Derrière une cloison, un homme chantonnait sous la douche, jovial, ce qui finit par réveiller la jeune femme paisiblement endormie de l’autre côté de la cloison.
Qu’est-ce que c’est que ce putain de bordel ? se déclara à elle-même la jolie blonde trentenaire en découvrant dans la pénombre qu’elle était dans le lit d’un autre dont elle n’avait pas le moindre souvenir. Elle était où, bon sang ? Les pupilles dilatées et le corps désagréablement à l’horizontale, Héloïse inspectait l’obscurité avec effarement.
La lueur maladive du radioréveil situé à la hauteur de sa tête peinait minablement à dessiner quelque repère que ce fût autour d’elle, maigre halo noyé dans le fog impénétrable qui recouvrait l’appartement dix-neuvième et en faisait disparaitre le haut plafond dans de menaçantes ténèbres. La seule chose identifiable distinctement était les contours sans intérêt du chevet intégré au cadre du lit dans lequel elle venait de reprendre conscience. Le reste n’était qu’une confusion de masses sombres, inertes et muettes, profondément hostiles car Héloïse n’aurait jamais dû se trouver là, à moins que… Que quoi ? Elle avait déjà fait des trucs bizarres dans sa vie dont elle s’avouait loin de toute oreille indiscrète être peu fière mais elle savait pertinemment que jamais elle n’aurait suivi un premier venu ni encore moins bu jusqu’à en perdre la mémoire. Il ne faudrait pas croire tout ce qu’on dit sur les blondes.
Avec les plus grandes précautions pour ne pas attirer l’attention, elle chercha où pouvait bien se trouver la lampe, l’applique, l’interrupteur, enfin n’importe quel machin électrique qui allait pouvoir lui permettre d’éclairer le décor. Quoique ? C’était stupide. Faire semblant de dormir serait tellement plus judicieux pour gagner du temps et peut-être parvenir à comprendre ce qu’elle faisait sous cette couette parce que, là, tout de suite, elle n’en savait fichtrement rien. Si elle avait passé la nuit avec un mec, elle s’en souviendrait en principe, et lui aussi d’ailleurs, mais là n’était pas la question. Bon sang, chez qui avait-elle atterri ?
Elle n’eut pas le temps de poursuivre sa réflexion car, effroyable, l’idée qu’elle avait peut-être été violée-droguée-kidnappée-abusée-agressée-manipulée-frappée-torturée, fit irruption en bloc dans son esprit en détériorant toutes les connexions neuronales encore à disposition dans un tel cas de figure. Irradiée par l’émotion, elle essaya de dominer autant que faire se peut la violence de sa peur pour vérifier si elle n’était pas attachée puis, après avoir constaté qu’il n’en était rien, elle essaya de sentir si elle avait des contusions ou d’autres détails plus sordides qu’il n’était pas question d’essayer de nommer. Tout semblait OK de ce point de vue. Elle aurait voulu néanmoins se palper pour en être tout à fait sûre. Sous les effets de drogues des fois… La subite poussée d’adrénaline la maintint tétanisée. Du plomb, ses membres étaient comme du plomb, mais elle ne ressentait aucune douleur a priori.
Il y avait peut-être encore quelqu’un dans le lit, juste à côté d’elle ? Son cœur monta aussitôt dans des records de palpitation dignes du Guinness. Fébrile, elle glissa sa main qui pesait une demi-tonne le long du matelas pour effleurer ce qui s’avéra être… du vide, avant de pouvoir parvenir à respirer à nouveau. Oreiller, amas de couette, plis du drap-housse, rien de chaud qui palpite à quelques centimètres d’elle. Elle soupira de soulagement. Dans sa panique, Héloïse avait été prise d’un accès de fièvre si virulent qu’elle n’était pas certaine que la place d’à côté fût froide mais ce dont elle était sûre en revanche, c’était d’être la seule occupante de la chambre.
L’homme chantait sous la douche de l’autre côté de la paroi. Mais bien sûr qu’elle était seule dans le lit ! Pourquoi se faisait-elle des frayeurs comme ça ? Si elle continuait à s’imaginer le pire, elle allait faire une crise cardiaque.
Il lui fallut réunir le peu qu’il lui revenait de synapses pour s’apercevoir qu’elle portait d’ailleurs sur elle un tee shirt et réaliser ensuite, quand son cerveau voulut bien avoir l’obligeance de consentir à analyser la situation de façon plus rationnelle, qu’elle avait aussi gardé ses sous-vêtements, même le soutien-gorge, pour dormir. Donc, si elle avait gardé ces effets sur elle, c’est que… qu’on ne l’avait pas… qu’elle avait seulement… qu’il ne s’était pas passé grand-chose en somme ! Elle souffla. La situation s’avérait moins dramatique qu’elle ne l’avait craint. Embarrassante oui, passablement humiliante, oui aussi, mais bon, tant pis pour les détails scabreux, après tout ce qu’elle venait de passer en revue dans son trip paranoïaque, rien ne pouvait plus lui paraître grave désormais.
Elle récapitula encore pour être bien sûre d’avoir tout saisi : elle avait passé la nuit dans le lit d’un gars qui avait dû lui plaire la veille mais qui ne lui avait pas laissé un souvenir impérissable le lendemain au réveil. Et alors ? Elle supposait qu’il devait au moins être beau pour qu’elle s’engage si vite, du moins elle comptait sur son discernement habituel pour qu’il ne lui ait pas fait défaut parce qu’elle n’avait jamais aimé les mauvaises surprises. Instinctivement, elle avait croisé les doigts en se le disant. Son impulsivité lui avait déjà apporté certaines déconvenues cuisantes mais jamais de cette ampleur. Oh et puis, basta, quoi qu’il se passe dans les prochaines minutes, ce serait vite de l’histoire ancienne ce plan foireux !
Ses muscles commencèrent à se relâcher lentement et son cœur accepta également de cesser de cogner comme un fou furieux contre sa cage thoracique. Le bilan du repérage de terrain s’avérait lamentable cependant, comme on dit, le ridicule ne tue pas.
C’était bien joli tout ça mais cela ne lui permettait toujours de savoir ce qu’elle fichait là, ni comment elle était venue, alors maintenant qu’elle ne se savait plus en danger, elle allait tâcher de réfléchir posément. Dans l’ordre.
Tout d’abord, elle n’était pas là à cause d’une gueule de bois vu qu’elle se montrait toujours raisonnable sur l’alcool, toujours. Pas du tout son truc les beuveries vulgaires. En règle générale, elle aimait bien garder le contrôle, pour séduire avec un minimum de standing, faire tomber les résistances, sans précipitation, en dosant sa propre frustration pour qu’elle se distille avant de… Merde quoi, comment ça avait pu déraper autant ? Impossible de se souvenir de ce qu’elle avait fait la veille au soir. L’émotion sûrement. Ça allait revenir, patience. La patience, qualité ovni qui relevait de la suprême gageure. Pas le choix, elle allait devoir prendre sur elle, sauf que quelque chose clochait. L’eau s’était arrêtée de couler de l’autre côté du mur. Bob Dylan s’était tu lui aussi.
La jeune femme se raidit. Son cerveau se figea tout pareil, fidèle à l’usufruitière. Elle attendit. Scruta l’obscurité. Écouta. Rien.
Il s’écoula ainsi quelques longues minutes avant qu’elle n’ose penser qu’il faudrait peut-être qu’elle se tire de là en vitesse. Elle n’eut pas le temps de sortir un pied du lit. Juste derrière ce qui devait manifestement être un encadrement de porte, presque face à elle, une masse se tenait debout, déplaçant de discrets rais de lumière au sol, tout juste perceptibles. Coincée. Elle allait bientôt être fixée sur l’identité de l’homme avec qui elle avait dormi. A priori seulement dormi. Là aussi, c’était louche.
La lumière vive prit d’un seul coup l’assaut de tout le volume de la chambre et lui brûla les yeux. À travers les larmes provoquées par l’éblouissement, elle réussit malgré tout à apercevoir, s’offrant au contrejour, la silhouette d’un homme au physique habillé mais fort alléchant, grand, élancé, arborant manifestement les mensurations parfaites de la taille mannequin. Ce constat était incongru mais Héloïse ne maîtrisait pas plus ses pensées que la tension qui la traversait de la tête aux pieds tandis qu’elle fixait l’ombre, incapable de faire quoi que ce soit d’autre de plus pertinent comme par exemple d’en profiter inopinément pour s’enfuir. Si, là, comme ça, découpé en splendide ombre chinoise, elle n’arrivait pas à reconnaître l’homme qui venait d’ouvrir la porte, elle devait convenir que la situation lui paraissait de moins en moins désespérée. De plus, il tenait à la main un plateau rempli de tout ce qui pouvait constituer un petit déjeuner idyllique. Il y avait pire comme scénario…
L’homme resta dans l’encadrement de la porte un moment, comme s’il hésitait à sortir de ce contrejour et Héloïse, qui ne pouvait toujours pas distinguer son visage, gardait le souffle coupé en appréhendant de le découvrir même si elle mourait d’envie de savoir enfin à quoi ressemblait son hôte. Alors ? Beau ou… ?
Il s’approcha enfin et vint placer le plateau devant elle, geste effectué avec une telle banalité qu’il laissa Héloïse décomposée. Il avait approché sa tête sans montrer aucun signe d’émotion. Il était beau. Bon, sur ce point, elle était soulagée, ravie aurait été plus juste, elle aurait même pu dire charmée car il était même séduisant. Son visage lui parut d’une grande douceur. Il inspirait la sympathie, empreint d’une sorte d’innocence enfantine à la Joseph Fiennes, avec les mêmes yeux noirs shakespeariens, et ce qui jouait un rôle non négligeable dans son capital sympathie, il arborait lui aussi une trentaine bien sonnée. En un mot, viable.
Pourtant, contrairement aux attentes angoissées d’Héloïse, il ne vint absolument pas la rejoindre dans le lit ; il marcha droit à la fenêtre dont il écarta d’un coup sec les rideaux avant de faire remonter le store électrique et enfin il la regarda dans les yeux. Enfin ! Il allait tout lui expliquer. Mais non, il sourit et c’était tout, point final. Taiseux ? Timide ? Ou intimidé peut-être ? Ça voulait dire quoi ce sourire exactement ?
Héloïse ne savait pas si elle devait être soulagée de constater que l’individu qu’elle avait devant elle était bel et bien un parfait inconnu qui avait bel et bien la chance d’être tout à fait à son goût au cas où il faudrait bel et bien y passer justement ou si présentement elle devait profiter d’avoir aperçu sur une chaise le reste de ses vêtements pour foncer dessus et quitter les lieux au plus vite. L’homme n’avait pas l’air méchant ceci dit… Elle se contenta de remercier de vive voix autant son hôte pour ses attentions délicates que son propre discernement qui avait su gérer la situation de façon satisfaisante en son absence de cerveau.
Puis, ne trouvant pas comment aborder la conversation, elle attendit que son compagnon d’un jour se lançât –il était beau d’accord mais de là à s’y attacher au premier regard, ç’eût été excessif- or ce dernier ne disait rien.
Se moquait-il d’elle ? Ce sourire impénétrable l’agaçait passablement. Elle n’eut pas le temps d’approfondir son observation qu’il ressortait déjà de la chambre en la laissant dans la plus grande des consternations !
Elle se rua alors sur ses habits, les enfila en quatrième vitesse, escarpins compris, et pensait filer en catimini quand elle le découvrit lui faisant face sur le seuil de la porte, l’air perdu.
Depuis quand était-il là ? Était-il arrivé avant ou après la séance de rhabillage ? Il avait l’air sincèrement inquiet en tout cas dans l’immédiat.
— Tu n’attends pas Sandra ?
Sainte déflagration : son amie Sandra, le restau , son charmant décor du XVIIe siècle, le coup à la tête quand elle s’était pris l’authentique poutre Louis XIV en se relevant trop vite, sa peur incontrôlable des urgences, la tête des serveurs catastrophés, le choc général face à son hurlement primaire parce qu’elle refusait qu’on l’emmène à l’hôpital, la main de Sandra qui s’empare du smartphone, Maxime soudain devant elle, les excuses bafouillées et confuses, l’appart à deux pas de là, le lit enfin, l’abandon moelleux, la voix douce de son amie qui s’éloigne dans le néant bienfaisant… Tout resurgissait, évident, rationnel, bien casé.
Et particulièrement terne quelque part aussi, se surprit à penser la jeune femme.
Elle reconnaissait maintenant en l’homme le cousin de Sandra. Il habitait à quelques rues du restaurant d’après ce que lui avait expliqué son amie. Appelé à l’aide, il était venu dans la nuit gérer l’incident avec un professionnalisme irréprochable, en sauveur à mi-chemin entre le preux chevalier Bayard en armure et un fidèle Saint-Bernard rôdé aux sauvetages.
Elle se sentit envahie de reconnaissance et animée de la furieuse envie de le prendre dans ses bras pour lui témoigner sa gratitude. C’était démesuré, elle se ravisa.
— Merci, lui dit-elle une deuxième fois, en se disant qu’elle aurait pu trouver mieux comme entrée en matière.
— Sandra ne devrait pas tarder, commenta ledit cousin. Elle est rentrée chez elle hier, tu sais, pour les enfants mais elle a proposé de te ramener ce matin. Elle m’a dit 10h00. Soixante kilomètres quand même l’aller-retour !
Il ajouta pour s’excuser de cette dernière précision maladroite :
— Je n’ai pas de voiture. À Paris, le parking, l’assurance, tout ça, c’est plus un handicap qu’autre chose. C’est sympa que Sandra revienne te chercher, qu’elle puisse te ramener je veux dire…
Héloïse comprit qu’il meublait le silence. La gaucherie mêlée à sa gêne avait un je-ne-sais-quoi d’adorable.
— Et c’est sympa ce que tu as fait pour moi aussi Maxime. Merci.
Et de trois ! En revanche elle n’avait pas su aligner ne serait-ce que trois mots de vocabulaire… Super ! Non seulement pénible la fille mais d’une stupidité affligeante aussi. Il devait adorer s’être dévoué pour une telle tourte.
— Je ne voulais pas déranger, crut-elle bon d’ajouter alors. Tu es gentil.
Elle aurait dû dire c’est gentil. Elle hésitait à se reprendre. Il éluda :
— Tu penses que ça va aller ?
— Oh ! ce n’était qu’un étourdissement, une petite commotion cérébrale de rien du tout, même pas besoin de me recoudre cette fois. Je suis tout le temps dans la lune, je suis habituée à ce genre de traumas, ce n’est pas la première fois. Sauf pour le final…
Un rictus fugace troubla le sourire de Maxime puis le silence à nouveau. Son visage redevint illisible.
— Je saurai me tenir, je tâcherai de ne pas mourir pas chez toi ce matin, tenta Héloïse en espérant détendre l’atmosphère.
L’effet n’était pas probant mais on sonnait déjà à l’interphone. Maxime alla déclencher l’ouverture, Héloïse le suivit machinalement jusqu’au hall d’entrée et ils se retrouvèrent à attendre l’arrivée imminente de Sandra comme deux andouilles.
Le silence à nouveau, plus pesant encore. Héloïse crut bon de dire le premier truc qui lui venait en tête.
— Tu vas trouver ça bête, Maxime, mais il faut que je te le demande quand même : c’est quoi ton adresse ? Parce que je ne sais pas où je suis, moi.
Il attrapa une carte dans un tiroir du meuble d’entrée et la lui tendit avec le même sourire doux et énigmatique. Pas de mots encore une fois.
Héloïse eut l’impression que ce non-dit insistant constituait peut-être une invitation ou bien elle avait fortement envie que ce le soit. La carte de visite indiquait que Maxime était architecte. Elle apprécia l’information, kiffa grave pour être tout à fait honnête, tout en prenant soin de n’en rien montrer. Elle avait fait l’école des Beaux-Arts au tout départ, jadis, dans une autre vie et, en un éclair, son parcours abandonné vint refaire surface, dans toute sa puissance, et avec lui ses vingt ans, la sublime bohème, les innombrables nuits passées à faire l’amour, les rêves aussi farouches que fragiles, l’âme traversée par les musiques sur lesquelles elle s’était offerte à celui qui détenait alors le pouvoir de faire d’elle tout ce qu’il voulait. Enfin bref, il valait probablement mieux qu’ils en discutent une autre fois, des Beaux-Arts. De toute façon, Sandra allait arriver.
— J’aimerais prendre le temps de te connaître, se contenta de proposer Héloïse.
Maxime maintint son regard impassible dans le sien. C’était sa réponse sans doute. Héloïse, qui douta d’en avoir bien saisi le sens, se sentit délicieusement gênée par ce qu’elle voulait y voir. Est-ce qu’elle avait rougi ? Elle espérait que non.
Trois coups secs à la porte. En une minute, Sandra avait pris congé de son cousin. Elle l’avait expédié en deux-deux.
Pas grave, l’essentiel se trouvait maintenant entre les mains d’Héloïse : une carte qui allait remettre de l’ordre dans toute cette aventure en recommençant par le commencement. Et peut-être bien, se dit-elle, que cette fois-là ils trouveraient ensemble une bien meilleure façon de conclure.