Le décor était beau alors j’ai voulu le revoir. En fait, non, ce n’est pas tout à fait ça. Je m’y prends mal. J’en parle mal. C’est bien plus fort que cela. Ce marécage m’a toujours intriguée. Je ne saurais expliquer pourquoi. Ce sont des choses qui se sentent, voilà tout. J’ai toujours aimé ce lieu. Je l’ai rencontré il y a tant d’années que je ne saurais donner la moindre date mais je me souviens que ma première approche a été bêtement timorée. J’avais peur de tout à l’époque. La nuit allait bientôt tomber. J’ai craint que le sol ne se dérobât traîtreusement sous mes pieds. Je me suis enfuie tant qu’il était encore temps. Dérisoire souvenir. J’étais trop jeune.
Les années passant, j’ai commencé à regretter d’avoir oublié que je m’étais promis de revenir vers lui et ai même eu honte aussi de m’être privée de ce plaisir. On m’en a parlé, parfois, bien qu’assez rarement, sans que je réagisse à son évocation, puis un jour c’est moi qui en ai reparlé et l’idée a fait son chemin, tout en lenteur et en torpeur, jusqu’à ce que j’ose me rendre sur place pour retrouver la curieuse sensation de bien-être qu’il m’avait inspirée jadis. Je ne me rappelais plus trop l’endroit où il se trouvait ni de ce à quoi il ressemblait vraiment, mon instinct m’a ramenée à lui.
Je sais bien sûr comme tout un chacun qu’on ne doit pas s’approcher des marécages. J’ai entendu ces légendes tristes où il est question d’êtres qui se sont éloignés des sentiers, dont les corps ont été perdus à jamais dans les sables mouvants. On dit que ce qu’ils contiennent est nauséabond. On dit que si on les sondait, il n’en sortirait jamais que du malheur. On en dit beaucoup de mal. Vision sinistre. Je n’aime pas les on-dit. Ce lieu n’a rien de sinistre, au contraire, tant il entre en résonance avec moi. Il fallait donc que j’aille le voir de plus près, que mes raisons soient claires ou non. Il ne pouvait qu’en être ainsi.
Je ne saurais exprimer ce qui m’attire exactement en lui. À un moment de ma vie, il se trouve que j’ai réalisé que le marécage faisait partie de mes paysages intérieurs, en sorte qu’il est devenu un lieu familier dans lequel mon esprit peut venir se réfugier quand il en ressent le besoin, une terre inconnue, calme, coupée du monde, qui garde ses secrets pour tout autre mais qui m’accueille moi quand je le désire lui. Il n’en reste pas moins un endroit déroutant. Et je crois que c’est précisément parce qu’il reste mystérieux, inaccessible et d’un équilibre instable tout à la fois qu’il me plait. Hypnotique. Comme danser au bord de l’abîme. En se refusant aux explications, il me charme plus qu’aucun autre alors j’aime le laisser venir s’inviter en moi au cœur de mes rêveries.
En revenant sur en cet endroit ce jour, j’ai d’abord été impressionnée par son identité sauvage. Je n’en avais pas pris conscience la première fois bien qu’il n’y ait là rien que de très logique. Je n’ai pas vu non plus le temps passer ni quand la nuit a commencé à tomber. J’aurais probablement vite dû rebrousser chemin à cause des sables mouvants qui pourraient m’aspirer si je m’écarte du chemin mais je me suis sentie bien en ce lieu qui ne se donne pas à voir tout à fait, si majestueux dans son silence. Je suis restée.
L’approche de la nuit a doucement étendu sur lui ses éclairages fantastiques. Le marécage est devenu fascinant. Immense. Il m’a subjuguée. Oui, le mot n’est pas trop fort. Il m’a subjuguée et je suis restée pour l’admirer. Emplie d’humilité devant sa beauté. Je l’ai écouté. Je l’ai respiré. Je l’ai laissé venir à moi à son tour.
Et ce soir, parce que je ne veux pas être déçue, parce que je ne veux pas briser sa magnificence ou parce que je crains de finir par l’abimer en l’idéalisant, je suis restée auprès de lui avec l’intention avide de laisser le mystère de la nuit nous saisir tous les deux en restituant au paysage, par son halo lunaire fantasmagorique, cette force qui m’avait intimidée lors de notre première rencontre.
Si je cherche à préciser ce qui ne s’explique, je m’abaisserais bientôt à rapporter les propos de ceux qui estiment que rester en ce lieu est de l’inconscience, sinon un genre que je veux me donner au nom d’un mal-être qu’ils iront chercher dans mon enfance. Comment pourraient-ils prétendre comprendre ? Les gens craignent ce qui se dérobe à leur vue, ils ne peuvent pas imaginer une seconde que je veuille voir au-delà de ce qu’ils ne sauront jamais atteindre, par tous mes sens, en m’imprégnant de ce qui se refuse aux autres et qui, à moi, parle intimement. Car on ne peut atteindre cette acuité en se méfiant de tout, cloîtré dans une forteresse, éteint au monde qui vibre autour de nous et se dérobera toujours au rationnel.
Il fait bien sombre à présent. L’obscurité m’a toujours fait peur. Terriblement. Indomptablement. Justement, c’est exactement ce qu’il me faut. Je veux me nourrir de ma hantise pour que chaque sensation se décuple. J’attends maintenant, allongée sur le sol, que le marécage me surprenne, intense. Et si jamais il n’y a rien d’autre à découvrir que le marécage lui-même, je… Mais non, cette pensée ne tient pas, je la sens avorter d’elle-même, déjà elle me fait sourire. Nous nous complétons si bien lui et moi qu’il serait fou de me détourner de lui par un doute aussi petit.
Tandis que le froid me saisit, je frissonne à la pensée qu’il n’y a plus que le marécage et moi désormais face à la nuit. Je ne peux plus partir, je n’y vois plus rien. Il me plaît de me savoir vulnérable pour lui. Je dois l’être pour le recevoir. Si je ne lui offre ma fragilité, il ne pourra me combler de sa force.
Je l’entends à présent jusque dans ses silences. J’en découvre les méandres adorables. Je comprends que c’est lui qui m’a fait venir à lui en cette nuit. Il me sera si bon de m’abandonner à lui.
Comme j’aurais adoré être l’unique objet de ses révélations, impérieuse et unique pour lui comme il l’est à mes yeux ! Je sais hélas qu’il a vécu avant moi et je ne peux le lui reprocher de s’être donné à d’autres. Je ne veux surtout rien savoir de ces autres âmes qui m’ont précédée. Je devine que certaines dont il ne veut pas me parler se sont enfuies. Je ne veux pas savoir pourquoi. Seul le présent compte.
Que m’arrive-t-il ? Pourquoi trembler de tout mon corps tout à coup ? Quel est ce sentiment de panique qui entrave mes sens ? Il fait froid tout simplement. Ou la nuit peut-être se joue de mes terreurs enfantines. Pourtant je ne devrais pas être aussi angoissée, je suis heureuse d’être restée. Immensément heureuse. Je voudrais être plus forte que ma phobie de l’obscurité. Si seulement je pouvais maîtriser ma respiration. Je suffoque. Saisie. Anéantie. Mais je ne peux plus fuir.
Oh ! J’aurais dû m’en inquiéter tout à l’heure. Il est trop tard. Je ne contrôle plus ma volonté. De toute façon, je ne sais plus rien. Il semble tellement plus simple de me laisser emporter tout à fait. De lâcher prise. De me donner. M’abandonner pleinement.
L’odeur puissante de l’humus fétide qui se répand dans la fraîcheur de la nuit me tourne la tête et mon être ne me répond plus. Il veut s’offrir à la fange primaire du marais pour le sentir couvrir la chaleur fragile de ma chair en venant se couler langoureusement sur ma peau. Je sens, dans cette perdition, que soudain la densité de la matière sur laquelle mon corps repose se met à entrer en moi. La délicatesse de son mouvement en est émouvante. Je suis bien ici.
Vient alors à moi, surgi d’un passé oublié, un curieux écho, brutal, en négatif, des vanités nobles qu’aurait peintes le maître Philippe de Champaigne. Ici, nul verre de cristal dont s’échappent des bulles évanescentes, nulle rose délicate sur le point de se flétrir, nul luth fauve abandonné brillant de vernis, nul livre recueillant les paroles qui nous demeureront, ni luxe ni création. À tout cela le marécage répond, avec toute la virulence de son évidence, par son ascétisme sombre et épuré, par son eau sale empesée de vase argileuse, son eau qui ne ment pas, pour me rappeler que nous ne sommes rien en ce monde sur lequel nous ne faisons que passer. Sauvagerie originelle. Je ne suis plus.
Ai-je bougé ? Je ne m’en souviens pas. Je ne me rappelle pas m’être relevée. Je sais que j’ai dansé pourtant, que j’ai ri et pleuré aussi, que j’ai humé avec délice l’air lourdement humide qui s’est mis à peser sur moi de tout son poids pour me plaquer contre lui, que j’ai ouvert mon corps pour recevoir pleinement celui du marécage et qu’il m’a prise enfin quand le sol s’est affaissé mollement pour me garder à lui dans son éternité. Jamais ténèbres n’auront été plus douces.
À une amie revenue de la lande
à la force de son âme meurtrie