La déclaration

(Temps de lecture: 4 mn)

Ton regard se noie sur mon visage fatigué, devenu si vieux ces dernières semaines. Tu prends peur devant ce temps qui a filé depuis que tu es née. Je sens que tu n’aimes pas voir que je m’affaiblis tandis que tu deviens femme. Aujourd’hui, plus que jamais, tu voudrais que je te parle de moi, pour que rien ne t’échappe, avant qu’il ne soit trop tard. Mais ma chérie, ne sois pas inquiète, je vais bientôt quitter l’hôpital, je te promets que je vais revenir bientôt à la maison. Tu es trop jeune pour avoir une telle conversation et je ne suis pas sûre de savoir me raconter, pourtant, oui, tu as raison, il est important que je prenne le temps de te transmettre ce que j’ai de plus précieux en moi. Tout ton corps frissonnant me confirme que tu en as besoin.

Il faut donc que je te parle de ce que je porte en moi mais saurai-je te le raconter ? Pourras-tu seulement le recevoir en pareilles circonstances ? Car il me semble à t’observer que tu préfèrerais comme tes prochains entendre parler du malheur. C’est plus facile probablement dans l’épreuve que de partir rechercher le bonheur dans des ressources fébriles. La presse l’a bien compris et elle satisfait vos besoins en vous en gavant. Mais tes jeunes épaules, accablées par ce flot continu de tristesses sans cesse renouvelées, me disent que tu n’es pas vraiment dupe. Tu en as assez. Tu as besoin de regarder ailleurs. Autrement. Nous commençons à nous comprendre…

Eh bien, soit alors ! Il me faut essayer de te montrer ce que je vois. Ma vie n’a rien d’extraordinaire et pourtant elle est un bien inestimable. Mon bonheur est banal. Pour beaucoup, il est de ces choses que l’on tait, de celles qui passent « après » ou bien que l’on oublie. Les hommes sont-ils si blasés qu’ils trouvent la beauté de la vie trop fade pour être digne de respect ? J’avoue ne pas toujours bien comprendre leur attitude. Qu’importe, je vais te parler de mon monde à moi, pas du leur.

Permets-moi de me raconter alors sous cette forme :

J’ai grandi dans un monde chargé d’histoires violentes qui auraient dû lui en passer l’envie. Beaucoup de tensions demeurent encore aujourd’hui mais à présent on dit de lui qu’il est détestable, que nous sommes de nouveau en guerre et je ne crois pas que ce soit vraiment le cas. Cette idéologie me peine.

Que ne voient-ils pas aussi ce que je vois ? Chaque jour. À chaque instant. En chacun.

Je vis en sachant que je ne cours pas le risque d’être exécutée pour mes idées. Ni torturée pour avoir osé être moi-même. Ni non plus violée pour l’exemple d’un peuple qui voudrait installer un régime de terreur. Au contraire, je vis à mille lieues de cela. C’est pourquoi je ne suis pas armée, sinon de mes sentiments. Je suis pacifique dans un pays qui peut se permettre de l’être. Ce quotidien serein n’a rien d’inné, c’est un luxe que je savoure.

Je vis libre. Moi ? Une femme ? Au même titre qu’un homme… Oui, je peux clamer ce fait qui n’a pas toujours été d’une si naïve évidence. Je suis libre. Il me plaît de le répéter, l’idée est enivrante.

Libre d’aimer qui je veux mais surtout ce que je veux. De l’écouter, de le partager, de le critiquer et même de l’ignorer si la fantaisie me prenait tout à coup de bouder la richesse de la culture qui s’offre à moi en abondance.

J’ai le droit d’être intelligente ou bête à pleurer. Je dispose de mon esprit comme de mon corps à mon gré.

Je lis, regarde ou écoute ce que je veux, bon ou mauvais, peu importe. À moi de trier. Parce qu’à l’école, on m’a appris à discerner et à réfléchir.

De ce fait, je peux également défendre mes opinions, d’égal à égal. C’est une force inestimable.

Il m’arrive certes des fois de crier pour m’exprimer. Fort. De colère parfois, j’avoue, mais tellement plus souvent de joie, ou bien d’amour, jamais de la douleur qu’un autre m’inflige car personne ici ne me menace ni ne m’opprime. Il en serait châtié. Les lois me protègent, de la même manière qu’elles te protègeront si tu en as besoin.

Je circule librement. Je peux ainsi aller voir mes proches, leur parler ou les adorer sans demander de laisser-passer. C’est à eux et moi de décider quand et comment cela prendra forme. Nos fêtes nous rassemblent régulièrement. Ou bien il nous suffit simplement de prendre date pour les provoquer.

Je vais où je veux, collectivement ou seule. Je n’ai pas à considérer cette question. J’ai même un permis pour cela.

Je travaille. Je suis payée. Mes prétendues égales ne peuvent pas toutes en dire autant à travers les nations. En outre, j’ai choisi mon métier et j’y suis attachée. Il est la garantie de mon autonomie au-delà d’être lié à l’une de mes passions. Certes, je râle à qui mieux mieux pour m’en plaindre des fois mais j’en ris davantage encore : j’aime ce que je fais.

Mon salaire m’assure de vivre dignement. Je voudrais qu’il en soit ainsi pour tous mes amis.

J’ai également un toit. L’inverse choquerait, on m’en trouverait un. Il s’agit d’un petit nid, non en fait, d’un grand depuis que j’ai choisi l’homme de ma vie et que nous avons construit notre famille.

Il est ma moitié, pas mon maître, sinon les lois le lui rappelleraient.

Bien que l’idée me paraisse déplacée, je peux si je le veux regarder un autre que lui, aimer cet autre, on ne me lapidera pas d’avoir décidé de changer de vie.

Quant à toi, mon enfant, tu pourras faire exactement ce que tu voudras de ton avenir. On ne me persécutera pas pour tes choix. Je n’ai pas à m’en inquiéter, seulement le devoir de t’enseigner le respect de l’humain, ce sans quoi il ne servirait à rien de prolonger l’espèce. Je veillerai à t’insuffler l’envie de protéger la nature aussi.

J’ai sur moi une carte de vie qui m’assure qu’on prendra toujours soin de moi. Les structures hospitalières sont debout, fonctionnelles ; les réserves ne sont pas vides ni pillées pour être revendues ; le personnel médical me soignera, qui que je sois. Il est présent en ce moment pour me venir en aide.

Je sais que je ne mourrai pas de faim. J’ai même le pouvoir d’aider ceux qui le craignent.

Le seul droit qu’il me manque au fond est celui de pouvoir mourir dignement. Cet horrible constat me fait peur car, s’il n’en est pas question aujourd’hui, il en sera peut-être question un jour, comme pour ces amis que j’ai dû regarder subir leur agonie, mais aujourd’hui ce droit n’existe pas encore dans ce monde où vieillir est resté un tabou.

Comme tu le comprends, j’ai quelques combats à mener en cette vie tant que je serai vaillante. Mes convictions me soutiendront jusqu’au dernier souffle.

Ma fille, pour toi, je m’appelle Marianne mais j’ai bien d’autres identités.

J’ai 40 ans, j’ai 50, j’en ai 60, j’en ai 70… J’ai tous les âges.

Je suis née chez toi comme je suis née dans le monde entier.

Je suis depuis toujours avec toi et l’ensemble des humains.

Car je suis au plus profond de toi, de chacun de vous.

JE SUIS VOUS.

Et je continuerai d’exister aussi longtemps que la déclaration universelle des droits de l’homme sera défendue.

 

 


NDA: Texte proposé au concours Short édition sur les 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) sur le thème « exister » (8000 signes maximum).

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