Tous les deux sur un trapèze

(Temps de lecture: 8 mn)

Ce jour-là, un qui était plus dur que les autres peut-être, quoique, il traînait ça depuis toujours au fond de lui, Gilles décida d’affronter le précipice. Il se retrouvait donc à présent face à la sonnette d’entrée, hésitant à appuyer ou non, à activer le glas de son existence si la porte n’ouvrait pas au final sur l’Eden espéré, raide comme un piquet devant l’appartement de Nina. Il se sentait inhibé jusque dans son ego par l’effet pervers des doutes en effervescence, à se demander même ce qui l’avait poussé à venir se fourrer dans un tel piège à rats, encore une idée à la con dont il avait maintes fois éprouvé le talent renouvelé mais, perdu pour perdu, il voulait cesser de miser sur l’impair et manque et enfin oser le tout pour le tout pour récupérer la femme, la bonne, la vraie de vraie cette fois, celle qu’il n’avait pas reconnue tout d’abord.

— Pourquoi est-ce que je m’inflige ça, encore ?

La pensée fulgurante lui balança au passage une petite charge électrique d’adrénaline tandis que son bras droit se levait et que l’index enfonçait ce satané bouton hypnotique. Et merde ! Son corps l’avait pris en traître. Il ne pourrait plus compter sur lui et, abandonné une fois de plus comme si c’était inscrit dans son ADN, Gilles regarda le ciel au nom d’une superstition qui lui disait, dans les coups désespérés, que quelque chose de supérieur là-haut veillait forcément à l’ordre de l’univers, et a minima sur son parcours terrestre. Bull shit ! Sa vie n’était qu’une succession de déceptions cuisantes. Mais sait-on jamais ? Et ça ne coûte rien d’essayer…

Quelqu’un s’activait de l’autre côté de la paroi. En lui aussi, ça pulsait à grands coups de boutoir contre celle de son myocarde. Il prit conscience soudain qu’il était resté en apnée depuis un moment et s’avisa de respirer profondément, imitant le maître yogi dont il avait suivi quelques vidéos dernièrement sur Youtube : on gonfle le ventre, on maintient puis on lâche la toxicité accumulée dans une longue expiration. Il croisait les doigts pour ne pas mourir avant d’avoir tenté sa dernière chance ni laisser non plus derrière lui l’image d’un pauvre loser mort d’asphyxie sur le paillasson en paille de noix de coco. Sa belle n’apprécierait pas.

— Je fais une énorme connerie, eut-il tout juste le temps de se glisser dans le crâne avant que le bruit caractéristique d’un tour de clé ne vienne l’électriser tout entier.

La porte pivota sur l’axe, laissant découvrir son corps tétanisé en attente de verdict.

— …
— 

Gilles se sentait incapable de dire quoi que ce soit pour crever la lourdeur de ce double silence. Il fallait pourtant qu’il justifie le raccourci brutal qu’il venait de donner aux 500 kilomètres qui les séparaient elle et lui avant que le regard émeraude de Nina ne puisse s’écarquiller avec une candeur charmante sur cette indéniable présence en chair et en os, massive et inhibée, cette carcasse d’éléphant en transe devant une petite souris délicate.

— Et on fait quoi maintenant ? demanda la souris en question.

Sans bonjour, ni surprise, l’invitation mi-amusée, mi-tranchoir de guillotine planait sur la tête de Gilles resté paralysé. Nina venait de devenir Méduse.

— Je voulais te parler, fut tout ce qu’il put sortir de ses lèvres en voie de pétrification.

Il se faisait violence pour effacer ce cauchemar, qui l’avait saisi d’effroi la veille, dans lequel, après qu’il eut déposé dans sa main son cœur palpitant, elle lui répondait : « Qu’est-ce tu veux que je foute de ça ? » avant de le comprimer à l’en faire exploser de sang et de le jeter le plus loin possible, dégoûtée.

Dans la réalité, l’objet de son tendre amour se contenta de souffler sans ménagement, certainement agacée d’être forcée à gérer aussi les états d’âme de Gilles. Il est vrai que Nina n’aimait pas qu’on l’oblige à sourire quand ça la faisait chier, elle avait toujours été d’une franchise sans compromission, et là, il venait clairement de l’obliger à être reconnaissante du trajet parcouru, si romantique, si attendrissant, par un mec prêt à lui faire une déclaration enflammée un genou au sol si elle le voulait, malgré l’oubli stratégique du bouquet de roses rouges et du cheval blanc, bref par tout ce que laissait suggérer sa venue décidée ce matin-là comme une envie de pisser. Il serait encore moins probable qu’elle se montre un peu compatissante vu qu’il l’avait abandonnée à sa douleur pendant des mois, dix-neuf. La démarche prenait au final la tournure d’un sale chantage affectif. Il faisait ça pour lui. Dégage ! Gilles s’égarait avec un certain raffinement sadique dans l’analyse de ce que pouvait penser de lui Nina, construisant à sa place des scénarii subliminaux de séries B, dopées de ces anti-héros asociaux, voire sociopathes, qui avaient envahi le marché depuis le milieu de la dernière décennie.

Cependant le regard doux et patient de Nina, plutôt insolite, lui rétorquait qu’il pouvait remballer son imagination mélodramatique.

Savait-elle seulement qu’elle rayonnait, Nina ? Elle ressemblait à une madone, calme, apaisante, prête à offrir ses bras ou à bénir le pénitent, le sex-appeal en plus. Il avait oublié qu’elle était si lumineuse… et qu’elle lui faisait de l’effet, quoiqu’il ait prétendu. Il s’était attendu à subir un savon historique, à une cataracte de larmes sinon, ou à une bouche-bée clouée par la sidération, soit à quelque chose ressemblant à une crise, aucunement à cette douceur auréolée de grâce. Lui avait-elle pardonnée ou n’en avait-elle plus rien à fiche de lui ?

Il comprit que peut-être il se plantait dans ses pronostics. Les phrases qu’il avait prérédigées dans sa tête ne tenaient pas la distance parcourue. Il était donc impératif d’agir différemment ; il devenait évident qu’il devait même surprendre Nina, assez pour atteindre ce moment où sa méfiance commencerait à vaciller et qu’elle en oublierait jusqu’à la légitimité de ses rancœurs envers les actes rédhibitoires dont il avait fini par avoir honte lui-même un soir d’effondrement vertigineux. S’il voulait qu’elle lui ouvre son cœur, il devait briller tout comme elle ! La mission lui sciait les jambes mais il savait pertinemment qu’aucun violon ne servirait de paravent préalable. Il devait trouver comment briller immédiatement.

Pendant ces derniers mois de séparation, Nina avait changé, lui aussi, et ses sentiments avaient fini par venir percer en lui la couche de déni qu’il lui avait opposé en prétendant faire d’elle de l’histoire ancienne, enterrée, loin. L’émotion était entrée en lui avec force et rage, en hussard qui fait voler la porte de la cabane en bois. Une illumination qui avait donné alors sens à toutes ses peurs, qui avait expliqué pourquoi le bunker qu’il avait construit au long de sa vie ne l’avait protégé en définitive d’aucune catastrophe émotionnelle, qui avait aussi éclairé ce changement de personnalité inexplicable qu’il avait eu envers elle, elle seule, elle uniquement, plus durement que si elle avait été sa pire ennemie, dur, froid, constamment sur la défensive, en fuite, pressé de couper court à toute tentative de réconciliation entre elle et lui, comme si l’explosion était imminente et qu’il fallait aller vite aux abris. Il s’était cru vigilant envers d’inévitables coups à recevoir s’il baissait la garde.

Ce jour-là, en un éclair, il avait mis le doigt sur ce qui le poussait depuis toujours à enchaîner les déboires amoureux. Son instinct de protection l’avait amené à se couper de toute atteinte profonde. Il s’était rôdé, blessure après blessure, à cette façon d’aimer artificielle, tout en retenue, en bon cœur d’artichaut increvable qui ne peut se résoudre à faire ami-amie quand son corps bouillonnait d’amour à donner, plus avide encore d’en recevoir. Quand il échouait à nouveau, il savait gérer : n’en parlons plus ! Il pensait contrôler la situation, s’épargner, quand il ne faisait que renforcer l’impact durablement.

Nina savait cela. Elle l’avait d’ailleurs vu faire passer un casting de compatibilité et tester sur la candidate élue son pouvoir de séduction, prendre soin de ne pas mettre en état de fragilité sa carapace, jouer le caméléon transi qu’on attendait de lui afin d’être aimé… « Une femme a besoin d’être câlinée », lui avait-il expliqué comme s’il avait percé le secret des femmes. Et lui ? En étant exactement ce qu’on attendait de lui, il ne doutait pas qu’il s’épuisait à nourrir un puits sans fond, reflet du sien, constamment asséché par ses bons soins zélés. Nina ne lui avait rien confié de ce qu’elle voyait. Il était heureux dans ce temps imparti pour croire à sa comédie…

Échec après échec, il avait tenu si longtemps qu’il avait acquis la certitude que, de toutes façons, il n’existait pas d’amours heureuses sinon dans les films ou les livres. Alors pourquoi l’espérer vainement ? Il se contentait raisonnablement de ce qui venait à lui, ersatz compris. Ça s’effondrait puis il remettait ça, mu par une solitude dévorante, esclave fidèle de sa dépendance affective.

Oui, Nina savait tout cela.

Ce fut quelques jours avant que l’idée de prendre sa voiture pour rejoindre Nina chez elle ne lui envahisse l’esprit que Gilles avait pris enfin conscience qu’il avait rejeté Nina parce qu’elle s’approchait trop près son cœur. Les apparences étaient sauves, il s’était rassuré : il ne s’était rien passé, il ne lui avait rien promis et surtout, il ne lui avait absolument rien avoué.

Elle, si. Par conséquent, il avait évincé le problème d’une pirouette, en lui faisant la morale, l’assurant d’être toujours là pour elle puis il avait aménagé sa parole par un silence radio plus déontologique dans ce genre de cas de figure. Sinon, ça remonte à la surface.

Il suffisait de voir présentement la tête que Gilles faisait pour que Nina entende le cœur de ce dernier se débattre dans les tenailles du passé, englué dans un magma de peurs, de doutes, de projections qui lui appartenaient et dont lui seul avait la clé pour s’extirper. Elle se jura qu’elle ne l’aiderait pas, ayant appris à ses dépens qu’il n’y avait rien d’égoïste, mais vraiment rien, à se faire passer elle avant la douleur qu’elle percevait chez les autres. Elle avait d’ailleurs déjà eu à regretter d’avoir dû prendre la défense de Gilles quand leurs proches avaient jugé son comportement à bases de formules toutes prêtes très cassantes. Elle s’était tue, les jugements n’étaient pas son truc et ils ne lui remontraient pas le moral.

— Rassure-moi, tu comptes agir à un moment ? s’inquiéta Nina.

Non. Non parce qu’il ne savait fichtrement plus par quoi commencer. Il ne savait plus rien.

Un drôle de truc se passa alors, quelque chose de surréaliste : Nina lui ouvrait grand ses bras et lui souriait, mater dolorosa, dans l’attitude du pardon, celui qu’il n’avait pas réussi à s’accorder. Ce geste impensable, sacré, le lavait sur le champ de ses péchés et lui rendait sa splendeur immaculée.

Il se lova au creux de ses bras. Alors le monde s’effaça autour d’eux, assourdi par l’intensité de l’émotion qui les traversait tous les deux tandis que l’univers créait un « nous » affranchi du temps, du vécu, des réticences et des douleurs. Dieu ce qu’il était doux d’être ainsi protégé ! Tout était enfin calme et suave, dans sa pureté originelle. Jamais il n’aurait pensé pouvoir devenir si facilement invulnérable.

Il craignit soudain que ce ne fût qu’une vision et que Nina ne se dissolve sous ses yeux. Pire, un jeu. Une résurgence de ses séquelles le gagnait :

« On dirait qu’on sait lire sur les lèvres,
Et que l’on tient tous les deux sur un trapèze
On dirait que sans les poings on est toujours aussi balèzes
Et que les fenêtres nous apaisent. »*

Pourtant il ne fut pas étonné lorsque Nina répondit à sa pensée sans même ouvrir les lèvres :

— Tout est là, tu sais. Ce rêve que tu portes en toi depuis toujours… il attendait que tu y croies. 

 


*« Sur un trapèze », interprète Alain Bashung / auteur Gaëtan Roussel

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