Au bout du chemin

(Temps de lecture: 7 mn)

J’avais envie de me promener à travers champs ce jour-là, par besoin de calme dans un monde en perpétuel bouillonnement. Je ne saurais dire si c’était vrai ou de mon fait mais les bruits du bocage me parvinrent bientôt étouffés, comme venant d’un bâtiment dont on aurait refermé toutes les portes. Une quiétude, pleine et entière s’emparait de moi. Je savourai cet état à loisir.

Après deux bonnes heures de marche, je débouchai sur une vaste prairie mordorée située en contrebas du mauvais chemin cabossé que j’avais suivi machinalement. Ce fut là que je trouvai, sorti de nulle part, un genre de messie douteux à cheveux longs et ondulés. Je ne sais plus ce qu’il portait sur lui tant son regard m’absorba alors. Était-ce une femme ou un homme ? Il me fallut attendre qu’il parle pour avoir la réponse.

« Dom ! Et toi ? »

Pas de bonjour. Pas d’étonnement de se rencontrer dans un tel lieu. Juste Dom. Si le prénom ne m’aidait pas, la voix, elle, était sans conteste celle d’un homme. Check !

« Toi Dom, moi Jane », tentai-je assez peu sûre de mon effet.

D’ailleurs, je ne sais pas trop pourquoi je m’étais hasardée dans ce ton de colon civilisateur aux relents de honte, surtout que je ne m’appelle pas Jane mais Julie, ce que je rectifiai donc dans la foulée. Pas de rictus, néant. Cet homme n’avait pas envie de parler a priori ou bien était un spécimen peu loquace et cela me pesa tant que je me sentis obligée de meubler. Ou de rattraper mon humour lamentable. Pas banal de se croiser au milieu de nulle part. À se demander ce qui l’avait conduit là, hein ?

« Je t’attendais », me saborda-t-il dans mon pitoyable élan de sociabilisation, tout en s’appuyant sur un sourire énigmatique à deux balles.

Pure frime. Esbrouffe niveau 1. Vu ma tête, il dut entendre ce que je pensais : punaise, t’es qui toi, on peut savoir ?

Comme je n’obtenais aucune réponse verbale à mon questionnement muet, je lui proposai de poursuivre mon cheminement ensemble.

« Oui. »

La réponse fut à nouveau laconique.

Cela aurait dû prodigieusement m’agacer mais il émanait de sa personne une bienveillance qui ne m’appelait pas à sortir les armes. Cette douceur au contraire invitait au laisser aller et ce fut exactement ce qui s’ensuivit. Dans la foulée, au sens propre comme au figuré eu égard au rythme de ses enjambées, je me surpris à partir dans une logorrhée dont je n’avais pas coutume et à tout bonnement lui déballer ma vie par le menu. À bien y réfléchir, lui aussi se confia à moi. Certes, avec une parcimonie de mots extrême mais malgré tout éloquente et riche car, en l’espace d’un temps que je suis tout à fait incapable d’estimer, j’en sus assez de lui pour avoir le sentiment de le connaître depuis toujours. Mon comportement s’adapta à ce sentiment avec ce même naturel qu’ont un frère et une sœur ou des amis d’enfance. Plus à l’aise. Plus proche.

Il me ressemblait. Et cet état de fait me porta autant qu’il me réjouit. Par contre, je ne peux expliquer comment j’en suis venue à lui couper les cheveux au beau milieu d’un croisement, dans la campagne déserte !

Au gré d’une digression, j’en étais venue sans vergogne à lui déclarer que ses cheveux longs lui donnaient l’air d’un baba cool cradingue et qu’il aurait fort à gagner à se moderniser par une coupe moins improbable.

« Soit ! » m’avait-il dit sans s’enfuir quand j’avais sorti de mon sac à dos la paire de ciseaux qui faisait partie de la composition de mon nécessaire de survie, soit tout un fatras volumineux rendant ma bouteille d’eau et mes mouchoirs anecdotiques. D’autres ont bien un couteau suisse…

« Chiche ! » avais-je sorti pour lui faire peur.

Il m’avait répondu avec sérieux :

« D’accord, va pour la coupe de l’homme moderne ! Mais je te le dis tout de suite, si tu tiens à ce que j’arbore le look du mâle alpha, la barbe ne poussera pas d’un claquement de doigts.
– Bah, une sorcière sans pouvoirs est pas mal habituée à la frustration.
– Et à l’échec aussi.
– Trop aimable ! C’est surtout ma main qui va échouer dans ta tronche si tu ne lances sur le sujet sans le moindre tact…
– Compris, coupons-là alors ! » conclut-il avec une certaine gravité en pointant sa tignasse zadiste de l’index. »

Il n’en avait pas fallu plus. Bien que ce fut une première, je ravalais mes réserves légitimes pour m’exécuter du mieux que je pus, emportée par l’intimité que ce geste insolite comportait autant que par la débilité de mon esprit provocateur qui refusait de se défiler. Au final, le résultat fut honnête; néanmoins Dom dut me croire sur parole faute de miroir de survie dans mon kit.

Mazette, il était beau comme un dieu le bougre !

Ce fut en complices que nous reprîmes la route tous les deux. La luminosité qui déclinait lentement me fit prendre conscience que le temps avait certainement filé depuis mon départ de la maison. La nuit n’allait pas tarder à nous tomber dessus.

Je coupai par un champ retourné par les lapins puis récupérai le chemin surplombant qui me ramènerai bientôt à la piste goudronnée menant au foyer. Le moment de la séparation approchait donc et une pointe de regret me pinça le cœur. Encoooore ! Je n’eus pas le temps de culpabiliser de ma réaction primaire ; je réalisai soudain avec effroi que Dom n’était plus auprès de moi. Damned ! Je me retournai et le vis, planté au milieu du pré, déjà nimbé par un halo flou d’obscurité. Saleté de nuit !

Je plongeai alors dans davantage de stupéfaction quand je devinai, plus que je n’aperçus, une forme se tenant debout à ses côtés. Femme, homme, hallucination rétinienne ? Je n’arrivais pas à trancher. Si, il y avait bien une présence qui le retenait au loin.

« Dom ? »

Mon appel ne porta pas jusqu’à eux. Ou bien ils m’ignoraient. Malgré leur attitude indifférente, j’eus l’impression de ne pas être seule et j’avais raison car, en effet, sur mon chemin, venaient à moi deux ombres silencieuses, de taille adulte, à peine distinctes pour l’instant. Deux fantômes siamois qui se rapprochaient dans une excessive lenteur. Des zombies n’auraient pas été plus authentiques.

« Dom ? » insistai-je inquiète.

Hélas, il n’en avait plus que pour son acolyte, figé dans un dialogue sourd, se dérobant de plus en plus à ma vue tandis que, sur mon chemin, d’autres êtres apparaissaient à la suite des premiers.

Pour un coin paumé, clairement, ça ne tournait pas rond. Apeurée, je restai figée à attendre que Dom vienne me rassurer, comme s’il ne pouvait en être autrement. Je n’y comprenais plus rien ; j’étais perdue.

Puis Dom se mit à bouger enfin. Il me rejoignit, accompagné de la tierce inconnue. Je croyais qu’il allait me parler, j’en étais persuadée, mais ils passèrent tous deux devant moi et continuèrent sans me voir. Je fus avalée par un état sidéral au comble de son paroxysme. Les autres fantômes taiseux prirent la suite et bientôt je me retrouvai seule sur le sentier, aussi seule que le matin de mon départ à l’aventure. Je ne savais pas si je devais être heureuse d’être toujours là, vivante, ou paniquer absorbée par la nuit noire, face à moi-même.

Quelque chose me frôla, léger subitement. Cela me passait devant le visage telle une nuée de papillons qui virevolteraient tout autour de moi. Je crois que c’étaient bien des papillons. Je distinguai chez eux, ou plus exactement je sentais, de minuscules lueurs orange que je n’avais pas perçues dans un premier temps. Peut-être était-ce une autre couleur ? Dans le noir, c’était difficile à cerner ; il s’agissait plus d’une impression de lumière que de réelles tâches de couleur. Les papillons me firent l’effet de milliers de regards portés sur moi. Flottants. Ethérés. Et sereins.

Ce fut ainsi que je m’évaporai quand je rejoignis le macrocosme invisible devenu le mien. J’étais à présent parvenue au bout du chemin.

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