Le doute

Lucie était en ville pour récupérer un toner d’encre jaune. La bonne volonté de son imprimante s’était figée la veille. Elle devait ramener une offrande pour contenter sa divinité contrariée.

En remontant les rues du centre, sur un passage piéton, elle croisa un homme qui lui dit bonjour avec enthousiasme comme s’il la reconnaissait. Elle lui répondit de la même manière, amusée de cette méprise, et traversa le petit pont pour s’enfoncer vers le quartier pavé.

En approchant de l’église dont les portes étaient grand ouvert sur la rue ce jour-là bien qu’il n’y eût pas de cérémonie, elle dépassa un homme qui avançait laborieusement en s’appuyant de tout son poids sur sa canne. Avancer sur les pavés était une épreuve et elle compatissait.

Au moment où son visage fut à sa hauteur, l’homme lui dit bonjour comme si lui aussi la connaissait. Il avait la cinquantaine et la peau noire. De cet âge, elle n’en connaissait pas tant que ça… Non, celui-là non plus, elle ne le connaissait pas. Pas du tout. Elle en était sûre.

Une impression de bizarrerie l’envahit pourtant. Deux fois ? C’était drôle en soi. Elle sentit la chaleur du soleil venir la réchauffer aussi. Ça lui fit plaisir en somme.

Il faut dire que ce matin-là, une demi-heure avant, chez le coiffeur, un client était entré dans le salon avec l’envie de discuter, pour tuer le temps comme on dit, et il s’en était dégagé une atmosphère curieuse dans laquelle son esprit vagabondait encore. L’homme travaillait pour les pompes funèbres, en face du salon. Lucie s’était jointe à la discussion naturellement et il s’était assis à côté d’elle pour mieux discuter à trois. Ce graveur marbrier en pré-retraite était venu sans rendez-vous, pour le pur plaisir d’échanger et, éventuellement, pourquoi pas, de se faire coiffer en suivant.

Pour faire connaissance, il avait raconté sa vie, petit à petit, et confié ses états d’âmes à Lucie. Quand il avait appris qu’elle était documentaliste, il lui avait avoué sans attendre qu’il était justement en quête d’une liste des 10 livres à avoir lu dans une vie ! Tandis qu’elle lui expliquait qu’elle devait le connaître mieux pour pouvoir commettre le sacrilège de réduire l’univers des possibles littéraires en une liste si étriquée parmi les « chefs d’œuvres » officiels, elle découvrit en cet homme un philosophe qui s’ignorait.

Une telle liste s’accompagnait, selon elle. Ils avaient alors parlé maîtres à penser, humanités, et même déploré ensemble que cela ne fût pas enseigné dès le plus jeune âge. Lui-même avait commencé à décrocher dès la 6e alors qu’il avait sincèrement aimé apprendre. Un professeur de 5e d’insertion lui avait dit un jour ce qu’il estimait être la plus belle phrase jamais reçue de sa vie :

— Tu ne pourras pas être graveur marbrier.

À cette époque-là en effet, il y a 50 ans, les places se transmettaient de père en fils, jalousement, et les malheureux qui tentaient de faire leur place en étaient vite bannis. Impossible ? Il n’eut pas besoin de confirmer à Lucie qu’il avait obtenu l’impossible. L’impossible était là devant elle en chair et en os.

Tout en devisant de choses et d’autres, l’homme avait analysé son parcours de vie, le pourquoi de son décrochage scolaire, l’origine de sa séparation d’avec sa femme, son rapport aux autres, ses défauts ou du moins ce que les autres prenaient pour tels et enfin son besoin d’aller vers des valeurs essentielles avant de quitter ce monde à son tour.

Pendant plus d’une heure, ils avaient philosophé donc, hors du monde.

Et évidemment il avait bien réessayé d’obtenir sa liste. Il avait tiré toutes les ficelles du roublard qu’il était. Il avait notamment su faire dire à Lucie qu’elle aimait le cimetière du Père Lachaise puis lui avait donné une bonne adresse de cimetière, en fin connaisseur ! Donnant donnant… Mais, désolé, lui avait-elle répondu, jamais ô grand jamais, elle ne pourrait décréter une liste de merveilles sans renier ses convictions. Elle lui avait répondu poliment qu’elle était comme ces éditeurs qui, se refusant à indiquer une tranche d’âge sur les couvertures des romans jeunesse, indiquent que « chaque lecteur est unique » et renvoient aux bons conseils, humains, d’un libraire pour fonder son choix. Avec respect, elle avait insisté sur le fait que ce qui lui plaisait à elle ne pourrait pas être ce qui lui convenait à lui, à moins d’un très hasardeux hasard. Il lui avait demandé d’y réfléchir tout de même et de lui laisser une liste lors d’une prochaine venue…

Avant qu’elle ne parte, il n’avait pas résisté à la tentation d’essayer de la coincer en lui soumettant une dictée impossible. Un test. Trop facile avait-elle répondu, ce qui avait anéanti le défi aussitôt. Il avait insisté encore une fois pour la liste mais Lucie était sortie du salon en lui disant avec un large sourire affectueux :

— Jamais !

Et elle l’avait répété dehors, avec ferveur, pour elle-même, comme un acte de résistance, ce qui au fond l’avait amusée.

Bref, après cette improbable rencontre, ces deux bonjours étaient comme de trop pour une même matinée mais pas désagréables non plus. Elle en sourit.

En ressortant de la boutique de matériel bureautique, elle croisa peu de monde. Il était midi. Sauf une dame. Quand elle se retrouva à sa hauteur, elle l’entendit dire faiblement un « ‘jour ! » qui la décontenança cette fois. Le son était timide, il n’y avait qu’une moitié de mot, mais il n’y avait aucune équivoque possible sur le mot prononcé. Lucie évita de croiser son regard. S’en était vraiment trop cette fois !

— Est-ce eux ? Est-ce moi ? Qui de nous est le plus fou en ce jour ?

Elle ne put pas s’empêcher de repenser au marbrier philosophe. Soudain, elle n’eut plus de question. Oui, on le sait, les femmes amoureuses sont radieuses. Elles rayonnent et attirent le regard. Et elle, elle était amoureuse de la vie… Quel beau cadeau elle venait de lui donner d’ailleurs ! Chaque fois que ça lui arrivait -car c’était loin d’être la première fois qu’on la prenait pour un proche ou qu’on lui parlait avec une telle confiance- elle était toute chose en le vivant. C’était attendrissant.

Et puis, elle frissonna… Oui, elle se sentit mal à l’aise. Traversée tout entière par un froid intérieur.

Qui était-il ce graveur marbrier qui avait voulu l’enfermer dans une liste d’auteurs ? Cet homme avait pris un soin particulier à distinguer les vivants des morts. En fait, le Dalaï Lama avait été une sorte de concession car, de toutes ses références, elle réalisa avec le recul qu’il n’avait cité que des morts. Il avait parlé de muses enterrées, de grands esprits disparus, d’auteurs morts, d’Hugo, de Molière, de Gandhi… Il avait parlé d’Hitler aussi et sa voix avait changé. On lui avait fait graver des inscriptions en yiddish. Il avait voulu savoir qui était cette Hannah Arendt inconnue dont lui parlait Lucie et apprit d’elle qu’elle était une femme philosophe qui s’était interrogée sur le totalitarisme nazi pour comprendre ce qui fait notre humanité parce qu’il fallait aider nos hommes politiques à construire la paix après tant d’horreurs. Il s’était arrêté de parler sur le moment, méditant sur cette idée de pardon. Il avait alors avoué être très rancunier, par atavisme, car élevé dans la haine, celle des Boches.

— Ils ont dû assumer Hitler, être les héritiers de tant de monstres, de leurs horreurs, mais aussi assumer la défaite en tant que salauds internationaux. C’était beaucoup. Ça n’a pas dû être facile non plus pour eux de se reconstruire, avait simplement répondu Lucie qui ne voulait pas parler de la guerre.

Elle s’était tue à son tour et l’avait laissé dérouler le fil de ses idées sur Verdun, les charniers, les monuments aux morts, les cimetières. Ainsi ils en étaient revenus au point de départ de leur conversation.

Le coiffeur aussi avait terminé. Il était temps qu’ils se séparent.

Pourquoi lui avait-il parlé de tout ça, à elle, elle qui en son cœur savourait chaque jour les beautés de la vie ? D’où sortait-il cet homme improbable, doué d’une intelligence surprenante, d’une culture bien plus fine que ce qu’il avait d’abord laissé dévoiler en début de conversation, d’une intuition rare qui, lui semblait-il, l’avait curieusement amenée là il où il avait voulu l’amener ? Avait-il… Avait-il essayé de tester son âme ? Lucie voulut effacer la question sur le champ. Beaucoup trop encombrante.

— Passe ton chemin, qui que tu sois. Je t’aime bien mais je ne suis pas pour toi, se dit-elle.

Subitement, sur le chemin du retour, l’esprit de Lucie se figea. Un moment de leur échange lui revint en mémoire. Sur le moment, elle n’y avait pas accordé d’attention. Alors qu’elle payait, cet homme peu ordinaire était venu près d’elle, comme un familier, et avait approché la main de sa poitrine. Sa main d’homme de 63 ans. Avant de se raviser et de la retirer :

— Il y a un cheveu, avait-il dit pour commenter son geste.

Lucie avait retiré le long cheveu blond posé sur son pull noir. Sur ses seins.

— Il y en a plein partout. Comme à chaque fois, avait-elle répondu nullement gênée par ce regard sélectif. Une femme y est habituée.

À ce moment-là, le coiffeur était opportunément venu tendre une blouse et l’homme était allé s’asseoir sagement à la place qu’on lui indiquait. Tout était rentré dans l’ordre. Oublié ?

À y réfléchir, cette maladresse, ce geste trop familier, déplacé, lui paraissait être comme une… Comme une trahison. Comme s’il en avait trop dit, trop fait. Comme s’il l’avait lui aussi compris. Trop tard. Elle venait de comprendre à son tour.

— Drôle de rencontre ! tenta-t-elle de conclure en son for intérieur pour échapper à l’idée qui se frayait insidieusement un chemin en son esprit. Une idée noire. Sinistre. Aliénante.

Puis elle se demanda s’il elle n’avait pas imaginé cette matinée. Ou plutôt si elle ne s’était pas laissée manipuler par son imagination. Elle aurait aimé que cette pensée l’apaise. Sauf que c’était bien ce qui s’était passé et elle savait qu’elle n’avait pas croisé qu’un vieux marbrier ni des passants comme les autres. Il y avait là quelque chose d’étrange impossible à formuler. Mystique. Impossible à dire à autrui, impossible à écrire, impossible à croire, impossible à faire comprendre, impossible à oublier, impossible à faire taire, impossible à dominer… Impossible ?

— Vivre, vivre, vivre. Avec force. Avec amour !  se dit-elle à toute vitesse avec ferveur.

Car elle aimait la vie, oui, de toute son âme. Libre. Et il n’était pas question qu’on lui vole un bien si précieux. Par tous les diables, jamais !

2 réflexions sur « Le doute »

  1. Ce récit, inaugural, dans ta production écrite est vraiment, et à présent que je le relis, avec le recul, l’émanation de cet état de “grâce” dans lequel tu t’es trouvée à un moment déclic de ta vie! Il y a comme une traversée initiatique dans le récit de cette journée où la lumière incarnée par le personnage de Lucie (“Lux”= Lumière en latin) se fait corps ou se fait chair, à travers elle, en transparence. Mais c’est initiatique aussi dans le sens de passage par une épreuve, “test”, avec le marbrier des pompes funèbres qui, selon moi, joue le rôle diabolique d’un tentateur qui pousserait Lucie vers les ténèbres, vers le néant ou la mort et la tentation de la diabolisation par la haine, ce en quoi il, ce “Lucifer”coquin? échoue… La force de vie est bien la plus forte et le récit de sa victoire en rend bien la finalité intemporelle.

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