Le retour

Derrière la vitre du deuxième étage, Ophélie observait sa rue. Elle ne regardait rien de spécial, elle s’imprégnait de l’atmosphère, comme ça, par plaisir, comme souvent quand elle se posait après une journée harassante et donc elle avait l’esprit un peu ailleurs, elle rêvassait, confortablement anonyme. Elle aimait se perdre à imaginer qui pouvaient être ces gens inconnus qui passaient et repassaient dans le quartier. Elle leur prêtait un métier, des émotions, des goûts, un caractère, et pour certains, les plus lisibles, ou ceux qui lui plaisaient le plus, elle les faisait vivre dans son esprit. Celui-ci était certainement un père adorable dont le garçon de 5 ans avait une bouille à faire fondre le cœur de tout parent, celui-là s’inquiétait pour sa mère entrée à l’hôpital à cause d’une vilaine chute dans l’escalier, cet autre hâtait le pas pour pouvoir vite sortir Mégavore qui avait besoin de se dégourdir les pattes, et lui, il aimait tendrement sa femme, cet autre encore avait une culture impressionnante, elle aurait pu l’écouter pendant des heures, cet autre, là, elle l’adorait pour son humour curieusement émouvant, celui-ci gardait ses secrets bien enfermés au nom d’une pudeur qui le mettait en cage à son tour, il l’intriguait plus que les autres… Ils étaient surtout des hommes parce que les femmes, elle savait déjà comment elles fonctionnaient, ça l’intéressait moins.

Quoique, à bien y réfléchir, Ophélie était comme ça tout le temps, pas qu’avec les hommes qui lui tapaient dans l’œil, même s’ils avaient sans conteste sa préférence. Elle observait la vie en effervescence. Elle apprenait avec patience comment chacun pouvait réagir au monde extérieur, se l’apprivoiser, le dépasser quand venait le temps des épreuves, l’approuver malgré les événements tranchants, l’aimer sans que le doute ne vienne creuser la faille, elle voulait savoir comment ils parvenaient, eux, à s’en satisfaire et à en jouir. Sans faire semblant.

Les optimistes étaient de ce fait ceux qui l’intriguaient le plus. Ils la fascinaient. Ils semblaient si détachés, si désinvoltes, comme si tout leur glissait dessus, ou mieux, comme si les coups durs les renforçaient dans leur conviction que le monde est beau. Mais était-il vraiment si beau le monde ? Elle devinait bien qu’ils savaient pleurer eux aussi, loin des regards, même s’ils reconnaissaient volontiers avoir ce qu’ils appelaient leurs moments de faiblesse, mais elle était époustouflée de les voir renaitre comme des phénix après l’épreuve. Certains se montraient débordants, expansifs, un peu louches. La plupart se révélaient être très humbles, quand on allait les voir au-delà de leur façade cabotine.

Elle resserra son observation justement. Au fil des jours, en toute discrétion, elle regarda autour d’elle et les vit rire à gorge déployée dans des moments pourtant terribles, ce qui la décontenançait à chaque fois, et pas d’un rire désespéré, d’un rire franc, libérateur, d’un rire qui remet d’équerre, qui renforce un socle et qui propulse avec vigueur. Nul ne saurait y résister, elle décida de les approcher de plus près.

Tout d’abord elle se fit mal. Les chocs furent violents. Elle n’était pas de leur clan, clairement elle n’y avait pas sa place, mais elle était où sa place, elle aurait bien aimé le savoir…

Elle se montra donc plus patiente et fit en sorte de les avoir dans son quotidien à défaut de les avoir dans son entourage proche et c’est ainsi qu’Ophélie se prit vite au jeu de se demander comment réagirait tel ou tel de ces derniers s’il devait faire face ce jour-là à ce qu’elle recevait dans la figure. Elle tâtonna, supputa, expérimenta, fut lamentable ou réussit par pur hasard, s’essayant à l’exercice du mieux qu’elle pouvait, sans jamais réussir à maitriser ce qu’elle était censée faire. Elle ne fut pas douée les premières années mais ça venait gentiment. Des fois, après coup, elle osait demander, elle se renseignait, et constatait qu’au fond, ben, ils improvisaient beaucoup ! Peut-être qu’il fallait être fait pour ça ou alors il y avait un truc, une sorte de code ? Les mois s’écoulèrent sans qu’elle ne le trouvât de façon durable. C’était boiteux, bancal et si laborieux.

Il lui fallut un long moment, des mois, plutôt des années, elle n’aurait su dire, pour voir enfin ce qui lui crevait les yeux : la vitre avait fini par disparaitre. Pour de bon, plus de vitre, plus de distance, elle était dedans. Depuis quand ? Impossible de le déterminer mais c’était un fait indéniable. Elle n’avait rien changé à ses habitudes, elle n’avait pas l’impression d’être « passée de l’autre côté », elle n’avait franchi aucune frontière, aucun portail temporel, ni psalmodié de mystérieuses incantations, elle s’était seulement retrouvée dans le mouvement de la rue, fluide, simple, si évident qu’elle avait eu du mal à s’apercevoir enfin qu’il y avait entre la vie et elle un lien fusionnel.

C’était comme si la vie était entrée en elle, oui, quelque chose de cet ordre, car elle sentait le bonheur dans sa peau, elle en caressait les rondeurs, en percevait les subtiles harmonies tandis que le monde s’était mis à chanter à son oreille ce qu’elle avait toujours cru n’être qu’un rêve d’enfant un peu fou. Les harmonies faisaient sens, intuitivement, et de ces accords parfaits, elle vit s’épanouir en elle des couleurs qui leur répondaient, emplies de lumière, de celles qui habitent l’âme. Elle ferma les yeux pour accueillir enfin le souffle à la fois doux et puissant, aimant et enivrant, qui venait reprendre sa place en elle, l’amour de la vie.

Au début, ce qui la surprit, ce fut de réaliser qu’elle distinguait désormais d’instinct ceux qui faisaient semblant d’aimer la vie, ceux qui n’avaient rien compris, ceux qui étaient étanches, et plus encore de découvrir les autres, les siens, ceux qui savaient voir et recevoir, plus nombreux qu’elle ne l’avait imaginé, ceux qui savaient donner aussi et elle adorait tout particulièrement ce trait de caractère chez eux.

C’est à cette période-là aussi qu’Ophélie commença à avoir une drôle de sensation, tel un caillou glissé dans la chaussure, une impression étrange de n’avoir pas fait grand-chose pour en arriver là. D’abord désagréable, ce sentiment devint vite dérangeant, envahissant même, presqu’effrayant, au point qu’elle fut obligée de l’affronter pour finir par se l’avouer à elle-même, vaincue. Oui, au fil des jours, force était de constater qu’elle ne faisait que raviver des choses qu’elle avait enfouies en elle, des rêves, des envies, des vœux pieux, de ces pensées qui avaient toujours été là, qui avaient sagement cohabité en se faisant toutes petites, un peu comme si elles avaient eu honte d’exister. Alors elle n’avait pas accédé à un secret réservé à une poignée d’élus ? Il n’y avait eu de miracle divin ? Rien de grandiose ? Elle était la même qu’avant, c’est ça ? Elle avait juste retrouvé ce qu’elle avait oublié d’elle-même. Somme toute, rien que de très ordinaire. Il y avait quelque chose de navrant dans ce constat, elle s’attendait à tellement plus noble révélation. C’était trop simple et, franchement, ça manquait carrément de panache cette histoire.

Merde quoi, il lui avait fallu tout ce temps pour revenir au point de départ ? S’accepter pleinement, c’est con comme la lune. Humiliée d’avoir perdu autant de temps, Ophélie fut très tentée, oui, très tentée de se vexer ou de marquer le coup d’une façon ou d’une autre mais son sens de l’autodérision vint prendre les choses en mains : il lui épargna de se faire une scène à elle-même en la faisant trinquer au retour à la maison de l’enfant prodigue, fièrement. Mouais, pourquoi pas ? Bon d’accord, tchin ! Mais pour la suite, elle allait tenter d’être un peu plus… ou un peu moins… enfin pas aussi… d’être mieux quoi. Et sur le sujet, elle ne manquait pas d’idées ni d’énergie désormais. À moins que ce ne soit les premiers signes de l’alcool qui se faisaient sentir ? Elle n’avait pas envie de dégriser alors. Déjà l’inspiration commençait à fuser de partout. Et il allait lui falloir canaliser tout ça, et surtout oublier cette envie terrible de déconner grave qui la titillait de plus en plus. Avant toute chose donc, elle allait réfléchir à trouver comment museler le chien fou qu’elle sentait grandir en elle parce qu’elle pressentait que son envie de vivre allait vite devenir ingérable injectée à cette dose-là. Elle devrait peut-être explorer de façon imminente la voie de la désinvolture pour contrecarrer son trop plein d’énergie, boostée à bloc qu’elle était, explosive, ivre de vie, un peu incontrôlable sur les bords, de préférence avant qu’elle ne se mette à embrasser tout le monde.

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