Une maison de rêves

Simon avait toujours eu le rêve d’habiter un hôtel particulier ou une villa de la fin du XIXe siècle. Toujours. Il les avait dessinés au moins une centaine de fois dans sa tête, il s’était vu vivre dedans, il s’était même perdu dans son imaginaire avec délice dans une curieuse fin de siècle décadente au comble du raffinement esthétique. Il lui était arrivé de s’imaginer en dandy, pourquoi pas, et s’était vu onduler avec grâce dans un costume gris au délicat camaïeu jusqu’au fumoir où il se retirait pour discuter avec son cercle d’esthètes qui buvaient sa conversation exquise. Dans ce monde-là, il ne travaillait pas, il était riche, sa femme était l’élégance dans toute sa pureté, ses enfants des merveilles d’ingénuité et d’intelligence réunies, tout y était magnifique.

Bien sûr cela n’était jamais qu’un joli songe, rien d’autre qu’une fantasmagorie, mais quand il passa un matin devant l’agence immobilière de son quartier et jeta comme à son habitude un coup d’œil sur les annonces présentant les demeures inaccessibles, il ne put s’empêcher de s’arrêter net sur l’une d’elles, immédiatement absorbé par la vision d’une villa qui illuminait la photo de son imposante façade fin de siècle, tout droit sortie de son imaginaire, située au milieu d’un parc arboré de vieux marronniers.

Ce qu’il chérissait était sous ses yeux ébahis : les faitages pointus en ardoise, les bois blancs des colombages qui s’entrecroisent dans un lacis art nouveau, les larges bow-windows ventrus, le petit escalier de pierre au centre s’évasant sur le jardin, dont les rosiers oranges, ses préférés, s’entrelaçaient dans les rampes de métal qui reproduisaient les sinuosités végétales de lianes imaginaires, la majestueuse marquise rayonnant de ses panneaux de verre en gloire, la multitude des angles muraux qui soulignaient autant les retraits que les avancées des autres éléments d’architecture, tout, absolument tout répondait à ce qu’il avait pu goûter dans ses fantasmes lorsqu’il s’était plu à visualiser cet univers qui lui tenait à cœur.

Sur l’annonce, la deuxième vue ne lui avait pas échappée non plus. Elle montrait une grande serre d’hiver enchâssée dans une structure de métal riveté, toute verdoyante de sa végétation luxuriante. Une vision, un mirage, voilà ce qu’il se dit, avant de parvenir enfin à s’extirper de sa contemplation car il lui fallait partir travailler au cabinet.

Il aurait déjà dû partir depuis un moment, il avait des consultations jusqu’à 20h00 et il n’avait pas intérêt à devoir décaler chacun d’eux par effet de dominos s’il ne voulait pas tomber malade à son tour. Il s’arracha donc à son rêve en forçant le pas.

Toutefois, l’attraction l’emporta sur sa volonté car tout au long de la journée son esprit revint à l’annonce. Il se repassait chaque détail, se concentrait pour être sûr d’avoir tout exploré et il laissait se distiller en lui l’image apaisante de la bâtisse qui portait le nom suranné de Villa Ornella. Dans ses divagations, il se demanda quelle femme elle avait pu être, d’origine italienne probablement, dont les cheveux châtains remontés en chignon découvraient certainement une nuque sensuelle. Et la comtesse advint, telle une apparition angélique, rayonnant par sa grâce extraordinaire. Elle aimantait tous les regards par son étonnante taille de guêpe dont le galbe était renforcé par un corset si étroitement noué par Juliette, sa femme de chambre, que ses comparses compatissaient en pensant aux malaises secrets mais inévitables qu’elle devait endurer pour être aussi désirable. Son large décolleté souligné de dentelle venait mourir sur ses épaules pour mieux les laisser deviner sous le fin coton de son corsage blanc parsemé d’un discret plumetis brodé. Avec une naïveté affranchie de toute arrogance, elle confiait à ses amies qu’elle ne se maquillait jamais, avant de leur offrir son sourire mutin de porcelaine. Elle se moquait bien sûr, on ne se vexait pas, personne ne résistait à ce sourire, pas même les femmes, on ne pouvait que se laisser conquérir. Ornella était de ces beautés fatales qui vous font perdre la tête, elle était la fierté de Simon et sa perte. D’elle, il aurait supporté tous les caprices et en aurait souffert le martyre, se serait damné, envoûté par la plus belle des créatures que la terre ait connues mais elle n’était pas frivole ni cruelle, elle l’aimait et s’était montrée d’une grande délicatesse avec lui tout au long de leur mariage. Sa mort avait laissé Simon inconsolable.

Quand il sortit de ses rêveries romanesques, Simon était déjà de retour devant l’affichage de l’agence immobilière. Impossible de s’extraire de l’appel qui lui fit contempler à nouveau l’annonce sous l’éclairage nocturne des réverbères publics et replonger ainsi dans un état de béatitude qui ne connaît ni temps ni raison. Arrivé chez lui, il retrouva bientôt son Ornella, l’année même de leur mariage, et s’endormit à ses côtés en emportant dans les dernières pensées qui résistaient de plus en plus faiblement au sommeil le spectacle d’une femme nue dont la respiration apaisée par les caresses et les baisers avait repris son calme régulier. Il voulut approcher sa main de sa chevelure dénouée, ravissante masse brune sur son cou d’albâtre, mais le sommeil le gagna avant qu’il n’eût fini son geste, sa main retomba dans le silence des dorures et des tableaux de maîtres qui décoraient la villa 1900.

Puis les jours passèrent. Puis l’annonce disparut. Simon avait tant redouté ce jour fatal qu’il ne fut pas surpris au fond de sentir en lui de la résignation. Il s’était déjà préparé à cet abandon. Aussi beau fût-il, son rêve n’avait jamais été qu’un fantasme qui n’avait pas de place dans la réalité, il s’évanouit de lui-même, indolore. La vie reprit son cours, la raison reprit le dessus.

Ce n’est que bien des années plus tard, une fois sa carrière achevée, qu’il repensa avec attendrissement à la ravissante Villa Ornella et avec elle ressurgirent toutes les autres imitations accrochées aux vitrines des agences immobilières dont les photographies l’avaient tour à tour amusé, distrait, bercé, déçu ou envoûté, enfermé puis libéré enfin avec un détachement qui n’était pas de l’ordre de l’apaisement mais plutôt du sursis. Il pensa au doux sourire éthéré de la douce Ornella et lui répondit en souriant à son tour.

Son passage à la retraite s’était avéré particulièrement difficile, il avait tant donné à son travail, il avait tout donné, pas d’épouse, pas d’enfant, il n’avait plus rien, il en prit conscience de façon virulente et dut affronter le grand vide. Harassé, usé, au rebus de la société active, après avoir été entouré de ses patients omniprésents, il fit l’expérience de la terrible solitude, il n’échappa donc pas à la spirale de la dépression la première année pendant laquelle il sombra autant qu’un homme seul qui n’a plus de rêves pour le porter peut sombrer. Les affres du néant furent insupportables.

Il avait vendu bien sûr le cabinet médical et l’idée germa bientôt de se séparer aussi de son appartement. Ce dernier étant à deux pas du parc Monceau, dans un quartier prisé, rue Malesherbes, il savait qu’il en tirerait une somme largement suffisante pour s’offrir son rêve bien que sa propriété fût modeste comparée aux demeures voisines tel le fastueux hôtel particulier de Nissim de Camondo qu’il admirait tant, rue Monceau, mais il ne visait pas si haut.

Il dégota ainsi une villa isolée dans la vallée de Chevreuse. Un coup de cœur. Une folie qui était à sa portée car la demeure était vétuste, il y avait beaucoup de travaux de rénovation à prévoir, des élagages drastiques à faire dans le parc pour accéder au bâtiment tant la végétation avait envahi le parc néanmoins la maison en valait la peine, sans aucun doute, les murs étaient sains, l’extérieur bien conservé, et puis il émanait d’elle une aura qui avait conquis son cœur au premier regard. C’était sa villa maintenant, sa fierté. Il aima l’idée qu’elle lui appartenait autant qu’il lui appartenait lui-même.

Aussitôt, il engagea un jardinier pour reprendre l’agencement de l’extérieur et lui, il se chargea de l’intérieur : canalisations, isolation, remise en état des planchers, électricité, carrelage… L’ameublement n’était pas pour tout de suite, peu importe, en faisant le choix de prendre en charge les travaux de rénovation, il savait qu’il aurait les moyens de s’offrir un mobilier dans l’esprit de ce qu’il avait en tête, sobre et élégant. Toutefois l’ampleur des travaux le dépassa vite. Et alors ? Il n’avait que ça à faire désormais et surtout il prenait du plaisir à le faire. Il était un être de passion, vivoter dans une chambre aux murs humides, ouverte à tous les courants d’air, bivouaquer avec un réchaud et des bidons d’eau potables pour la cuisine, utiliser des sanitaires rudimentaires, rien ne fit céder son enthousiasme.

Ses amis furent pourtant très surpris de le voir passer sa retraite à travailler comme une bête de somme du soir au matin. Ils tentèrent de le raisonner mais Simon ne supportait aucune critique. Il se montra brutal dans sa susceptibilité, une première fois, une deuxième, et il ne vit pas qu’il les avait au final rejetés les uns après les autres en voulant s’abriter de leur bienveillance horripilante.

Le jardinier avait commencé à œuvrer comme un forcené lui aussi dès l’emménagement de Simon en septembre pourtant, en décembre, il semblait qu’il venait à peine de commencer l’abattage des marronniers qui encombraient l’allée centrale. On ne pouvait accéder à la demeure sans craindre de verser avec la voiture entre les ornières boueuses créées par la répétition des cahotements du tracteur qui avait servi à l’extraction des souches ou les allers-retours du camion benne qui emportait régulièrement le bois tronçonné et les innombrables bosses soulevées par les racines en plein milieu de l’allée dont les gravillons avaient été avalés depuis longtemps par la terre et la mousse. Les vieux camélias sombres qui bordaient un côté de la maison avaient l’allure de buissons décharnés rescapés d’une apocalypse. L’hiver n’aidait pas à se montrer plus indulgent devant un tel spectacle. Des lianes fébriles, des ronces acérées, des parterres flétris depuis des lustres, grotesques, pitoyables, des arbres monstrueux, voilà à quoi ressemblait le parc encore au printemps.

Simon ne le voyait pas comme ça. Il voyait ce qu’il allait en faire. Il ne voyait que la splendeur passée et celle que les lieux retrouveraient à force de ténacité et de conviction. Il avait foi en lui ou plutôt il avait foi en sa villa. Il lui redonnerait son éclat, ça prendrait le temps qu’il faudrait, il était prêt quoi qu’il arrive à passer le temps nécessaire pour y parvenir, rien d’autre ne comptait.

Il fut en effet conforté dans sa foi car en neuf mois le jardinier réalisa le miracle espéré : le parc à l’anglaise avait recouvré son éclat d’antan. Les parterres de vivaces étaient un enchantement, la mare avait retrouvé ses grenouilles, les étendues récemment aplanies et engazonnées apportaient pour leur part une touche de vert tendre apaisante après tous ces longs mois de champ de bataille boueux, les rosiers rutilants, orange, rouges, roses, jaunes, se répondaient d’un bout à l’autre du parc. Les camélias, qui avaient souffert de la taille drastique, attendraient sagement jusqu’à la fin de l’hiver pour offrir de nouveau le spectacle de leurs lourdes fleurs fuchsia mais Simon allait sous peu pouvoir profiter de l’été à l’ombre du tilleul centenaire, lui avait annoncé le jardinier fier de l’ouvrage accompli. Pour lui faire plaisir, il avait pris soin de décaper le service de jardin en fer forgé laissé par les anciens propriétaires. Il le lui avait même repeint. Désormais il faudrait laisser faire la nature pour que les branches à nu se couvrent à nouveau d’un feuillage dense. C’était normal, les arbres avaient toujours cet aspect de lendemain de combat de coq après des élagages d’une telle ampleur, tenta de plaisanter l’homme un peu gêné par le visage curieusement impassible de son employeur. La patience est la première vertu du jardinier, avait-il aussi précisé avant de le quitter. À l’avenir, ils ne se reverraient que de temps en temps pour entretenir le parc.

« Voilà une bonne chose de faite », conclut Simon d’une voix intérieure plus faible qu’il ne l’aurait voulue. Le soulagement de ce premier chantier terminé aurait dû laisser place à une certaine euphorie or elle le laissait au contraire tout drôle, presque triste. Toute la fatigue des derniers mois écrasait ses épaules qu’il avait senties se voûter au fil des mois. Il n’arrivait pas à savourer sa joie. Ça passerait, il fallait qu’il se ménage un peu peut-être, oui, ce devait être ça. Il allait s’accorder un jour de repos. Peut-être deux.

Quelques jours après le départ du jardinier, alors qu’il soudait des tuyaux de cuivre dans la salle de bain du rez-de-chaussée, il se fit surprendre par une panique incontrôlable en prenant conscience qu’il se retrouvait seul pour poursuivre les travaux colossaux que nécessitait la maison. Il n’avait pas voulu le voir d’abord mais la réalité inéluctable le rattrapait en ce jour. Un sentiment terrible d’écrasement le comprima, bien plus violent que la première fois, si bien qu’il ne put réprimer les larmes qui ne demandaient qu’à sortir de ce corps épuisé. L’homme était à bout, ses forces le lâchaient. Qu’avait-il fait ? Dans quoi s’était-il engagé ? Il n’y arriverait jamais. Aucune pièce n’était finie, il y avait tout à faire, partout, dans chaque recoin, il n’aurait jamais dû entreprendre ces travaux, il était trop vieux, il avait trop attendu, il allait y laisser sa santé et son moral, il était fou d’y avoir cru. Pourtant il sentait qu’il ne pouvait pas abandonner son rêve. C’était toute sa vie. Il faisait partie de lui. Abandonner aurait été se renier lui-même. Il fallait seulement qu’il prenne un peu de temps pour se reposer. Un peu de temps, c’était ça dont il avait besoin pour se ressaisir, certainement.

Le lendemain, il fit sa valise, le cœur meurtri par un sentiment d’abandon, presque de trahison envers la maison devant qui il avait failli. Il reviendrait bientôt. Quelques jours de vacances chez sa sœur à Cannes, il s’accordait juste quelques jours au soleil, loin des gravas qui font tousser, des charges qui cassent le dos, du plâtre qui rend les mains rugueuses et de toutes les coupes et recoupes de carrelage pour refaire la salle d’eau qu’il n’avait pas tout à fait finie. Il avait avancé malgré tout. Oui, il pouvait être fier de ce qu’il avait déjà réalisé. La cuisine était opérationnelle, les planchers du premier étage refaits, le plus gros de l’électricité remplacé, l’isolation des murs nord renforcée, les carreaux flous du bow window changés, les sols du rez-de-chaussée pratiquement achevés… La majorité du gros œuvre était derrière lui.

C’était faux mais il n’avait pas envie de le savoir, il préférait se dire qu’il y avait de quoi savourer ce moment sinon il allait s’effondrer pour de bon et rien qu’à l’idée il entrevoyait cette pensée terrifiante qu’il pourrait en devenir fou de désespoir. Surtout pas, il devait s’accrocher ! Cette histoire entre la maison et lui ne faisait que commencer. Un jour il en jouirait et regretterait d’avoir été tenté de baisser les bras. Alors pourquoi se sentait-il si mal à l’aise en refermant la porte d’entrée ? Au-delà de la fatigue, était-ce de l’impatience ? De la frustration ? Bien sûr, qu’il était bête, il ne devait pas douter de sa villa. Elle était tout pour lui. Il eut honte. D’ici quelques mois, tout serait fini et il repenserait alors à ce moment de flottement en se moquant de lui-même. Bien sûr.

Sa sœur se montra adorable comme toujours, aux petits soins pour son cadet, elle devança ses moindres désirs pour qu’il ne manque de rien, veilla sur lui comme une maman poule. Elle ne cacha pas non plus son émotion lorsqu’à la fin de la semaine ils durent se séparer.

— Promets-moi de m’appeler régulièrement. Tu ne m’appelles jamais, dit-elle la gorge nouée.

Elle connaissait son frère, elle savait qu’il ferait comme à son habitude, mais elle n’avait pu se retenir de le lui dire avec une pointe d’inquiétude dans la voix. Ils s’embrassèrent. Les yeux de Louise s’embrumèrent dès que Simon se fut assez éloigné dans sa voiture neuve.

Il arriva tard, fourbu, mais l’esprit reposé, heureux d’être de retour chez lui malgré le salpêtre, les tas de gravats et les piles de matériaux en attente accumulés dans toutes les pièces, exception faite de la cuisine et de la salle de bain du rez-de-chaussée auxquelles ne manquait plus qu’une couche de peinture au plafond. La maison lui avait manqué aussi. Beaucoup. La retrouver le grisa de réconfort.

Les travaux reprirent, interminables, les mois s’enchaînèrent, l’automne laissa la place à l’hiver, le printemps fut bientôt fut rattrapé par l’été, puis ce fut l’automne, l’hiver de nouveau… Simon n’y faisait plus attention. Il travaillait d’arrache-pied, du matin au soir, se disant toujours qu’il rendrait à la villa sa splendeur d’autrefois. Aussi vit-il ses mains devenir rêches et se remplir de crevasses, son dos le tiraillait et de plus en plus souvent le rappelait à l’ordre, à tel point qu’il lui était parfois impossible de poursuivre ses travaux, alors il râlait depuis le fond de son lit, ruminait, se morfondait puis retournait à la tâche, furieux d’avoir été empêché par son corps vieillissant mal. Bah, il était médecin, il savait mieux que personne ce qu’il fallait faire pour lui. Il n’était pas si déraisonnable que ça. L’âge, c’est dans la tête, n’est-ce pas, alors il décréta qu’il avait l’âge de ses rêves, une jeunesse éternelle qui ne connaissait ni temps écoulé ni frontière entre le XIXe siècle qui l’inspirait, le XXe siècle qui l’avait vu naître et le XXIe dans lequel il avait décidé de donner vie à son rêve. La mission était noble. La villa serait tout aussi belle.

Au cours de la quatrième année, alors qu’il se consacrait à restaurer le premier étage, Simon se mit à douter de lui. Les finitions lui paraissaient sans fin. Le plus gros était fait mais il restait encore tant à faire. Pour se ménager, il concéda à alterner les jours de travaux et ceux consacrés à la brocante car il avait commencé à réfléchir à la façon dont il allait pouvoir aménager le rez-de-chaussée maintenant qu’il l’avait fini.

Il avait nettoyé et remonté la bibliothèque déjà existante du rez-de-chaussée mais n’arrivait pas à décider de quelle façon il allait pouvoir remplir les étagères. Devait-il combler le vide d’illusion en chinant de vieux livres aux reliures de cuir dans les vide-greniers ou bien assumer la modernité de ses lectures encore entassées dans des cartons, par soucis d’authenticité ? Les deux n’allaient pas ensemble. Malgré la tentation, il lui était difficile de se résoudre à jeter ses livres pour les remplacer par de l’ancien destiné à prendre la poussière, il n’aurait jamais le temps de tout lire, il le savait bien. Au final, partagé entre l’éclat du passé noble et sa réalité très simple, il laissa les rayonnages vides. Sagement empilés, les cartons attendaient encore sa réponse.

Il verrait plus tard car, pour l’instant, il avait fort à faire au premier, sans parler du deuxième étage qu’il n’avait pas encore investi. Les combles, eux, avaient étrangement résisté au temps, probablement parce qu’ils étaient rudimentaires. Peut-être n’avaient-ils pas beaucoup servi non plus ? Les tapisseries fleuries ou rayées étaient propres, intactes, à peine jaunies par les années. La minuscule salle d’eau commune avait le charme de sa modestie : dans sa simplicité, elle se révélait aussi banale que ravissante avec son sol blanc rehaussé d’un motif géométrique noir, son carrelage d’un blanc immaculé sur le mur, son évier et sa baignoire très sobres. Aucune marque de corrosion sur les canalisations de cuivre, tout, absolument tout était conservé en parfait état, oublié du temps. Simon en avait été profondément ému la première fois qu’il avait visité la partie réservée au service et il l’était encore chaque fois qu’il y montait afin de s’imprégner de l’esprit de la maison et se laisser happer avec délice par cet univers de l’ombre sur lequel le temps n’avait curieusement pas prise.

Au premier, en revanche, un tout autre chantier l’attendait. Le dos cassé, de plus en plus voûté, l’homme qu’on appelait au village le médecin de Paris et qu’on considérait sans s’en cacher comme un vieux fou n’avait plus l’énergie qui l’avait d’abord poussé à entreprendre les travaux de restauration. Il y avait déjà un bon moment qu’il ne rêvait plus d’une Ornella idéale ni d’enfants riant qui faisaient rouler des animaux au bout de leur tige de bois.

Ce fantasme était loin, il avait pris de l’âge lui aussi, il s’était recouvert de poussière, une idée de jeune homme devenue naïve avec le recul de la sagesse. Lui, il était vieux, ses lombaires le faisaient souffrir atrocement et il se demandait de plus en plus souvent pourquoi il avait fait ce choix déraisonnable d’accomplir son rêve, isolé de tous après avoir vécu au milieu du fourmillement parisien. Les rêves sont peut-être faits pour rester à l’heure place, se disait-il. La réalité les émousse, les blesse, probablement les détruit-elle aussi si on la laisse faire. Cette pensée le révolta. Jamais il ne s’y soumettrait, lui vivant, jamais. Il n’était plus aussi sûr d’avoir bien fait mais jamais il ne se dirait que le temps était venu de passer la main. Peut-être que des ouvriers auraient avancé bien plus vite que lui sauf que l’idée de ne pas finir lui-même le travail déclenchait immédiatement en lui des crises d’angoisse vertigineuses. Un rêve n’a pas besoin nécessairement de son aboutissement pour être épanouissant, il suffit de le porter en soi, pensa-t-il avec véhémence, parce que justement dans les rêves tout est possible, sans limites, immense, infini et si bon.

— Jamais ! Jamais ! Jamais, bon sang ! répéta-t-il à voix haute indigné.

Un matin, alors qu’il posait des boiseries dans le bureau du premier étage, il fut surpris de réaliser qu’il ne voulait pas qu’un autre que lui entre dans sa maison. Il s’aperçut alors qu’en dehors des tout premiers jours de son installation, quand il n’y avait encore que les murs bruts à regarder, un squelette de maison pour ainsi dire, personne d’autre que lui n’avait franchi le seuil de la porte d’entrée et aujourd’hui il se serait senti souillé si quelqu’un se permettait d’entrer. Il y avait trop de lui dans cette maison, elle était devenue son intime. C’était étrange mais c’était comme ça et il n’allait pas changer à son âge, pas question ! De toute façon, il faisait ce qu’il voulait. Sa sœur avait bien essayé deux ou trois fois de venir chez lui mais il l’avait dissuadée en lui parlant de son allergie aux acariens, des particules de salpêtre en suspension et du fait que rien n’était encore prêt pour accueillir des invités. Louise était décédée pendant l’hiver d’un cancer du foie foudroyant. De son côté, une mauvaise grippe avait empêché Simon de descendre pour assister à l’inhumation, il n’avait pas pu lui faire ses adieux, il le regretterait toujours. Il se sentit très seul. Sa sœur était la dernière au fond qui le rattachait au monde extérieur et ce lien venait de disparaître avec elle.

À présent, il était l’aïeul d’une famille qui le laissait indifférent. Cet état de fait le déstabilisa tout d’abord puis fit de lui un être triste. Il dut l’accepter pourtant et ce fut atroce, il roula des idées noires nuits après nuits, perdit le sommeil et l’appétit, ne pouvant plus fermer les yeux sur ce qu’il avait refusé d’admettre depuis si longtemps : jamais il n’achèverait son œuvre. Il est de ces rêves sans concession qui vous prennent tout entier. Avait-il le choix ? Il venait de prendre conscience qu’il ne pouvait s’éloigner de la maison sans ressentir un immense vide et devenir aussitôt obsédé par le manque que créait l’éloignement de ce qui était sa raison de vivre, il ne pouvait non plus abandonner les travaux sans se sentir envahi d’un sentiment d’absurdité qui le faisait plonger dans de violentes crises d’angoisse, il accepta donc sa passion comme on entre dans un refuge car elle le protégeait et le rendait heureux tout simplement. Le reste n’était qu’agression.

S’il s’était arrêté, car l’idée lui avait traversé l’esprit bien des fois malgré tout, il aurait détruit ce pour quoi il s’était investi corps et âme depuis des années, plus rien n’aurait eu de sens, sa vie n’aurait plus rien valu, lui-même n’était plus rien depuis quelques années sans ce projet. Il ne pouvait oublier néanmoins cette certitude qu’il n’aurait pas la force de l’achever et cela le mina, sans retour possible à l’apaisement.

Ses nuits furent bientôt agitées par des visions de plus en plus oppressantes. Une fois, alors qu’il se promenait dans le parc, il sentit que le sol vibrait en un grondement sourd sous ses pieds. Le ciel s’obscurcit brusquement, annonçant un orage imminent. Il vit que le massif de rosiers qu’il longeait était couvert de liserons sur toute leur hauteur. Furieux, il les arracha mais ces derniers repoussèrent aussi vite et revinrent à la charge, chaque fois plus vigoureux. Simon les arracha de nouveau, avec frénésie, se déchira les mains, saigna, s’acharna mais le combat était perdu d’avance, les spirales entêtées eurent tôt fait de tout envahir. Il dut renoncer. Il peina à s’extirper de l’enchevêtrement qui montait déjà le long de ses cuisses si bien qu’il tomba en arrière. Ce fut alors qu’il vit le spectacle sinistre de son parc ravagé. Les parterres de vivaces n’étaient plus que des entrelacs de ronces. Le lierre avait grimpé jusqu’aux cimes des arbres pour les étouffer. Partout au sol, les pissenlits, le chiendent et la mousse masquaient ce qui jadis avait été un gazon. Traversé d’un frisson de la tête aux pieds, il se releva péniblement, plus lourd qu’une statue de bronze, pour revenir à la villa.

Il suffoqua en découvrant ce que la glycine avait infligé à la façade, il pouvait suivre son parcours destructeur : après avoir lézardé les parois, elle s’était infiltrée dans les gouttières et les tuiles, les avaient soulevées, en avaient cassées beaucoup, ne laissant rien derrière elle, de même elle avait rampé à l’horizontale le long des fenêtres du premier étage puis les avait obstruées avec acharnement. En sa base, les multiples troncs sinueux avaient tordu jusqu’à l’étouffement les armatures de métal qui la supportait autrefois avant de les rompre et les tiges de fer qui tentaient d’échapper à cet enfer s’érigeaient ça et là comme des bras tendus vers la clémence de Dieu.

Simon tituba jusqu’au perron, perdu, effaré, avant qu’un fracas terrifiant ne le fît se retourner. Le tilleul centenaire venait de s’effondrer, le tronc creux, rongé par la vermine.

Qu’allait-il voir dans la maison ? Quelle horreur l’attendait à l’intérieur ? Il n’osait pousser la porte. Il fallait qu’il sache. Alors il affronta la vision de cauchemar à laquelle il s’attendait.

A l’intérieur, le temps avait ruiné tous les efforts accomplis avec amour et abnégation pendant ces dernières années. La moisissure, le gel, la rouille, la vermine, toutes les calamités semblaient s’être réunies pour venir ravager la villa avec une férocité insatiable. Le temps venait rappeler qu’il était le maître absolu et que l’homme né de la poussière retournerait à la poussière, qu’il ne resterait rien derrière lui de sa fierté, de sa raison de vivre, de ce qu’il a été, de son amour, tout serait effacé car on ne peut échapper à l’inéluctable.

Simon se réveilla en hurlant, le corps couvert de sueurs. Il chercha le bouton de lampe de chevet à tâtons, peina à le trouver, heurta le meuble, puis enfin parvenu à l’attraper, il resta hébété dans le halo rassurant de la lumière, le cœur cognant fort, douloureusement, incapable d’oublier ce qu’il venait de vivre.

Ce n’était pas la première fois qu’il faisait ce genre de cauchemar. Depuis quelque temps, toutes ses nuits ressemblaient à ça. Il redoutait le moment d’aller se coucher et se réveillait le matin à la fois soulagé que ce ne fût qu’un rêve et rongé par la hantise du retour de ses terreurs nocturnes. Il savait ce que ça voulait dire.

Quelques jours plus tard, en effet, alors qu’il fixait un grand miroir au-dessus de la cheminée du boudoir, il sentit son cœur lâcher et il comprit immédiatement que le temps était venu pour lui de partir. Son corps tomba sans un bruit comme une poupée de chiffon, mollement, sans résistance. La nature reprenait ses droits sur les rêves qu’elle lui avait accordés le temps d’une vie. Il n’avait pas peur, il ne regrettait rien, pas même de ne pas avoir eu le temps d’achever son œuvre, car il avait aimé sa vie et il lui sembla qu’elle aussi l’avait aimé tendrement en l’habitant de ses rêves passionnés. Il quitta ce monde curieux de découvrir à quoi ressemblait la vraie Ornella.

 

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