour signifier son degré de venimosité. La chose invertébrée était terrifiante, elle était parfaite, elle ne démériterait pas.
Au cours des semaines qui ont suivi, cela va de soi, elle attaqua par surprise mes frères, trop peu réceptifs au demeurant, et ma mère, qui fut bien meilleur public si l’on se fie au volume sonore de ses protestations.
« Ah, pas ça ! Mais dégage-moi cette horreur ! »
J’étais aux anges. Surtout quand cette dernière prenait soin d’ajouter avec dégoût :
« Au secours, je ne peux pas la toucher… Débarrasse-moi de ça, viiiite ! Pitié ! »
Oui, j’étais ravie, j’en avais pour mon argent.
Mais la question s’est vite posée de savoir où ranger la bête. Ai-je oublié de préciser que, à l’instar de chacun des membres de ma famille, j’ai la phobie des araignées ? Celle-ci avait beau être inerte, enfin je veux plutôt dire fausse, ce serait mieux, elle était énorme et, de ce fait, particulièrement impressionnante, pour moi aussi. Alors pas sous mon lit avec les loups qui y venaient encore la nuit tombée, rarement, mais ça leur arrivait encore et je n’aimais pas du tout les entendre remuer contre le sommier. Pas non plus dans mon placard dont je ne supportais pas de laisser les portes bâiller. Sait-on jamais ce que peut renfermer un placard quand on éteint sa lampe de chevet ? En plus des portes, leurs fonds s’ouvrent aussi parfois et… Là n’est pas le problème, où quelle fût, mon araignée incarnait une source de cauchemar mais il me fallait bien lui trouver une place pourtant car personne n’en voulait. J’avais demandé à tout hasard. Finalement, c’était mieux que mes frères aient refusé de la prendre car Dieu sait comment ils se seraient ensuite amusés avec elle pour me persécuter. Ils adoraient me faire pleurer. Étant la plus petite, à deux contre un, j’étais une proie facile faut dire.
Elle s’avérait un peu encombrante cette araignée, tout bien réfléchi, dans le noir, seule à seule…
Et puis le souvenir d’un tableau d’Odilon Redon vint me menacer. Mon araignée ne souriait pas, elle, elle n’avait pas fines dents pointues, mais les deux créatures venaient du même univers, c’est certain. Elles se connaissaient, j’en suis sûre. J’aurais dû probablement aussi m’abstenir de regarder la cassette du remake de The thing par Carpenter, en voulant jouer aux grandes aux côtés de mes frères. Les protagonistes, dont le nombre réduit progressivement en cours d’histoire, perdus quelque part en Antarctique, font face à leurs peurs profondes : l’un d’eux a ainsi droit à la vision d’une tête qui roule au sol et dont de longues pattes noires ne tardent pas à sortir, avant d’emmener la chose se promener on ne sait où dans les recoins du refuge. Vraiment, je n’aurais pas dû regarder ce film.
Depuis le fond de mon lit, bien que blottie dans ma couette, j’étais terrorisée. J’étais peut-être un peu également sous l’influence du monde monstrueux de Lovecraft dont j’avais récemment dévoré le recueil Je suis d’ailleurs, avec ses goules, ses marécages maléfiques, son indicible terreur. Un mélange de tout ça, je pense, m’empêcha de parvenir à oublier où se trouvait l’infâme chose noire qui palpitait bruyamment dans l’obscurité de ma chambre. Ainsi, chaque nuit, je me décomposais devant mon araignée molle. J’avais beau me répéter que ce n’était qu’un morceau de plastique moulé, elle me fichait les ch’tons et il n’était pas question que je sorte la tête pour vérifier si elle avait bougé ou non.
« Moi aussi, je suis d’ailleurs… » ai-je presque cru l’entendre me dire une fois. Je ne suis pas sûre. Je l’ai sûrement rêvé.
Certes j’avais acheté une magnifique araignée mais je compris vite que c’était plutôt l’araignée qui m’avait acquise : fascinée, je ne pouvais m’en séparer mais terrifiée, je rêvais tout au fond de moi qu’on m’en délivre. Dans les semaines qui suivirent l’achat, aucun sauveur ne pointa le bout de son nez. Dommage !
Il y eut toutefois un incident favorable car un jour -je ne jouais jamais de nuit avec mon araignée- je décidai de sortir la chose pour faire une bonne farce à ma mère. En bon stratège, j’avais d’abord observé minutieusement tous ses faits et gestes. Elle venait de mettre le fer à chauffer sur la planche à repasser dans la salle à manger et était partie rechercher le bac de linge fripé resté sur le lave-linge. C’était le moment de passer à l’action. J’étalai délicatement la bestiole sur la planche. (Plus de six pattes, ce n’est pas un « insecte » mais c’est quoi ? Un truc qui fait bande à part…) J’attendis comme il se doit, tapie sous la grande table en bois, le retour de ma mère et sa réaction évidente.
Ma victime revint assez vite sur place, les bras chargés de vêtements propres empilés, et ne réalisa pas aussitôt le changement. J’attendais toujours. Elle allait attraper le fer quand, avec un hurlement strident, elle s’emmêla brusquement dans un fatras de gesticulations incontrôlables qui eut pour conséquence de faire voltiger ledit fer. Ce dernier s’écrasa sur le carrelage dans un fracas de mauvais augure qui ne me laissa aucun doute sur la punition qui m’attendait après l’impact. La casse lui remit très vite le myocarde en place et l’araignée, à côté des colères de ma mère, c’était de la gniotte ! Merde, elle allait me le faire payer cher…
En tant que petite dernière de la fratrie, il ne me restait qu’une solution d’éviction : éclater en sanglots et présenter des excuses chouineuses en sortant le grand jeu, hoquet, bégaiement, propos inintelligibles, soubresauts, regard dirigé vers le sol mais en évitant bien de regarder l’éclat mat du carrelage -quand même pas mal impacté je reconnais-, et bien sûr laisser s’écouler toute la morve de survie possible pour éviter la claque à venir. Ma mère fut inflexible.
Une fois giflée en bonne et due forme, je partis, comme d’habitude ruminer ma rancœur dans ma chambre pendant des heures pour pester tranquille contre ce parent au cœur très résistant qui ne m’aimait pas et qui m’aurait laissée crever la gueule ouverte dans ce monde où personne ne m’aimait, putain de bordel de merde, fait chier. Je crois que c’est fidèle à ce que je disais à l’époque dans mes grands moments de philosophie métaphysique d’ado. Stratégie pourrie, je n’ai jamais obtenu la moindre once d’indulgence avec cette technique d’argumentation ! C’est vrai qu’avec le recul, je trouve que c’était assez mauvais comme devise défensive. Surtout si personne ne vous écoute.
Puis l’ultimatum tomba. Je devais me séparer de l’araignée sur le champ et de façon radicale. Compris ? Dépitée, bien que secrètement soulagée par cette décision opportune, je dénichai une boite à gâteaux carrée, en fer blanc, suffisamment grande pour y enterrer ma pauvre bête. Ce serait là un tombeau digne et confortable sauf que je ne me résolus pas à aller jusqu’au bout du geste attendu, à savoir jeter le cercueil dans la fosse à ordures, soit la poubelle du garage, celle qui était jugée suffisamment loin des badauds éventuels de la maisonnée. Je préférai donner l’exil à ma créature, à la façon de l’homme au masque de fer. Si elle était loin de tous, chacun finirait bien par l’oublier mon araignée. Je rangeai donc la boite tout au fond du garage, dans un recoin mal éclairé, entre deux piles de vieilles revues archivées qu’on ne délogerait jamais de leur empilement poussiéreux. Elle y serait tranquille, personne ne venait jamais s’aventurer par-là, trop sale, trop sombre, trop de toiles d’araignées aussi, c’était bien l’endroit idéal pour l’enterrer.
Et douze ans plus tard, ma mère me raconta qu’elle avait fait un peu de tri dans le garage pendant l’été…
Horreur pure, vision de cauchemar absolu, surgie des terreurs les plus primaires ! Ma mère a cru mourir de peur en ouvrant la boite-enfer. Évidemment, elle m’a jeté mon araignée à la poubelle aussi sec, à titre de châtiment, sans se soucier de demander mon avis préalable.
C’est horrible à dire mais, sincèrement, je suis tellement soulagée de ne pas avoir été à sa place et de ne pas être morte, moi, à cause d’une araignée en plastique que je ris encore de ma peur rétrospective sans montrer la moindre once de compassion pour ma mère. Elle a survécu après tout. Elle est nettement plus solide que moi face aux araignées. Sans le savoir, elle m’a sauvé la vie ce jour-là parce que moi, je le sais, c’est évident, j’aurais cané sur le champ dans le fond du garage, parmi toutes les vraies araignées qui y ont élu domicile, grosses, velues, à l’abdomen juteux. Et on aurait mis du temps avant de me retrouver gisante dans ce coin lugubre parce que je n’y vais jamais seule, moi, il me fait trop peur.
C’est bon d’avoir une maman. C’est pratique.
J ai bien vécu l histoire!!!… en fait ..j étais dedans…j ai tout vu …tout entendu… j y ai vu une petite pièce de théatre.. envole toi Valérie…tu es formidable.
Merciiiiii!
Cruellement drôle ou drôlement cruel ! Bravo !
Merci Céline. Tu ne devrais pas me dire bravo, voyons, je vais être tentée de continuer sur cette mauvaise pente or bientôt les fêtes. Connaissant ma mère, ça sent le sapin pour moi à moins qu’elle ne me rejoue la scène du “Père Noël est une ordure” avec son fer à repasser. J’te dirai. Si j’ai survécu.
J’ aime beaucoup les araignées, c’est un animal affectueux doux et délicat!! c’est un véritable plaisir de la sentir se déplacer lentement sur sa main surtout si c’est une mygale, d’ailleurs si l’on ne fait pas de grands mouvements on ne risque pas grand chose.
Un mygale? Ta main? Toi? Mama mia! C’est quoi ce courant d’air glacé qui me traverse le dos tout à coup? Cela aurait pu être pire: j’aurais pu en plus être un homme. Ah, bénie soit cette merveilleuse et pertinente habitude de nous faire la bise pour nous dire bonjour mon Jean-Michel!
Cré bin diou la Valérie ! j’crois ben qu’j’vais plus ouvrir de boites en fer dans not’ garage ! moi j’les laisse gentiment gambiller… Tant qu’elles n’sont point dans not’maison. Bin diou !!
Quelle douce prose
Ma belle Mariane,
Quand personne n’ose
V’là que tu t’pavanes.
Pardi la Marie,
Elle a point d’phobie!