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Inacceptable ! Tous les enfants râlent dans la maisonnée. C’est-à-dire David et sa petite sœur. Le père et la mère qui vivent aussi sur place ont décidé tout seuls qu’il n’y aurait pas de film à la télévision ce soir. Ils ont décrété que tout le monde irait au lit et tout de suite ! Enfin, les mineurs surtout. Soit lui et sa sœur, quoi !?
Mais ce soir, il y a Pirates des Caraïbes sur France 2 et demain, il n’y a pas école… Alors, c’est quoi ce plan de nazes ?
Cela ne peut signifier que deux choses : soit son père et sa mère sont des êtres cruels indignes d’élever leur magnifique progéniture, soit ils veulent se regarder un autre film, ce qui leur concèderait éventuellement quelques circonstances atténuantes.
Mais même pas. Ils vont se mater Pirates des Caraïbes entre eux !
Donc David essaye un truc à l’instinct, le coup de la lèvre inférieure qui tremble et de l’œil qui se mouille.
Même ultimatum :
— Va te coucher, David !
OK, niveau 2 : il décide d’envoyer en mission d’urgence sa petite sœur, après lui avoir préalablement frotté les yeux avec un ognon pour faire plus vrai. Il lui colle dans les bras son doudou licorne qui sent la bave et la charge d’aller sortir le grand jeu au salon, toute de pyjama à nounours vêtue.
— Qu’est-ce que tu fais encore debout, Emeline ? Au lit immédiatement !
Sérieux ? Mais c’est quoi ces parents ?
— Inadmissible, crache David dégoûté en voyant revenir Emeline.
— Carrément confirme sa sœur, qui du haut de ses 7 ans et demi ne veut jamais rester en reste.
— C’est dégueulasse, c’est de la maltraitance ! s’indigne à nouveau l’aîné. On ne va pas se laisser faire !
— Ouais, on ne va pas se laisser faire ! Mais dis, David, qu’est-ce qu’on va faire au juste ?
— On va appliquer le plan B.
— Et le plan B, c’est quoi ?
— Regarde, j’te montre…
David retourne dans le salon. Papa et maman sont confortablement avachis sur le canapé. Ils ont relevé les repose-pieds électriques et sont fin prêts pour le film qui va bientôt commencer, un gros paquet de M&M’s à portée de main. Immonde provocation ! Absorbés par le quart d’heure de publicités qui sont pourtant d’une crétinerie affligeante, ils ne se sont pas aperçu que David, fruit de leur chair, leur a parlé.
— Hum, hum ! insiste ce dernier en se plantant devant l’écran de télévision.
Les parents soupirent.
— Quoi encore ? On a dit non alors c’est non, rétorque la maman avant même que David n’ait pu répondre.
— Avez-vous réfléchi au fait que sans un minimum de culture artistique vous allez faire de vos enfants des brutes qui ne témoigneront ensuite d’aucune curiosité dans la vie ?
Deux secondes de consternation parentale avant une réplique de niveau 3 sur l’échelle de Richter :
— Ta culture se fera en replay ! Va te coucher ! se contente d’asséner le papa énervé.
— Et après, vous dites que les enfants sont de plus en plus individualistes et vous venez vous plaindre qu’ils restent dans leur coin au lieu d’aller vers les autres ? Vous voyez ce que ça donne quand on s’essaie à la cohésion familiale…
— Bonne nuit David et n’oublie pas de te laver les dents ! conclut la maman.
Dépité, le garçon rejoint sa soeur. Ils remontent jusqu’à leur chambre, la déprime alourdissant leur montée. Zut, se dit David, il lui a pourtant bien semblé à un moment qu’il tenait quelque chose… Il faut qu’il soit beaucoup plus persuasif. Qu’il fasse ses preuves. Qu’il tente un coup de maître. Mais comment ? La pitié, mauvais négoce. La raison, pas mieux. Reste une seule solution : l’action choc.
Une petite tentative de suicide collectif ? Mouais, efficace, mais sa sœur et lui ne verraient pas le film du coup. Ne jamais perdre le cap de vue : Pirates des Caraïbes va commencer incessamment sous peu… Et pour l’instant, la malédiction ne s’abat pas que sur le Black Pearl.
Soudain… Mais oui ! L’idée du siècle !
— Je sais ce qu’on va faire ! T’es avec moi, frangine ?
À la vue du regain d’enthousiasme de son frère, Emeline est au taquet.
— Dis-moi !
— Va me chercher la grande bassine de linge dans la buanderie. Moi, je me charge des finitions. J’ai une idée qui déchire. On va les avoir les parents.
— Mais raconte-moi ! C’est quoi ton idée ?
— Une mutinerie.
David prend alors le soin de traduire concrètement le concept à sa sœur avant d’aller chercher les « finitions » en question, soit le déguisement de princesse-de-me-donner-des-ordres pour Emeline et celui de pirate sanguinaire pour lui, avec bien sûr le sabre qui va bien, le chapeau à tête de mort et la fameuse coquille de borgne, ainsi qu’un petit plus de derrière les neurones baptisé la « David touch », un grand drap bleu de satin piqué dans la chambre des parents.
Il n’y a plus qu’à se lancer.
— Prête ?
— Prête.
David hésite tout de même. Il veut vérifier que sa sœur a bien compris ce qui se trame :
— On n’a le droit qu’à un essai… C’est risqué… Il va falloir qu’on donne tout à bord si on veut que ça marche… Prête à assurer ?
— Ouais capitaine, pas de quartiers !
— Alors à l’abordage ! Vont voir ce que c’est de vrais pirates !
Face à l’escalier qui mène droit au salon, David étend le drap sous la bassine de linge puis attrape un pan avant de s’accrocher fermement à l’avant du vaisseau. Emeline monte derrière lui et, d’un basculement synchrone vers la proue ils dévalent la mer à toute vitesse vers la zone d’abordage.
Vraaammm !
Dans un fracassement terrible, ils donnent aussitôt l’assaut au canapé, sautent sur les deux marins encore saisis d’effroi sur le pont et leur annoncent qu’ils ont désormais pris les commandes du navire.
— Si l’un de vous moufte, on vous passe par-dessus bord, compris ? déclare David le sabre à la main et l’œil mauvais.
Ben, croyez-le ou pas, les deux prisonniers livides ne bougent pas d’un poil. Mission réussie ! Et le film commence justement. Chut !
— Dites, vous pouvez vous tasser un peu, demanda David, avant d’ouvrir le tribut de guerre, un gros paquet de M&M’s.
NDA: Ce texte a été proposé à Short édition pour le concours estival 2018 “Faites sourire” qui a pour thème “à l’abordage” et il est destinée à un public jeunesse (8-12 ans).