— Bon, on y va maman ?
— Une minute, je suis quasiment prête.
Je finissais de remplir une bouteille d’eau que je fourrai dans mon sac avec une boîte de petits gâteaux, la crème solaire, les lunettes noires, attrapai au vol la casquette que Cédric avait laissée derrière lui et tournai la clé consciencieusement enfin. Il y en avait pour une heure et demie de route environ depuis la location. Mon fils était tout fou à l’idée d’aller voir le château de Tiffauges, le fameux château de Barbe Bleue, un des contes les plus terribles de la littérature enfantine entre nous soit dit, qui l’avait fait rêver pourtant : un homme inquiétant cachant une salle des trophées gore, une jeune héroïne naïve menacée d’y passer au cours de représailles sanglantes, l’insoutenable attente avant sa délivrance in extremis, il y avait tout pour nourrir son imaginaire avide d’épouvante. Injustice, sang, peur, sadisme, terreur, suspense, il adorait ce genre de scénarios à sensations et le château de Tiffauges dont lui avait parlé son instituteur en cours d’année, il n’en doutait pas, aurait de quoi combler ses attentes avec les exactions de Gilles de Rais dont je m’étais bien gardée de lui donner le détail, moi, et j’espérais bien que son professeur s’était fait la même réflexion pendant le cours.
J’avais tu aussi mon point de vue sur le récit de cette jeune innocente sacrifiée au nom d’un mariage de parti pour des biens immobiliers, de la vaisselle d’or et des carrosses tout dorés, livrée sans état d’âme à un mari tueur en série à qui l’on avait donné officiellement le droit de décapiter une septième victime si tel était son bon plaisir. Quoique, après avoir entendu mon fils me dire : « J’espère qu’on verra les têtes sanglantes », j’eus soudain un peu de mal à me contenir.
— Mais non Cédric, je t’ai dit que Barbe Bleue c’est un surnom qu’on a donné au seigneur qui a vécu là au XVe siècle, Gilles de Rais… Ton prof t’en a parlé. On donne ce nom parce qu’il aurait commis en secret des actes horribles dans son château. Ça n’a qu’un vague rapport avec le conte de Perrault écrit au XVIIe siècle, totalement indépendamment de cette histoire.
Et la question qui tue tomba.
— Je sais mais je me souviens plus, il avait fait quoi Gilles de Rais exactement ?
— Des exactions sur mineurs.
— C’est quoi ?
Je sentais bien qu’il n’allait pas me lâcher, j’en avais trop dit. Je ne contournai pas :
— D’après les accusations énoncées lors de son procès, il aurait tué plus d’une centaine d’enfants. Voilà, t’es content ?
Il l’était a priori et je fus presqu’heureuse que cette réponse lui suffise car j’avais craint qu’il ne me demande de détailler. Il ne savait pas que derrière le nombre saisissant ma réponse était en fait évasive et lui cachait ce que je ne voulais surtout pas aborder avec un enfant de dix ans. Il n’insista pas, il avait déjà repiqué du nez dans sa 3DS et esquivait les attaques d’un monstre ultra énervé et superpuissant dont le nom m’échappera toujours, commentant parfois sa partie d’un « sérieux mec ? » alors qu’il n’y avait que nous dans l’habitacle.
— Putain, il m’a spoilé le jeu! ajouta-t-il déjà bien loin de notre sujet de conversation.
Tant mieux !
Après une heure de route, nous découvrîmes enfin le château de Tiffauges. Massif, le vieux bâtiment n’avait pas tellement d’envergure mais il restait imposant.
— Je ne le voyais pas comme ça, moi ! s’étonna mon fils qui ne cacha pas sa déception en constatant ce qui restait de ce lourd édifice en grande partie en ruine.
— Ben, c’est un château médiéval, c’est censé être un lieu de défense militaire où l’on se replie en garnison en cas d’attaque, avec un donjon, des murailles, des tours, un pont levis, des contreforts épais… C’est sûr qu’à côté du château de Blois qu’on a vu cet hiver, ça n’a pas le même raffinement. Ce n’est pas la même époque ni la même fonction non plus.
— Ouais je sais maman, on a vu ça en cours, mais euh… il n’est pas bien entretenu quoi, c’est moyen. Y a pas de coursives, je pensais qu’on allait pouvoir monter, il est tout petit… mais j’aime bien quand même maman, ça va ! concéda mon fils manifestement peu convaincu.
En cours de visite, il trouva son bonheur, un panneau d’affichage nous présentait le sulfureux Gilles de Montmorency-Laval, sire de Rais, dit baron de Retz, chevalier et seigneur de Bretagne, d’Anjou, du Poitou, du Maine et d’Angoumois, compagnon de Jeanne d’Arc pendant la guerre de Cent ans et promu maréchal lors du sacre de Charles VII à Reims en 1429. Jusque-là, parfait, Cédric révisait son histoire de France, rien à redire, sauf qu’après chacun sait que la vie du seigneur se gâte sérieusement et le panneau se complaisait à préciser ce pour quoi ce château banal s’était vu un jour ressortir de son anonymat. Du procès de Nantes, on ne nous passait pas, évidemment, le moment tant attendu des chefs d’accusation pour hérésie, sodomie et meurtres de plus de 140 enfants. On mettait aussi en valeur sa condamnation par pendaison doublée de celle du bûcher, au cas où l’ignominie des crimes ne suffisait pas à satisfaire l’amateur de sadomasochisme. Et pour finir, le panneau se penchait sur l’image horrifique laissée dans l’Histoire par cet archétype du pédophile.
— Super ce château maman ! me dit alors Cédric l’air réjoui.
Je fus tentée de le traiter de con tellement sa réaction me navra.
Comme les autres touristes, il avait enfin trouvé ce pourquoi il avait tenu à venir. C’était ça qu’il était venu chercher, l’ignominie, l’apologie d’un cerveau dérangé, d’un être malsain qui avait torturé encore et encore dont on perpétuerait le souvenir des siècles plus tard non pas pour des exploits qui suscitaient le respect mais en se disant « mon Dieu, c’est horrible ! » dans un pseudo-recueillement avide de sensations malsaines.
— Maman, tu sais s’il y a un film sur Gilles de Rais ? Ce serait super d’en faire une série à la Games of throne. Ce serait trop la classe, me confia Cédric qui semblait estimer que je devais être complice de son enthousiasme.
Pas vraiment, je n’étais déjà quelque part pas convaincue par la splendeur des châteaux royaux entretenus à grands frais malgré l’étalage d’une opulence qui affichait des siècles de mépris à l’égard des souffrances du peuple exploité jusqu’à l’écorce, affamé, emprisonné pour un caprice, subissant toujours, dont on avait envoyé la jeunesse à la guerre pour que s’amassent encore un peu plus les biens de nantis constamment au bord de la crise de foie, abusant du pouvoir pour mieux abuser ses pairs, voulant toujours plus, dans une indifférence immonde.
J’eus envie de cracher sur les murs de ce château, de hurler contre ce seigneur qui avait abusé de plus d’une centaine d’enfants, avant qu’un jour on ne le jalouse et trouve comment l’évincer. Parce qu’au fond, sa disgrâce ne tenait qu’au fait d’avoir dilapidé le patrimoine familial, sans quoi il n’aurait jamais été inquiété juridiquement par son frère cadet spolié et ne serait pas ainsi entré tristement dans l’Histoire. J’avais envie de vomir tandis que l’horreur et la laideur du monde se déployaient dans mes pensées.
Mon fils, lui, était enchanté. Comment lui dire, quand lui allais-je devoir parler de la part de sordide de l’être humain, à quel moment oser enfin briser en mon fils ces derniers remparts d’innocence qu’on appelle l’inconscience de l’enfance ?
— T’en connais d’autres des lieux comme ça maman ? me demanda-t-il avide, tandis que le tranchant de la lame de sa curiosité s’enfonçait dans ma côte.
— Trop. Beaucoup trop, mon lapin, m’entendis-je à peine lui répondre d’un filet de voix fébrile.
— Il paraît qu’il y a un musée de la torture à Londres, le donjon qu’ils l’appellent. On pourra y aller maman ?
— Je ne sais pas…
J’étais allongée sur une de ces machines de torture inventées par l’esprit malade d’êtres qui avaient perdu le sens de l’humanité, terrifiée, suante d’angoisse, je pleurai de toute mon âme écorchée vive, implorai la miséricorde en vain, au milieu de centaines d’autres instruments étudiés pour maintenir la conscience de la torture, brûler, broyer, écorcher, disloquer, éviscérer et les visiteurs jouaient des coudes pour regarder, un peu déçus au fond de ne pas m’entendre hurler de douleur assez fort pour qu’ils partagent au moins un frisson.
— Allez, ’man, ce serait trop !
— Oui, Cédric, tu as probablement raison, ce serait trop.
NDA : Au vu de la façon dont je l’imagine, on comprendra pourquoi je n’ai pas mis les pieds à Tiffauges depuis que le site se visite. Fiction donc, voulue et assumée.