Samedi 28. Jour de la rencontre publique avec l’auteur Clément Garnier, son auteur préféré.
Il sera là, lui et sa voix qu’elle va pouvoir enfin découvrir. Certainement chaude. Il ne peut en être autrement.
Clément et Ève ne se connaissent qu’à travers les mots qu’elle lui envoie sur sa messagerie privée, et, plus sommairement, via les commentaires qu’elle rédige immanquablement sur le site littéraire sur lequel il publie depuis plus d’un an avec le succès fulgurant qui lui vaut d’être invité d’honneur de ce Salon de la nouvelle francophone. S’il ne sait pas tout à propos d’Ève, elle en revanche le connaît par cœur pour avoir mille et une fois plongé intimement dans sa littérature, à la fois méticuleusement analytique et intuitivement fusionnelle, un plaisir renouvelé au fil des publications en ligne qui rythment désormais sa vie. Et sa chair. Car elle se sent liée à lui par quelque chose de tacite et viscéral. Il doit le sentir lui aussi même s’il n’est pas question pour l’heure de se l’avouer. Elle voit bien qu’il se confie davantage dans ses messages attentionnés et charmants.
Avec lui, elle est partie mille et une fois dans des mondes aux parois fantasmagoriques, a sombré dans des chutes vertigineuses, s’est perdue dans des labyrinthes dont il a maîtrisé la sortie avec prouesse, alors avec lui elle a vibré d’amour quand il s’est fait plus intime, oubliant qui elle était, minuscule atome aspiré dans l’immensité de son univers imaginaire, qui, à travers lui, lui parle d’elle. Aussi a-t-elle pris naturellement l’habitude d’accorder les traits de l’écrivain et les siens aux personnages principaux. C’est avec une ferveur indéfectible qu’à chaque nouvelle publication elle vient le retrouver lui désormais au-delà de l’homme qui écrit. Avec affection.
C’est pourquoi d’ailleurs elle ne pardonnera jamais cet horrible commentaire haineux qui un jour a surgi d’une pouffiasse de harpie. Clément a d’abord ignoré l’attaque, superbement, puis il s’est fait piéger par la virulence de l’invasion, humain après tout, et a fini inévitablement par entrer dans le jeu de cette folle en l’agonisant de phrases assassines. Mais il l’a fait avec une aisance aussi éblouissante que dérangeante de la part d’un être si doux. Malgré ce dernier détail qui l’a blessée, Ève lui a exprimé tout son soutien en messages privés, prête si besoin à l’aider à achever l’autre. Un mot de lui aurait suffi. Et même elle aurait bien voulu lui changer les idées, effacer en lui l’amertume de ce conflit et l’emporter dans la douceur de son affection, elle aurait aimé le faire sourire. Mais cela, elle n’a pas osé le lui écrire et c’est avec une sincère amertume parfois qu’elle s’en veut de ne pas avoir su en saisir l’opportunité.
Aujourd’hui cependant, rien à voir avec ce triste jour, l’auteur en pleine ascension, Clément Garnier, est à l’honneur. Son Clément Garnier. Ève rayonne. Après une interview, il va pouvoir présenter son dernier recueil et lira trois de ses nouvelles, consécration que jamais sa plus fidèle lectrice n’aurait manquée bien sûr. Elle a beau venir de loin, elle n’a pas hésité à faire la route pour se rendre sur place et se trouve assise maintenant dans une gigantesque salle de conférence ultra design avec ses parois de verre, donnant sur un jardin japonais zen épuré aux promesses de paradis. Au premier rang. Pile devant l’emplacement où il ne va plus tarder à faire sa prestation. Dévorée d’impatience.
Quand il entre dans la salle, Ève sent son corps avide traversé de frissons de toutes parts. Elle serait totalement incapable de se lever ou même de lui parler. Car il est beau. Aussi. Brutalement beau. La photo qui le présentait sur l’affiche l’y avait depuis longtemps préparée, certes, mais là, c’est la chair qui s’empare d’elle, animale. Et voilà qu’elle n’est plus qu’une mioche lourdaude et bête à pleurer, ses charmes de femme viennent de s’évaporer.
Perdue, la voilà au bord des larmes. Si en plus de l’envoûter par ses écrits, Clément se met à l’irradier de sa simple présence, comment osera-t-elle l’approcher tout à l’heure après la séance de dédicaces ? Parce qu’elle est venue pour ça, pour se retrouver devant lui, tout à la fois fan et femme, d’abord le laisser deviner qui elle est, le voir se troubler et en savourer avec lui les effets. Malgré ce dessein ouvert à tous les possibles, ses membres sont à présent en coton, faisant d’elle une molle poupée de chiffon, et elle vient de manquer le début de la présentation par la documentaliste chargée de souligner la galopante notoriété de l’écrivain. Pour se réconforter, elle se dit qu’il n’y avait certainement aucun scoop dans son blabla verbeux. La voix de Clément est belle mais elle n’en apprend rien. Il lui en a confié plus en quelques messages privés que tout ce qu’on pourrait lui apprendre ici. Elle sait déjà tout ce qu’il y a à savoir.
Ève se ressaisit toutefois car il ne s’agirait pas de ne pas respecter son Clément. Il n’existe donc désormais qu’un siège dans l’assemblée, le sien, reflet de celui sur lequel se tient l’homme dont elle connaît enfin la voix. Suave à se damner. Telle qu’elle se l’était imaginée. Un signe de plus de leur osmose. Et Ève de se dissoudre.
Éparpillée dans l’atmosphère, elle reconnaît la mélodie de la première nouvelle que Clément Garnier commence à lire. Pas la meilleure bizarrement. Ève se voit peinée pour lui de ce choix raté. Et elle encaisse mal cette faiblesse. Elle aurait su lui sélectionner les pépites qui l’ont fait vaciller au bord de l’abîme.
Clément entame la deuxième nouvelle. Déjà ? Elle est vexée de ne pas savoir se montrer à la hauteur de l’événement. Tout lui échappe. L’horreur. Devant l’urgence, elle ravale son dépit, pas le temps pour ça. Il faut qu’elle endigue la catastrophe immédiatement et qu’elle rassemble toutes ses forces pour se reconcentrer. Vraiment cette fois !
Or la deuxième histoire s’avère curieusement un peu terne également. Indicible frustration, Ève en est foudroyée.
Comment l’homme qui sait la faire rêver comme personne peut-il lui faire ça ? Comment peut-il se fourvoyer à ce point en proposant des œuvres subalternes ? Elle ne comprend pas. Elles sont jolies aussi ces deux histoires, évidemment, mais Clément vaut tellement mieux que ces pâles esquisses. Clément est capable de rayonner, il doit écraser de sa suprématie à en couper le souffle des auditeurs, comme il sait faire. Clément se doit d’être jupitérien. Certainement pas petit ! Au lieu de cela, le voilà à lire en toute modestie de petits textes étriqués. Pour peu, il va bientôt s’excuser d’être l’invité d’honneur tant qu’on y est !
Elle ne peut le laisser aller à sa perte. Aussi dévisage-t-elle l’écrivain qui ne voit rien pourtant de son émoi, et l’implore-t-elle de son regard. Vainement. Bon sang, comment le faire réagir ?
Tandis qu’elle tente de réfréner sa panique, devant le visage impassible de celui qui s’égare, Ève commence peu à peu à comprendre…
Soulagé, son cœur pardonne aussitôt à celui qu’elle adore : Clément encore une fois a su la surprendre et, une fois de plus, elle s’est laissé cueillir dans son exaltation passionnée, preuve si c’était nécessaire de l’incommensurable talent de son auteur. Clément peut en effet se permettre de ne pas tout donner d’emblée. Oui, il peut tout se permettre, ses textes sont tellement beaux que rien jamais ne les affaiblira.
Ève s’incline à présent devant la maestria de celui qu’elle admire chaque jour un peu plus. Le public confirme d’ailleurs qu’elle a eu peur pour rien : il applaudit chaleureusement cette deuxième lecture. Stratégie parfaite que ce crescendo. Évidemment.
Comment a-t-elle pu douter de lui ? Clément ne saurait la décevoir. Jamais. Impossible.
Ève s’apaise.
Tout au fond d’elle, elle savoure à présent l’idée qu’elle appartient déjà à ce cercle d’initiés qui ont lu tous ses écrits et ont l’honneur de savoir ce que Clément Garnier peut être quand il se révèle dans toute sa gloire. Complicité d’affranchis. Maintenant elle a hâte d’entendre la troisième histoire, tout en redoutant évidemment que ce soit déjà la toute dernière.
Plus profondément encore, elle ne peut s’empêcher de réprimer tout à fait ce rêve un peu fou que Clément la surprenne un jour par un texte écrit pour elle. Quelque chose tente de se frayer un chemin pour venir lui dire que cette pensée n’est pas raisonnable, elle ne veut pas l’entendre. Son esprit s’arc-boute donc jusqu’à ce que les premiers mots de la dernière histoire viennent l’arracher à ce conflit intérieur.
Moment magique et absolu.
Ce que Clément vient d’amorcer n’est pas une nouvelle mais la nouvelle, celle qui peut tout d’elle. Elle ne pourrait rien refuser à telle incantation. Il a suffi de quelques mots pour qu’Ève lâche prise, devenue subitement lascive et sans défenses. Elle suit donc à présent l’écrivain là où il a décidé de l’emmener. Elle n’a que le mot « oui » en elle, « oui » à tout ce qu’il voudra faire d’elle dans cet instant d’éternité… Tandis qu’elle dévore l’auteur de ses yeux de velours, les mots qu’elle entend sont caresses, délicats baisers déposés sur ses lèvres, mains qui caressent sa peau, en un abandon dans lequel la raison n’a plus prise. « Oui, mon amour… »
Et Ève sent que l’auditoire entier est tout comme elle subjugué par la beauté sublime de cette histoire. Elle perçoit nettement les regards intenses. Elle devine les souffles coupés. Elle sait qu’en cet instant le public est saisi lui aussi par le talent de l’auteur qui se révèle enfin en venant pénétrer l’âme de chacun en une suprême communion. Dans cette intense jubilation, elle en oublie qui elle est, plongée dans la plus grande des confusions.
Un silence de cathédrale puis les applaudissements.
Des formes commencent à se relever autour d’Ève qui tarde à reprendre possession d’elle-même. Quand elle prend conscience que l’instant est venu de s’approcher de l’écrivain afin de se révéler à son tour, elle s’électrise de la tête aux pieds. Ses jambes la portent à peine, cependant rien ne l’empêchera de le rejoindre.
Déjà quelques auditeurs et auditrices sont repartis vers leurs moitiés respectives ; il ne reste bientôt qu’un amas de groupies qui veulent leur autographe. Ève serre les dents. Ces femmes gloussantes sont du genre à s’éterniser. Après tout ce n’est pas plus mal, elle a projeté d’arriver en dernier et ça lui laissera le temps de répéter dans sa tête ce qu’elle a à faire.
Par malheur, la réalité ne se conforme pas du tout à ce qu’elle avait planifié alors Ève va devoir s’imposer plus brusquement qu’elle ne l’a prévu avant que Clément ne quitte les lieux, ce qui ne saurait tarder d’ailleurs. Tout à coup, lui laisser le soin de deviner d’instinct qui elle est lui paraît un plan tout à fait utopique. Mais elle est foncièrement utopiste, comment pourrait-elle agir autrement que selon ses convictions profondes ? Son ventre se tord dans tous les sens. Elle n’y arrivera jamais.
Ève scrute le départ de la dernière lectrice qui récupère son livre dédicacé sous le sourire épanoui de l’auteur. Lui sourira-t-il de la même manière qu’aux autres quand il l’aura reconnue ?
Il est désormais tout à elle…
C’est maintenant ou jamais !
À la fois terrifiée et sûre de ce qu’elle doit faire, elle se plante devant lui. Bancale. Elle voudrait tant en cet instant suspendu être aussi belle que lorsqu’elle le lit dans l’intimité. Toutefois cet abrupt face à face a l’heur d’intriguer Clément Garnier qui n’a par conséquent d’yeux que pour elle. Troublant.
— Je suis très contente de te retrouver Clément.
D’instinct, la voix d’Ève s’est faite familière. L’homme la fixe, il cherche à comprendre. Ève s’en amuse.
— Je suis certaine que tu vas trouver, Clément…
Prononcer son prénom devant lui est comme se rapprocher un peu plus de lui. Elle voudrait ne pas rougir. Contrôler sa peur. Il n’y a plus qu’elle et lui, n’est-ce pas ce qu’elle voulait ? Clément pourrait poser une question pour en finir avec ce jeu de corps à corps, au contraire il maintient son regard dans le sien. Un autre signe. Probablement hésite-t-il à prononcer le prénom qui s’impose à lui pour faire durer le plaisir de leur complicité, au grand ravissement d’Ève qui se nourrit de l’instant présent.
— Est-il vraiment nécessaire que je t’en dise plus ? Du moins, plus que tout ce que je t’ai écrit sur ta messagerie privée ?
Une pointe de confusion dans le regard de l’écrivain. Lueur indéchiffrable. Ève donnerait cher pour entrer dans la tête de Clément mais il y a plus important : le jeu doit cesser avant que le charme ne vienne à se rompre.
— Je suis Ève…
Il se fige puis il écarquille les yeux et lui sourit. Il sourit sans plus. Un sourire de convenances. Un pauvre sourire de garçon bien élevé. Un sourire qui fait mal.
Le cœur d’Ève se contracte avec violence. A-t-il compris ? Cette froideur est sidérante. Comment peut-il faire comme si la révélation de son identité lui paraissait banale ? Ève s’étrangle, incapable de poursuivre cette conversation mort-née.
Ainsi c’est Clément Garnier qui sort de sa réserve en lui adressant une formule toute faite, bien propre, laconique et cinglante. Peut-être vient-il de la remercier d’être venue l’écouter ? Aucune idée, ça bourdonne dans sa tête et le décor tangue.
L’écrivain se rapproche d’elle, il pose sa main sur son bras, il l’embrasse sur la joue, geste plus compatissant qu’amical, avant de partir rejoindre l’organisatrice radieuse qui l’emporte avec elle.
C’est fini.
Il n’y a rien d’autre.
Car il n’y a rien d’autre entre lui et elle.
Sinon un vaste monde imaginaire dans lequel Ève sait qu’elle est la femme qu’il recherche sans que lui-même ne l’ait encore compris.
Ce coup bas la transperce.
Se frayant un chemin dans le chaos, un hurlement ronge avec rage le cerveau d’Ève dont le regard est devenu aussi noir que les ténèbres doivent l’être. Hors de question que ça s’arrête là ! Et il va être dans l’intérêt vital de Clément de l’admettre. C’est tout de même de sa vie qu’il s’agit ! Personne ne peut prétendre échapper à son destin, personne, et le leur, en l’occurrence, il se trouve que c’est lui qui le leur a écrit noir sur blanc ! Les passages qui le prouvent sont signés de son sang !
Alors il ne voudrait pas essayer d’entailler sa parole, n’est-ce pas ?
Flippante ta nouvelle, Valérie. Et ton personnage encore plus. Il y a des tranquillisants qui se perdent ^^
Tu as le don pour scruter les fantasmes. On dirait une autopsie, celle d’un esprit obsessionnel. Bises.
Auto-psy tu dis?
Tu sais que j’adore tes écrits Patrick…
Entends-tu toi aussi cette musique stridente signée Bernard Hermann dans ta tête?
Nan, je déconne, suis une gentille moi… D’ailleurs, si je quitte le personnage d’Eve au moment où ses pensées deviennent venimeuses, c’est bien signe que mes intentions d’écriture n’étaient pas dirigées vers un Misery 2. Le cheminement d’Eve, en effet, m’importait plus que la chute ici.