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Aimer la vie pleinement, ça doit bien être possible ? Je vous entends m’opposer que vous souffrez, que le monde va mal, que nous avons bouffé nos ressources, asphyxié les poumons de notre mère, que l’obsolescence de l’espèce humaine est programmée et que l’orange bleue partira avec nous, pressée jusqu’à l’écorce, blette avant d’avoir pu profiter de sa jeunesse. Nous ? Comment vous permettez-vous de m’associer à votre œuvre ? Folie !
Vous devriez vous apercevoir que vous vous adressez à une entité qui n’a pas à vous assumer. Est-ce bien la conversation que vous voulez tenir avec moi ? Attendez-vous que je réponde sur le même ton ? Ah ma bonne dame, mon pauvre monsieur, vous avez raison, vous allez tous crever jusqu’au dernier ! C’est écrit en bas du contrat, vous le savez comme moi. Pourquoi s’indigner ? Et faudra-t-il nécessairement que je vous agresse pour que vous m’entendiez ? Je n’ai pas du tout envie de vous ressembler, quelle que soit la profondeur de ma peine. Que vous a-t-il pris de raccourcir mon règne, d’en rompre l’équilibre et de souhaiter le condamner à une longue agonie après votre passage ? Que vous ai-je fait pour que vous m’en vouliez à ce point ?
Qui pensez-vous être pour récriminer comme vous le faites ? Vous croyez-vous légitimes pour venir vous plaindre comme s’il y avait un service après-vente ? Quel barouf ! Quel envahissement ! Sur mon dos, chez moi ? Et vous vous voudriez trouver le moyen que je supporte vos agissements quelques milliers d’années supplémentaires ? Pour le bien de qui ? Le vôtre uniquement, n’est-ce pas ?
Veuillez cesser de croire que c’est à moi de vous apporter la solution. Je ne vous dois rien. Réfléchissez-y car je vous ai accueillis sans rien attendre en retour et n’entends que jérémiades ou pleurs quand ce ne sont pas des guerres et des meurtres qui me polluent tout aussi sûrement que les déchets dont vous gratifiez mes sols. Trucidez-vous à loisir si vous ne savez faire autrement et enfouissez vos rebuts jusqu’à implosion si ça vous chante mais il serait plus pertinent d’avoir en tête que je ne viendrai pas gérer votre chaos.
Comprendrez-vous un jour le ridicule de votre lamentation à l’échelle d’un monde qui ne fait que vous voir passer ? Après tout, pleurez et énervez-vous si ça peut vous faire du bien mais ayez la politesse de ne pas ignorer la réponse que je vous adresse sans relâche. Vous me blessez.
Car je suis plus présente que jamais. Je vous hurle ma rage de vivre depuis les premiers jours de votre colonisation et vous offre cette foi par tous les moyens à ma disposition, à chacun de vous, sans distinction au mérite, sans me soucier aucunement de votre reconnaissance. Parce que je m’en contrefiche. Moi, je vous montre la voie. Vous devriez m’écouter. Et me laisser être celle que je suis. Cessez de m’écorchez vive, vous plierez avant moi.
Vos cacophonies ne me détourneront pas du chant des cours d’eau qui sillonnent les vallons ni des symphonies offertes par ces oiseaux que vous avez bien été aimables d’épargner. Je recouvrirai de lianes serpentines, libres et folles, vos constructions en béton « armé » quand vous ne serez plus qu’un lointain souvenir. J’effacerai derrière vous les traces éphémères d’êtres qui se sont voués un culte à eux-mêmes, non pas par rancune mais parce que, simplement, entendez-le enfin, rien n’est éternel. Sans connaître la lassitude qui semble vous ronger chacun à votre manière, je continuerai, moi, de me dissoudre dans le bruissement des arbres qui ont en eux plusieurs siècles d’histoire à me raconter au creux de l’oreille. Je viendrai chaque jour m’évaporer dans les particules de nuages et m’étirer comme vous vous éveillez en tendant les bras autour de votre tête avant que celle-ci ne s’emplisse à nouveau d’infernales doléances. Je serai joyeuse, futile, pourquoi pas indomptable, et j’apparaîtrai dans le ciel sous des formes inconstantes au gré de mes lubies, pour me surprendre moi-même à reconnaître ce que mes rêveries se plairont à y contempler. Je viendrai tantôt consoler le ciel d’un gros chagrin fracassant avant que lui et moi n’éclations ensemble de rire et ne fusionnions en un soleil en gloire pour inviter ceux d’en bas à nous rejoindre dans cet éblouissement. Ou peut-être préfèrerai-je me consumer sur les flots ardents d’une mer sanglante qui aveuglera la rive de son horizon tremblant ? Par espièglerie, je me ferai le plaisir d’aller encore et toujours taquiner la faune avec qui j’aime tant danser sous la lumière opalescente de la lune. Je jouerai avec les animaux, les ferai sursauter d’un craquement de feuilles sèches. Viens, c’est toi le loup ! Et de grimper de branche en branche, parfois jusqu’aux cimes, pour y poursuivre les plus vifs et fragiles d’entre eux, petites créatures au panache roux, partis me cacher leurs secrets de polichinelle sous l’écorce brune. Au matin, dans le déchirement des brumes, je m’échapperai d’un nid de brindilles en compagnie d’un juvénile se sentant désormais à l’étroit auprès de sa fratrie. Nous migrerons alors vers des contrées chaudes en comptant jusqu’à cent puis je me poserai auprès d’une grande et massive famille de buffles avec qui je partagerai un repas offert par l’immensité des plaines herbeuses. Poussant plus loin une autre fois, je me laisserai aller à la mélancolie, si petite face au titan canyon qui fera ricocher une lugubre sérénade depuis la gorge d’un coyote esseulé aux touffes de poils en bataille. Je noierai ma tristesse en plongeant au plus profond d’une de mes atlantides pour m’y m’étourdir de silence et être bercée par des forêts d’algues, bohémiennes aux hanches hypnotiques. Là, peut-être parviendrai-je à oublier les tumeurs qui fissurent mes entrailles.
Vous possédez en vous-mêmes des beautés bien plus grandes que celles que je vous offre. Je vous envie, le saviez-vous, mais il ne m’est pas venu à l’esprit de vous en déposséder. Si la capacité à sentir le monde jusque dans votre corps, à rire, à partager, à aimer ne vous suffit pas, en plus du souffle de vie qui vous anime, rien ne peut vous sauver. Ma peine est grande de savoir que vous allez vous éteindre, quand bien même vous vous êtes comportés en êtres inconscients et ingrats. Au fond, peut-être n’étiez-vous que des enfants vous aussi…
Je trouve ce texte magnifique !
Tu ne peux me faire plus plaisir, Céline, car tu viens me rassurer sur un texte que j’avais peur d’avoir raté en l’investissant sous cette forme. Merci mon petit soleil !
C’est sincère, je suis séduite tant par la forme que par le contenu !
Je suis comblée de bonheur alors.