J’aime bien m’évader. Pas toi ?
Ce fond de placard est bien sombre mais bien pratique. Il me permet d’observer sans être repérée. C’est petit mais ça va. Y a encore un peu de place pour toi si tu veux… R.A.S. pour l’instant. Sauf le cintre qui vient de me tomber sur la tête pour la troisième fois. Enfin, je voulais parler de ce chat noir borgne qui vient encore d’essayer de m’agresser. Il paraît qu’il s’est déjà fait emmurer vivant avec une morte mais le meurtrier s’est fait démasquer et on l’a sauvé in extremis. Tu parles d’une histoire. Il paraît qu’on l’affame pour qu’il vienne dévorer les prisonniers. On dit tant de choses sur lui. Il est monstrueux mais tout de même. C’est du délire. Moi, en principe, je ne vais pas croupir longtemps dans ma geôle humide car je vais avoir un procès. Le grand sénéchal n’a pas l’air commode. Je le soupçonne de vouloir écourter le plaidoyer par une accusation de sorcellerie. Encore une fois. Tout ça parce qu’il m’a aperçue en train de préparer une mixture pour guérir un dragon affaibli qui souffrait le martyre dans la lande embrumée. Il m’avait fait pitié. Je ne pouvais pas savoir moi qu’il avait décimé la contrée et qu’il avait été pourchassé sans relâche depuis une semaine par un chevalier bien décidé à en découdre et dont la flèche empoisonnée était hélas venue vicier le sang de ce pauvre animal. Sa fin était inéluctable. J’aurais dû passer mon chemin. Que veux-tu ? J’ai toujours eu bon cœur. Alors je l’ai aidé. Je sens que je vais le payer de ma vie. Encore une pendaison j’imagine. A moins qu’on ne me décapite à la hache en public comme la dernière fois quand j’avais intrigué pour le compte du Cardinal et de son éminence grise. Ils s’étaient tous unis contre moi. Pour défendre l’honneur d’une reine volage en plus !
J’ai de l’imagination, il paraît. Non, pas tant que ça. Certains prétendent que je regarde trop la télévision. Z’ont rien compris. Lisent pas beaucoup à priori. Mais j’aime bien les séries fantastiques quand même. J’avoue. C’est pas faux… Sauf que je lis davantage !
Si je sors de ma planque maintenant, je vais encore tomber sur Cerbère, c’est sûr, et il ne va pas résister à se cambrer en mettant ses truffes au sol pour me convaincre d’aller jouer dehors avec lui. Pas un mauvais bougre. C’est même un joueur insatiable quand on le connaît mais il est du genre basique et ses jeux sont primaires. Je dégoupille la grenade d’Héra, je la lance, il la rattrape. Et je redégoupille, je relance et lui il va à nouveau la chercher… Sauf qu’il me la rapporte à chaque fois cet idiot ! C’est lassant autant de bêtise : nous explosons à chaque fois ! Pourrait pas varier un peu ? Il est très attaché à ses petites habitudes. Comme un petit vieux.
Parce qu’en fait c’est pareil avec mamie. Non, pardon, avec la Grande Vénérable. A l’occasion, elle qui aime coudre, elle me fait bien un costume des mille et une nuits, une robe couleur de lune ou encore une cotte de mailles, réalisant ainsi mes trois vœux, mais avec elle, les jeux restent un peu bébé et surtout trop terre à terre. J’aimerais plus de fantaisie de sa part. Comment le lui dire sans la décevoir ? Juge plutôt : chaque dimanche, lors de la balade digestive au bord du lac de Grand Lieu, pour une raison que je ne m’explique pas, elle dédaigne de hisser la grand voile. Même quand je lui montre dans le ciel les cormorans qui annoncent qu’on approche de la terre ferme, elle garde toute son attention pour son chien qui vagabonde vers les marécages et préfère regarder ses pieds pour éviter la gadoue ou une ornière qui est pourtant d’une banalité affligeante. C’est bien dommage parce qu’alors elle ne vibre pas non plus de fierté à la vue de la Santa Maria dont la proue fend fièrement les ondes, voguant toutes voiles dehors sur les océans, brillant de toutes ses dorures, pour rejoindre le Nouveau Monde. Peut-être que sa vue a baissé. Elle est très âgée, c’est vrai. J’ai tendance à la croire immortelle et, du coup, j’oublie ce genre de détails.
Quant à mes copines, sorties des fantasmes hystériques que leur inspirent les posters de leurs chanteurs préférés, leur ambition reste assez limitée. Il y a parfois un rêve de beau ténébreux qui vient pimenter l’imaginaire mais la réalité des visages des copains de classe met fin à tout enthousiasme débordant. Pas de muscles. Pas de charisme. Pas de quoi rêver. Pensent qu’au foot ! Nos yeux de biche ne les intéressent pas. Nul. Zéro pointé. Alors je m’invente un Edmond Dantès animé du désir de vengeance, qui ferait chavirer le cœur de la plus coincée des filles. Sa voix a l’inflexion de celle d’un poète maudit et il me déclame du Rostand, un autre Edmond, entre deux projets machiavéliques. Wouahou ! Il n’aime que moi évidemment et je m’attire la jalousie farouche des baronnes, comtesses ou duchesses, qui voudraient bien me tuer de leur regard haineux. Moi, modestement, je remets en place l’anglaise qui vient de s’échapper de mon ruban de soie rouge, en un geste gracieux qui anéantit leur orgueil car ma beauté exotique et la fraîcheur de ma jeunesse surpassent tout, jusqu’à leur méchanceté. Ce matin encore, je rayonnais de bonheur en cheminant sur les terres battues par les vents aux côtés de mon beau et romantique Heathcliff. Auprès de cet homme tourmenté et mystérieux, j’oublie que j’ai moi-même mes propres démons. Pourtant, il y a de quoi faire ! Et ce soir, je me sens tendrement émue de nouveau. Oui, moi l’alouette misérable, comme je suis reconnaissante à l’homme généreux qui un jour m’a libérée des griffes de ce couple infernal et qui a pris soin de faire de moi une jeune femme heureuse loin de cette auberge maudite.
Quoi Mets le couvert, on va manger ?
Oh, c’est quoi, ça ? Ça ne se fait pas !
Avec Etienne, qui vibre du désir de justice comme jamais, je m’apprêtais à aller rejoindre le mouvement de grève. Il ne laissera pas ces salauds de patrons s’enrichir sur notre dos d’esclaves qu’on vole, qu’on affame, qu’on pousse à la révolte parce qu’on les laisse crever à la tâche avant d’en faire mourir d’autres. Il faut que ça change.
— Caroline, bouge-toi ! Et je te conseille de venir vite…
Et mes revendications syndicales alors ? O.K ! O.K. ! J’arrive ! Le temps juste de finir d’attacher solidement la meute de chiens loups pour le bivouac nocturne et je reviens dans le monde réel. Mais c’est nul ! Franchement, ce n’est pas de ces nourritures-là dont j’ai besoin pour me nourrir.
— Caroliiiiiiine !
Oui, ben, je fais ce que je peux… Je sais, la reine du Findus n’attendra pas mais avec ce blizzard infernal, tout effort devient un exploit. Je suis fourbue. Les chiens l’ont bien senti. Ils n’aiment pas les êtres faibles. Ils sortent vite leurs crocs immaculés dans ces cas-là. Ceci-dit, j’ai intérêt à faire fissa car ça commence à chauffer en cuisine…
Je dois faire vite mais avant il faut que je te dise un truc sur ma mère : elle est sympa mais parfois du genre bizarre de chez bizarre. Depuis le coup de gigot de la dernière fois et ce drôle de regard qu’elle a depuis la mort de mon père, j’ai l’impression que quelque chose cloche. Je ne saurai dire quoi exactement mais il me semble prudent de ne pas la chercher. Elle peut être tout sucre tout miel un moment puis devenir subitement d’une humeur massacrante. Alors je préfère ne pas la faire attendre, tu comprends.
De toute façon, on se revoit tout à l’heure. Ce soir, c’est nuit de pleine lune. Tu crois que Vlad sera là ? Peu importe, lui et moi, tu sais, c’est du passé. On m’a dit qu’il m’a remplacée par une certaine Mina. Minable ouais ! En plus, elle est déjà mariée. Il déconne là… Je m’en fiche, ce n’est plus mon problème désormais. Un mec qui dort dans un cercueil… On dit que je suis parfois un peu « ailleurs » mais lui il faut qu’il consulte !
Bon, bref, nous, on se retrouve à l’abbaye, comme d’hab’, pour le grand bal. Ça va nous faire oublier ce fléau qui ravage la région. Notre hôte a vu les choses en grand : on sera au moins mille. Ça va être grandiose. Probablement un peu trop ! Tu connais le penchant de Prospero pour l’excès… Ne nous mets pas en retard. Tu sais comme il aime la ponctualité. Ah, son horloge et lui, c’est toute une histoire ! Sinon, tant que j’y pense, tu as choisi quoi, toi, comme costume ? Pour ma part, j’ai opté pour une robe très sobre et un simple masque rouge. Et je compte ménager mon entrée. Je pense que ça fera son petit effet. Je ne t’en dis pas plus, tu verras bien. Ça va être un beau carnage ! On s’attend, hein, promis ?
D’ailleurs, t’es où ? J’te vois plus. J’ai du mal à te suivre parfois. Cette manie que tu as de tout le temps disparaître sans prévenir ! C’est fou ça… A croire que tu n’existes pas vraiment !
Franchement, je trouve que les gens sont étranges ! Il faudrait peut-être que je le remplace par quelqu’un de plus stable. Parce que là, à bien y réfléchir, entre nous, c’est du grand n’importe quoi… On ne peut pas se fier à des gens comme ça. Un bon bouquin, il n’y a que ça de vrai !
Quelle imagination incroyable !
Oh! n’exagérons rien, ce n’est un petit jeu d’écriture sans aucune prétention: ce jour-là, j’avais la chanson “Trois petits chats – chapeau de paille…” en tête et un clavier d’ordinateur devant moi. Comme d’autres commenceraient à jouer un jazz sur un piano, j’ai fait dérouler sous mes doigts les perles d’un chapelet littéraire le temps d’une courte improvisation, curieuse de voir où j’allais me promener en vivant l’instant présent. Je me suis amusée, rien de plus.
Bises affectueuses
Vouis, je les attrape ces bises pleines d’affection venues se promener de façon insolite sur mon blog. Merci.
Quelles tournures et quelle imagination.
Merci pour le compliment.
C’est virtuose quand les personnages de la fiction deviennent plus réels que les êtres en chair et en os! Et tous ces ricochets entre nos super héros littéraires du XIXè, qui l’emportent sur nos séries TV d’héroïc fantasy ou pseudo médiévales….. J’éviterais Vlad de Dracula pour poster affiché dans ma chambre, car en ce moment je fais de l’anémie et un peu d’insomnie…….
Oh, si tu deviens vamp, quelle perspective! Pas le temps de dormir effectivement! (Et merci pour le compliment au fait. Virtuose?)
Quel voyage!! Merci à la petite Caroline! Toujours autant de talent.
Euh, talent, talent… Tout de même! Mais je suis ravie que tu apprécies de nouveau ma prose.
Quel tourbillon !!! J’ai dégusté et me suis perdue avec plaisir, retrouvant les saveurs de mes évasions d’enfant. C’était comme si j’y étais. Bravo !
Je suis émue. Merci.