L’anniversaire de mamie

— Alors, cette année, on lui offre quoi à ta mère ?

Papa relève la tête vers maman qui vient de lui couper l’appétit. C’est elle la préposée aux cadeaux. Si elle cale, c’est clair, il est fichu. S’en suit un silence mortel. Papa reste figé à table comme si on venait de lui annoncer la fin du monde. La cuillère de service reste coincée dans sa main et les nouilles, qui s’éloignent de la ligne d’arrivée, retombent dans le plat en un gros plop mou. J’ai l’air stupide avec mon assiette à attendre qu’il me serve mais ce n’est pas le moment de me faire remarquer. On parle de mamie, c’est du sérieux. J’adore mamie, elle passe avant les pâtes à la bolognaise. Je sais bien ce qui lui plairait moi mais on va encore me dire que je suis trop petit et gnagnagna et gnagnagna, alors je laisse faire les grands. J’écoute les pros.

Sauf que j’écoute du rien car Papa se gratte la tête, le chien l’oreille droite et Maman savoure son pouvoir en attendant que papa relève son défi.

— La dernière fois, je te signale que c’est encore moi qui ai trouvé pour toi, ajoute-t-elle. C’est ta mère, pas la mienne.

Wouah ! Quand elle dit ce genre de trucs évidents, j’ai beau n’avoir que dix ans, je sais repérer que ça sent le règlement de comptes. Papa lâche enfin la cuillère de pâtes. J’en profite pour me servir, je veux survivre.

Il fait une de ces têtes ; on dirait qu’il a peur de se faire punir. Je me sens solidaire mais j’hésite à lui filer mon idée pour l’anniversaire de mamie. Il ne va pas me prendre au sérieux.

Entre nous, c’est plutôt maman qui devrait être gênée. L’an dernier, elle a offert à mamie un appareil à raclette pour huit personnes. Mamie a regardé les parents longuement dans le blanc des yeux et elle a mis un temps fou avant de dire merci. Consternée. Qu’est-ce qu’elle allait faire d’un service à raclettes pour huit personnes ? Elle vit toute seule. Elle ne reçoit jamais. Et nous, je suis bien placé pour savoir que nous ne venons jamais manger chez elle.

— Ce sera pour quand vous recevrez des amis, a dû se rattraper maman. C’est facile une raclette, ça demande pas trop de préparation et tout le monde aime ça.

Mouais, ben ça n’a pas pris. Mamie lui a répondu que ce serait sympa qu’on vienne manger des fois chez elle aussi. Maman a lancé un sale regard à papa. Ils ont fait comme si elle n’avait rien dit mais, dans la voiture, sur le chemin du retour, l’atmosphère était électrique alors j’ai dit à maman :

— Tu sais, Mamie a dit ça parce qu’il ne lui en reste plus beaucoup maintenant des amis.

Je voulais aider mais, je ne sais pas ce qui s’est passé, ça l’a rendue furieuse et mon père, lui, a explosé de rire. Ils sont bizarres mes parents.

Mais l’heure est grave. Il ne reste que trois jours avant de fêter les 72 ans de mamie. Je crois que papa a une piste. Il est à présent en train d’interroger la sauce bolognaise collée à son assiette. Sûr que la réponse doit être quelque part là-dedans. Maman, elle, elle a les yeux en l’air. Elle m’a l’air de miser sur la lumière du plafonnier pour trouver l’inspiration. Ça fait un moment qu’ils attendent un signe, sauf que rien ne vient.

Allez, je me lance :

— Des baskets !

Papa me regarde d’un air attendri, maman ne réagit même pas. C’est lourd d’avoir dix ans…

— Un poêlon à fondue ? propose maman qui élude déjà ma proposition.

Papa considère son idée, la soupèse, la visualise. Il semble séduit. Et soulagé de ne plus avoir à chercher. Navrant.

— Elle préfèrera des baskets mamie !

Un cri du cœur vient de sortir de ma bouche. Ils me regardent comme si je venais de débarquer dans leur vie. Mais qui est donc ce gentil gnôme un peu envahissant qui mange à notre table ?

— Mais où vas-tu trouver des idées pareilles Florin ? Qu’est-ce que tu veux qu’elle fasse de tes baskets, mamie ?

Et c’est moi qui suis trop petit pour comprendre ! Franchement, des fois, je me demande qui ce qu’ils ont dans la tête.

— Ben, les mettre aux pieds…
— Oui, bien sûr, me concède papa, mais pourquoi penses-tu que ça lui ferait plaisir qu’on lui offre des baskets ?
— Mamie, elle vit toute seule. Alors, des baskets, c’est génial.

Apparemment, ils ne comprennent pas. Je suis le seul à être convaincu. Je jure que c’est la meilleure idée qu’on puisse avoir, je le parie, je mets ma tête à couper, je supplie, je sanglote, je sors le grand jeu puisqu’ils ne veulent pas comprendre.

— OK, OK, me disent-ils, on va faire comme ça.

Je crois qu’ils m’ont dit ça pour me faire plaisir. N’empêche qu’ils vont me suivre sur ce coup.

Et le jour J, quand mamie ouvre son cadeau, elle défait méticuleusement l’enveloppe, lit le message « bon pour une paire de baskets de ton choix » et se met à sourire de toutes ses dents, vraies ou fausses. Puis elle relève la tête et arbore cet air complice qu’elle n’a que pour moi. Mamie et moi, on est comme ça, toujours sur la même longueur d’ondes.

— Florin, me dit-elle le visage illuminé par une joie qui me rend tout chose, approche que je t’embrasse. Cette idée est de toi, n’est-ce pas ? Viens que je te serre dans mes bras, mon lapin.

Elle voit tout ma grand-mère, je ne peux rien lui cacher. Tandis que mes parents laissés sur le carreau se regardent médusés, mamie me garde un peu dans ses bras tout doux. J’adore !

Elle n’a pas besoin de décryptage mamie pour comprendre qu’on va aller les choisir ensemble ses chaussures, qu’on va prendre le temps de faire les choses bien pour que justement elle soit bien dans ses baskets et qu’après les avoir trouvées, on va aussi prendre le temps de revenir plein de fois chez elle la chercher pour les utiliser ses baskets, qu’on va se balader alors avec elle et ses baskets, qu’on va savourer ces moments où il n’est pas besoin de parler pour se dire que l’on s’aime. On peut aller n’importe où au fond, qu’importe la destination, pourvu que nous nous voyions.

Mamie, elle a compris que c’est de l’amour et du temps rien qu’avec elle qu’on vient de lui offrir.

Et moi, chaque fois que je suis avec mamie, j’oublie que je suis le plus petit.

 

 


NDA: Ce texte a été improvisé pour participer à un concours d’écriture estival sur le thème “faites sourire, baskets aux pieds”, par l’humour ou l’émotion.

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