Il n’a pas de souvenirs de son père. Si, il en a, mais sa mère a démenti. Sa mère les a démontés un à un, sans penser qu’au nom de la raison et par souci de vérité elle détruisait le talisman qu’il lui avait laissé. Trop petit pour avoir des souvenirs de cette période, il se trompe forcément. Il est scientifiquement impossible qu’il ait des images de cette époque.
Il a dit oui, tu dois avoir raison car il est bien forcé d’admettre qu’il ne se souvient pas même d’avoir jamais été porté dans ses bras. Son père n’a pas eu de corps.
Il se souvient en revanche qu’il n’a pas pleuré, qu’il n’y a pas eu non plus de cérémonie religieuse ni d’enterrement, ni même de rassemblement familial d’aucune sorte, personne, rien, le vide. La vie a doucement continué en silence jusqu’à ce qu’il atteigne un âge qui a commencé à s’éclairer des premières bribes de conscience en se chargeant d’une lourdeur indélébile car il y a une tombe là-bas, dans le petit village où il allait rejoindre ses grands-parents pendant les vacances, une tombe nue, sobre, devant laquelle il reste muet et sur laquelle il n’arrive toujours pas à venir déposer des fleurs.
Alors oui, il ne l’a pas connu, et encore aujourd’hui il ne sait quasiment rien de celui que cet homme a été, pourtant il entend encore la voix de son père le berçant d’une chanson douce, la même chanson lancinante rechantée soirs après soirs dans une lumière tamisée, ce canon qu’il lui a longtemps été insupportable d’entendre avant de réussir à le chanter à son tour comme un psaume résonnant de sa présence.
Quand il a eu l’âge et la force d’écrire à son sujet, il a inscrit sur le papier les trois souvenirs qu’il lui restait de lui et, quand il a pris la résolution de brûler tous ses écrits intimes parce qu’ils le détournaient au fond de ce qu’il avait à vivre dans la réalité concrète, il a pris soin d’arracher les deux pages consacrées à son père pour les épargner de l’oubli définitif. Il ne les a jamais relus, il n’a pas pu mais elles existent et, en soi, c’est rassurant. Ces pages existent autant que ces trois souvenirs. En fait il ne sait plus trop où il les a enfouies et un jour, en faisant du rangement, quelqu’un, peut-être sa mère, tombera sur ce que cette dernière a nié de lui, sa petite enfance. Trois scènes floues, deux maigres pages, c’est le trésor précieux qu’il lui reste de son père.
Les premières photos de son enfance ont été prises par lui mais les albums racontent une histoire qui ne fait pas sens. Ils montrent un bébé aux joues rebondies, au visage rond, contredit par son regard noir, pas commode du tout. Ce bébé envoie paitre son père de sa colère renfrognée, il boude et maudit celui qui ose le prendre en photo et se moquer de son courroux tout puissant. Les albums suivants, ceux « d’après », parlent d’un jeune prince écorché qui joue seul dans son bac à sable, qui refuse catégoriquement qu’on vienne immortaliser le passé par du papier argentique, qui ne veut surtout pas qu’on lui en parle, jamais. Ces photos-là aussi sont des photos dans lequel le sourire n’existe pas. Puis, lorsqu’il se regarde grandir, il se voit s’évader dans d’autres mondes. Il ne trouve pas sa place dans sa propre famille car il est suspect de manquer autant d’affection au sein de sa propre famille. Il a cette impression désagréable qu’on lui ment sur le décès de son père. Peut-être qu’il existe ailleurs, quelque part dans le même pays, pas trop loin, qu’il est encore vivant…
On lui a donc appris à ne garder de lui que l’image raisonnée d’un homme en noir et blanc, enfermé dans un large cadre de métal gris, figé pour l’éternité dans un corps dont il n’a définitivement pas le moindre souvenir.
Bien des années se sont écoulées depuis, il a plus de quarante ans désormais et tout cela appartient à un passé brumeux. C’est loin, c’est vieux, c’est fumeux.
À présent, il se promène dans le bourg du village paternel. La porte de l’église est ouverte alors que depuis longtemps celle-ci n’ouvre plus que pour les enterrements des anciens.
Il entre dans le lieu sacré avec la nostalgie de ces dimanches où ses grands-parents l’emmenaient à la messe même s’il ne connaissait quasiment aucune prière et encore moins les chants. Il lui a toujours paru hypocrite de réciter les mots officiels d’un autre quand on porte en son cœur des mots plus forts dont la sincérité est bien plus légitime pour s’adresser à l’Éternel. Il n’a jamais voulu de ces mots faibles et fades qu’on a voulu lui imposer. Ses grands-parents le lui ont vivement reproché autrefois. Voyons, pour leur faire plaisir, il aurait pu s’y soumettre un peu, mais, même pour eux, il n’a pas plié. Au catéchisme, il n’a pas voulu céder non plus, il a joué le jeu un temps, jusqu’au jour où il a tout envoyé aux quatre vents.
C’était sans retour. Il ne s’y sentait pas à sa place.
Aujourd’hui il franchit le seuil de l’église pour retrouver le plaisir de marcher seul en silence sur ce sol constitué de larges pierres grises, ainsi que la fraîcheur légèrement humide de ce lieu plongé dans l’obscurité de ses épais murs blancs, et avec eux les rassurants vases remplis de grands bouquets de fleurs coupées qui lui rappellent celles qu’il apportait solennellement autrefois avec sa grand-mère, mais aussi le grand christ en croix majestueux qui domine depuis le fond de l’église, ce christ dont les chambres de la maison de son père avaient chacune une réplique en miniature fut un temps, les missels de moleskine noire empilés avec soin depuis toutes ces années au même endroit, à l’entrée derrière les premiers bancs en bois blond, et les détails enfin, d’une grande simplicité, à l’image de l’humilité de cette modeste église de campagne d’un village qui n’a jamais compté plus de cinquante âmes. Tout le monde se connait ici.
Au village, il n’est pas celui qu’il est devenu, il est resté et restera pour toujours l’enfant de celui qui est parti en laissant derrière lui un petit garçon trop jeune pour se souvenir de l’homme que l’on a connu et tant aimé. Cela lui fait du bien de savoir qu’ici on a aimé son père.
Il s’est approché des fleurs près de l’autel, s’est perdu un long moment dans ses pensées, et s’apprête maintenant à ressortir quand il le voit au milieu de la nef. Son père. Il le reconnaît immédiatement mais il doute de lui-même. C’est impossible, voilà une bien cruelle hallucination au nom du père, du fils et de son esprit sain.
La famille, l’église, le cimetière en contrebas du village, la tombe nue, les souvenirs, lui, et soudain son père surgi des limbes de la mort… Peut-être vient-il de se laisser mourir en s’abandonnant tout entier à ses pensées, perdu dans les sables mouvants du temps ?
Cette intuition saisissante s’estompe pourtant très vite car l’homme qui lui fait face est tout ce qu’il y a de plus réel, c’est un homme de chair et d’os qui sans rien dire le regarde avec insistance car il sait exactement qui il regarde : cet homme est venu pour lui. Son père. Il s’est passé plus de quarante ans et il se tient ici et maintenant devant lui.
— Je suis plus vieux que toi, papa.
La phrase aigue l’a traversé. Sorti comme une arme tranchante, l’absurde aveu a jailli de lui et trahi dans l’urgence de sa détresse ce qui le fait souffrir sourdement depuis plusieurs années, puis le silence est venu recouvrir son cri et s’est alourdi à en devenir palpable.
L’homme qui se tient devant ne répond pas mais son regard a changé, plus doux. Comme il voudrait entendre sa voix ! L’approcher, le toucher, lui dire qu’il lui a manqué. Qu’il n’a jamais cessé de l’aimer. Mais lui aussi il reste inerte, empêtré dans tant de trouble qu’il lui est totalement impossible de parler ni de bouger. Les mots sont trop faibles. Son corps ne sait plus rien.
Alors c’est l’homme qui s’approche. Il semble tout aussi ému quand il le prend dans ses bras plus tendrement que personne ne le fera jamais, puis, lentement, avec une incroyable délicatesse, il desserre son étreinte, à peine, pour poser une main sur sa joue et plonger son regard à nouveau dans le sien si bien qu’il lit en son père l’amour infini qu’il lui adresse. Infini. La main chaude l’attendrit. Le regard vert émeraude l’inhibe tout entier.
— Nous avons les mêmes yeux, pense-t-il.
Et ce détail dérisoire que la photo en noir et blanc lui avait caché jusque-là l’emplit aussitôt d’un sentiment de plénitude.
Ils restent ainsi un long moment dans les bras l’un de l’autre, hors du temps, bénis de silence. En un tel instant, les mots n’ont pas besoin d’être.
Mais il se tétanise subitement, saisi d’effroi de réaliser que c’est lui qui tient son père dans ses bras de toute la force de son affection et non l’inverse comme il l’a d’abord cru. Et ça, ce n’est pas dans l’ordre des choses, c’est insupportable ! Sa tête et son corps se révoltent rien qu’à cette idée.
Il voudrait le lâcher pour mettre fin au malaise virulent qui lui retourne maintenant les viscères. Il sait qu’il sera incapable de dominer cette pulsion de rejet, il le sait.
Cela ne peut pas être !
Son père doit le protéger. Son père doit être plus fort. Il doit dominer. Il n’est pas petit. Il n’est pas fragile. Ça ne se peut pas.
Mais son père semble s’amuser de sa confusion. Il lui sourit comme s’il n’y avait là rien de grave. Alors il l’interroge du regard, il l’appelle à l’aide, il l’implore, il se décompose en son for intérieur pour ne pas devenir, dans quelques secondes, celui qui va tout gâcher par sa folle souffrance. Démuni, il lui envoie à la figure sa stupéfaction pour tenter de recouvrir ce curieux sourire paternel qui lui fait mal. Il sent qu’il est en train de glisser vers un abominable cauchemar et qu’il ne peut rien y faire…
Pourquoi son père est-il imperturbable ? Ce dernier continue de sourire en posant sur lui un regard bienveillant, si paisible qu’il parvient à endiguer peu à peu sa peur panique et commence enfin à le pénétrer de cette lueur de lucidité qui vient lui rendre son esprit.
Il saisit alors que sa réaction est d’une grande candeur, déraisonnablement enfantine. Sa naïveté est risible et touchante à la fois. Celui qui le regarde avec désinvolture a raison, ça n’a pas la moindre importance de savoir qui protège qui, qui est plus fort, qui est plus grand… Il est son père et il est son fils. L’âge, la mort, l’oubli, le doute, la peur, aucune forme de scepticisme, rien ne peut venir atteindre la pureté de cette étreinte absolue où ils ne font qu’un au sein de l’éternité.
Il le sait avec force parce que tout est en lui.
D’ailleurs ne sait-il pas maintenant tout ce qu’il y a à savoir ? Vient donc le moment où il ferme les yeux pour laisser partir son père, doucement, très doucement, tendrement amusé à son tour de l’instant divin qu’ils viennent de vivre tous les deux.
C’est troublant, émouvant…
Merci Céline de ce retour qui l’est tout autant.
Tu me fais pleurer…c’est malin ! Ce moment est pour moi celui du lâcher-prise, de la véritable entrée dans le deuil. Rencontrer l’autre pour enfin pouvoir lui dire au revoir, le laisser partir.
J’aime beaucoup la phrase avec le sain esprit….
Et surtout, ne t’arrête pas d’écrire.
Merci mille fois Isabelle pour tes encouragements si généreux et bienveillants.