Dans le cours de la conversation, je lui ai pris la main. J’attends sa réaction, j’observe. Ou il l’enlève, ou il la laisse dans la mienne, il a le choix, comme d’autres l’ont eu avant lui. Il la laisse. Je ne saurais dire pourquoi j’ai fait ça, pourquoi aujourd’hui, pourquoi comme ça, et au fond, pourquoi lui plutôt qu’un autre ? Parce que c’est écrit, je sais, je sais, cette réponse a le don de m’exaspérer. Peut-être qu’il faudrait que je lui présente mes excuses, que je m’en aille tant qu’il est encore temps et le laisse tranquille. Il est si beau, je regrette un peu d’être là devant lui, je pourrais encore me raviser et lui, il peut encore partir. Non, c’est trop tard, il vient de s’ancrer dans mon regard.
C’est bizarre, la vie est ainsi faite, je le connais à peine alors qu’il sait très bien qui je suis. Sensations délectables, savoir qu’il a un temps d’avance sur moi n’est pas pour me déplaire au contraire. Alors, que va-t-il en faire ? J’ai envie de savoir. J’adore ce moment où il m’est donné d’explorer l’autre, où je peux l’approcher, où lui-même tente de se rapprocher, même si je sais pertinemment qu’il n’y aura pas d’avenir. Je suis venue chez lui parce qu’il m’a appelée et non l’inverse. Ce n’est pas du cynisme, juste de l’honnêteté, je tiens tout particulièrement à cette valeur trop dévoyée de nos jours.
Par mon geste tendre, je sais que je viens d’enclencher quelque chose qui me dépasse mais moi je ne joue pas avec les hommes, avec personne, encore moins avec lui, parce que sincèrement je l’aime bien, il me semble qu’il a tout pour lui. Je dis ça mais en fait je ne le connais pas assez, disons que je sens ces choses-là. C’est pourquoi je suis sincèrement triste de percevoir en lui un vide immense qui le tenaille, je vois bien qu’il est perturbé et moi je ne veux pas m’éterniser auprès d’un homme qui se cherche, encore moins d’un homme qui ne supporte pas d’être seul au point de me choisir pour accompagner son mal-être. Je ne suis pas là pour ça. L’a-t-il compris d’ailleurs ? Je n’en suis pas sûre.
À sentir la chaleur de sa main sous la mienne et à le sentir jouer maintenant avec ma main, je ne peux réprimer le fantasme farouche qu’il vienne prendre mon visage à deux mains pour m’embrasser tendrement d’abord puis avec fougue. J’aimerais tellement qu’il le fasse spontanément. Il ne le fait pas. Ils ne le font jamais. Je crois qu’il se donne du temps ou peut-être qu’il attend que ce soit moi qui l’ose. Je le pourrais bien sûr, je suis parfois impulsive, mais il faut qu’il accepte que ça s’arrête là, car en dehors de ce baiser je n’attends rien d’autre de lui, rien que ce magnifique moment de volupté volé au temps qui ne cesse de courir, qu’il me donnerait de lui, que je lui offrirais de moi. J’ai mes moments d’attendrissement.
Mais le voilà qui me fixe et m’invite puissamment à plonger dans les profondeurs de son regard et je ne refuserai pas telle invitation. Les autres se détournent parfois, ils prennent peur. Je comprends, mon regard peut intimider les hommes. Combien il est doux de le découvrir dans cette intimité ! On se ressemble au fond, plus qu’il ne pourra jamais le voir. Il y a en effet quelque chose chez lui qui me donne très envie d’aller au-delà de la carapace pour savoir qui il est vraiment. S’il savait combien je me sens avide là tout de suite. Patience, moi j’ai tout le temps et plus je sonde ce que je perçois de lui, oui plus je cherche à savoir, plus je sens qu’il s’éloigne, se recroqueville sur lui-même, contourne ses sentiments, il devient évasif en son âme, il s’éthérifie. Bientôt il va s’évaporer à force de fuir ! À croire que je lui fais peur.
Le comble ! Il m’a fait venir. C’est plutôt lui qui m’intimide ce soir, je n’ai pas décroché un mot depuis que je lui ai pris la main. On pourrait croire que je suis tombée amoureuse, ce qui est définitivement hors de propos. Bien sûr, un homme, une femme, ce serait naturel, mais moi je ne veux qu’atteindre son cœur, entendez-moi bien, ce qui palpite à l’intérieur et qui fait de lui ce qu’il est, si précieux, rien de plus, après on oublie, mais voilà le temps passe, je sens bien que je me heurte à un mur de pudeur, insupportable, une vraie forteresse épaisse et imprenable. Je n’ai pas l’habitude qu’on me résiste, c’est vexant. Avec lui pourtant, il y a quelque chose qui m’invite à être plus douce. Cet être m’intrigue.
Je le soupçonne de… Oui, je crois bien qu’il joue avec moi. C’est bien cela, il est en train de suspendre le temps, de toute la fragilité de son cœur et l’intensité de son âme passionnée. C’est touchant, déstabilisant, vraiment, à bien des égards, mais il ne faut pas que je m’égare justement et il ne faudrait pas non plus qu’il tente de me mentir au passage. J’ai horreur de l’hypocrisie, des faux semblants, des gens confus, qui ne savent pas, qui disent oui, qui pensent non, qui se mentent à eux-mêmes et qui vous embobinent l’air de rien, ce sont de trop bons manipulateurs. Pour ma part, je ne me suis jamais conduite comme ça avec personne, probablement à cause de mon manque de patience, je ne mens pas, je dis les choses comme je les sens, avec réflexion néanmoins, mais sans arrangement. Je n’aime pas avoir à être brutale sauf que je sais que je ferai plus de mal en étant moins directe. Je n’ai que trop constaté que les doutes, les équivoques, les détours, font des blessures plus terribles que le couperet d’une vérité claire et nette, des fissures qui ne peuvent que prolonger d’inutiles souffrances.
En ce qui le concerne, c’est un peu troublant, je ne saurais dire comment c’est venu mais je me sens proche de lui, comme si nous nous connaissions depuis toujours, et ce soir il me parait logique que nous nous passions de mots dans cette douce obscurité. Alors j’y reviens, pourquoi tout recouvrir d’un masque ? Inutile, autant qu’il me voit telle que je suis.
Mais voilà, il me sourit douloureusement et je ne sais plus comment lui dire que je n’apporte pas l’amour. Il va bien falloir que je lui annonce pourtant que je suis venue le chercher car il va bien finir par s’apercevoir, c’est fatal, à force de m’approcher de son cœur, que dans sa main la mienne est devenue aussi dure et froide que le métal d’une arme à feu.
C’est écrit, tout est écrit, je sais, je sais. Et c’est pourquoi, je prends soin de ne pas m’attacher, jamais.
Formidable !
Je suis très contente que cette histoire vous plaise.
Je suis en train de lire ou relire ce que vous avez écrit .Là vous me laissez le choix de continuer en imagination la suite “du destin”mais pas que le “destin”.