Négociations au sommet

(Temps de lecture: 3 mn)

— Que me vaut ta visite, Anna ?
— Une rallonge.

Le sourire du vénérable s’assombrit aussitôt et elle vit ce dernier se rabougrir de dépit dans son fauteuil.

— Allons bon, toi aussi ma fille !

Clair que le patriarche était déçu au plus profond de son bas de laine.

— Je veux une rallonge en échange des bons et loyaux services rendus à votre sérénissime majesté.

Un silence empli de recueillement confirma à la « doléante » qu’elle en faisait trop. Elle rectifia prestement :

— À votre noble mission.

Le bougre qui avait parfaitement saisi la teneur de la demande la laissait néanmoins s’empêtrer sans manifester le moindre stigmate émotif. Qu’à cela ne tienne, quand on n’a plus rien à perdre, on se trouve des énergies de lionne :

— Comprenez bien, je ne suis nullement une ingrate et vous avez ma plus sincère reconnaissance pour vos bonnes œuvres mais… comment dire ? Je crois que je mérite mieux.
— C’est important de croire, Anna.

Est-ce qu’il se payait sa tête ou bien cette réflexion était-elle seulement un réflexe pavlovien imputable à un rite ancestral qui lui collait à l’âme ?

— Anna, on ne négocie pas la vie comme des marchands du temple, se fâcha Sa Divinité Absolue. D’ailleurs, la seule monnaie qui ait cours ici haut est la bienveillance ou le rayonnement d’amour. C’est amplement suffisant à titre de salaire.

Anna se mordit la langue pour ne pas dénoncer sur le champ élyséen ses petits camarades, une belle bande d’hypocrites ceux-là, plus obséquieux les uns que les autres devant le Chef Suprême mais vicieux comme pas permis dès qu’il avait l’esprit tourné. Amour et bienveillance mon cul !

— Voyons, Anna, tu sais que ta demande n’est pas sage. Que veux-tu de plus ? Ne vois-tu pas que tout le monde t’adore ? J’en serais presque jaloux. Réalise que tu jouis d’une aura sans pareille au sein des saints.
— J’ai une préférence pour les martyrs encore vivants, osa-t-elle clamer dans sa lancée revendicative.
— Justement, n’en as-tu pas assez subi toi-même en ces neuf vies déjà expérimentées dans la matière ?

Anna manqua de s’étouffer devant l’indécence de la remarque.

— C’est exactement ce qui motive ma requête !

Elle ravalait avec quelque peine la rage de son indignation devant l’injustice.

— Comment ça ? s’enquit le Divin.
— Alors, excusez du peu, sur neuf incarnations, j’ai été éviscérée par des barbares normands, brûlée vive sur un bûcher parce qu’on m’a confondue avec ma voisine, jetée encore vivante dans un charnier aux premiers signes de peste bubonique, écrasée comme une carpette sous le toit de la cathédrale de Beauvais, décapitée par mon époux Gilles de Rais dont je ne vous précise pas les mœurs dépravées, gazée en tenue d’Ève à Birkenau, éparpillée aux quatre vents du Mont Saint Odile après une erreur de pilotage -c’est joli en vue aérienne mais quand même- et, histoire de garder une certaine unité, j’avais eu aussi droit fin XIXe à inaugurer une petite maladie de Charcot que j’ai sentie passer. Merci bien !
— Ça fait huit…
— Ouais, je passe sur la syphilis, il n’y avait pas que du mauvais dans cette vie-là.

Le Saint Patron s’empourpra. Il préféra ne pas commenter.

— Bref, si vous pouviez me donner ne serait-ce qu’une vie correcte, une fois, une seule, vous recevriez l’assurance de ma plus haute considération.

Le Créateur cogitait avec intensité son argumentaire mais force était de reconnaître devant l’énumération d’un si sinistre karma qu’il avait peut-être abusé des bonnes grâces de sa fidèle en la soumettant à tant de souffrances.

Il tenta un timide :

— Neuf vies tout de même, ce n’est pas rien. C’est la preuve que je t’aime beaucoup.

Une moue éloquente l’informa immédiatement sur le fond de la pensée d’Anna.

— « Marchands du temple » vous disiez, hein ? Ma demande n’est pas négociable : je veux une nouvelle vie !

Dans son emportement, elle réveilla un angelot qui manqua de tomber du nuage permanent qui lui servait de hamac. Il regarda Dieu interloqué et décida qu’il valait mieux aller se rendormir ailleurs.

— Anna, pense à quelle élévation tu as pu atteindre de par ces expériences hors du commun des… hors du commun. C’est merveilleux ! Peu de personnes accèdent à un tel éveil spirituel.
— M’en fiche !

Le Divin soupira. Il était sincère en lui disant qu’il l’aimait beaucoup. Fort rares étaient ceux à qui il avait octroyé plus d’une incarnation terrestre. Alors neuf ! Pour tout avouer, ce n’était pas de récidiver l’expérience qui le retenait mais le fait de se retrouver séparé, le temps d’une vie humaine, d’une si belle âme pour laquelle il accusait un gros faible. Mais la voir le fixer du regard avec une attente remplie d’espoir brisa la glace des réticences du dieu clément et miséricordieux.

— Tu es sûre de toi Anna ?
— Oui.
— Ignition !

Et Anna l’évaporée, l’âme céleste chouchou du Seigneur, entra derechef, pour la dixième fois, dans la matière vagissante d’un nourrisson tout rougeaud qui hurlait sa mère au cœur de vocalises suraiguës, gesticulant sur les eaux usées d’un placenta percé.

 


NDA: Cette histoire participe au concours Nouvelles renaissance(s) dont le thème est “renaître”, sur Short édition.

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