Au-delà des apparences

Est-ce qu’on peut arrêter le temps à la force de son amour ? Je voudrais savoir, j’ai besoin de savoir si ma vie est réelle. J’ai perdu les repères depuis trop longtemps et je n’ose aborder le sujet avec mes proches de peur qu’ils me répondent ce que je sens au fond de moi et redoute de me voir confirmer. Est-il réel, lui, l’homme qui me surprend dès que je me sens enfin plus sage et qui me rappelle que je ne domine pas mon cœur ? Là-bas, je l’entends jouer sur les touches du piano des airs qui me mettent la tête à l’envers, ces notes chaudes qui me troublent encore et toujours, éternellement renouvelées et pourtant enfouies comme si elles venaient des profondeurs de mon passé, celui que l’on vient puiser au fond de vous et qui vous fait perdre toutes vos défenses immunitaires. Je ne sais pas s’il est bien là ou absent.

Je me demande sincèrement si ce que je vis n’est pas qu’une vaste supercherie finalement, si j’ai tout inventé. Je ne crois pas qu’il soit vivant car, si je réfléchis, je pense intimement que mon mari est mort il y a moment. Je crois que j’ai vu son corps étendu sur un lit d’hôpital dans une salle de réanimation, le tube dans sa trachée était inerte, la machine éteinte. Les infirmières m’ont accueillie l’air contrit, elles m’ont parlé tout doucement puis dans la pièce il n’y a plus eu que son corps et le mien, écrasés par le silence froid qui refusait mes larmes. J’ai vécu cela, je revois toute la scène comme si c’était hier, ou alors je l’ai inventé à force de le redouter, je ne sais plus, parce que je sais aussi qu’il vient juste de m’embrasser et de m’inviter à le rejoindre dans notre chambre. Je ne rêve pas. Mes sens ne peuvent pas me tromper à ce point à moins d’être folle. Je ne le suis pas et c’est bien pour ça que ne veux pas que ce bonheur disparaisse un jour subitement parce que je crois à sa mort plus qu’à sa vie. Est-il possible que mon cerveau puisse avoir imaginé une épreuve aussi horrible et s’amuser à me torturer en m’envahissant de ces terribles doutes ? Qui oserait se détourner du bonheur d’avoir retrouvé son mari vivant après un grave accident de voiture dont nul ne réchapperait ? Je devrais me contenter d’être heureuse car je suis heureuse, immensément heureuse, à ses côtés, sauf que je sens que rien n’est réel. Ce sont les autres qui ne le voient pas et continuent de faire comme s’il était là à côté de moi, il est si bon pour eux aussi peut-être d’être avec lui revenu parmi nous.

Ma mémoire est très embrouillée. N’est-ce pas la preuve tangible que mon mari est décédé ? Les chocs émotionnels provoquent parfois ce genre d’amnésie. Ou bien c’est tout l’inverse et c’est de vivre un bonheur parfait qui a eu raison de mon esprit. Peut-on devenir fou de bonheur ? Je ne peux taire en moi cette impression atroce que le bonheur que je vis n’est qu’une illusion, une vaste et impressionnante hallucination. Et peut-être bien qu’en fait c’est moi qui suis en ce moment sur un lit d’hôpital, entre la vie et la mort, maintenue dans une léthargie qui me permet de vivre mes fantasmes les plus beaux ? Cela expliquerait bien des choses. Mais je ne crois pas à cette explication, mon intuition se révolte devant telle ineptie. Je ne sais plus quoi croire. Tout semble si réel autour de moi. À quoi me rattacher ? Ce que je sens est insoutenable. Si j’en parle un jour, si j’assume de le faire, je prends le risque de tout perdre en revenant du côté de la réalité or c’est elle qui est un véritable cauchemar.

Je crois, même si aujourd’hui je ne suis plus sûre de rien, que je n’ai pas emmené les enfants à l’enterrement. J’ai entendu une voix pleine de commisération me chuchoter qu’il fallait qu’ils lui disent adieu mais je n’arrive pas à remettre un visage sur ces paroles, ça grouillait, ça insistait, ça reniflait, ça me bousculait, je me souviens seulement que je n’étais pas au bon endroit. Quand je me concentre pour essayer de mieux voir, ça devient flou, cette période-là m’échappe. Devant mon refus, on m’a répété avec fermeté que mes enfants avaient besoin de ce deuil pour se construire. Moi, je m’entends répondre avec indignation que mes enfants avaient encore plus besoin de leur père. Puis je n’ai plus rien dit du tout, j’étais sous le choc, et nous sommes repartis tous les quatre. C’est lui qui conduisait comme d’habitude. Il sait que j’aime bien quand il prend le volant, je peux regarder le paysage, lire à ses côtés ou le regarder lui tout simplement.

Il y a quelque temps, ça fait déjà trois ans, pardon, non, ce n’est peut-être pas si vieux, je crois que je confonds, il est rentré à la maison. C’était l’an dernier. Peut-être. Peu importe quand c’était, seuls les faits comptent. Le taxi ambulance est venu le prendre à l’hôpital et l’a ramené à la maison comme prévu. Je l’ai embrassé, j’étais très émue. J’ai répété son prénom tout bas en le regardant. C’était doux de pouvoir le dire à nouveau en sa présence. Une fois que nous nous sommes retrouvés seuls, je suis venue tout contre lui en faisant attention à ne pas lui faire mal puis nous avons fait l’amour. Il avait les côtes cassées, je me trompe forcément, ce devait être plus tard. Je mettrai ma main au feu que c’était bien ce jour-là car je me souviens parfaitement de nos étreintes timides cette nuit-là, la toute première, quand nous nous sommes retrouvés seuls dans la chambre. Je devais réapprendre son corps, lui aussi, comme si nous étions des inconnus, nous étions si patauds devant l’incroyable chance que nous avions de pouvoir continuer à nous aimer. Je ne peux pas me tromper là-dessus, impossible.

Au début, j’ai pensé vendre la maison. Mon fils et ma fille ont pleuré, ils m’ont fait la tête, ça m’a fait sombrer, finalement nous avons décidé de rester dans cette maison trop grande pour nous trois. Mon mari a souvent regardé les annonces pour une belle villa dans le sud, dans le coin qui nous fait tant rêver, mais ça tombe toujours aux oubliettes. Sa tombe dans l’oubli… Je sais bien qu’il ne quittera pas sa région. Il n’a pas du tout envie de s’éloigner de ses amis ni de sa famille. Moi, ce n’est pas pareil, j’ai moins d’attaches. Je ne sais pas si c’est un bien ou un mal mais je me suis beaucoup détachée des biens matériels depuis ces derniers mois. Je n’étais pas comme ça avant. Et pourtant nous avons repris un emprunt pour faire les travaux de rénovation dont on a tant parlé pour notre maison. Depuis, je ne me sens plus chez moi, ça la change tellement que je ne la reconnais plus. Ça me fait bizarre. Ce matin le voilà qui m’embarque dans plein d’autres projets à long terme. Décidément, il n’arrêtera jamais. Ça me fait rire tous ces projets de vie en permanence alors que je lui dis toujours de prendre le temps de se ménager. Un jour, il m’écoutera et je suis sûre que je détesterai qu’il m’ait obéi. Je dis ça mais je sais plus raisonnable de le laisser enfin se reposer.

Ça fait longtemps qu’on ne s’est plus parlé; sans lui, je me sens perdue mais je ne suis pas triste, mes proches s’inquiètent inutilement. Tout va bien, je sais qu’il va revenir, à moins que d’une manière ou d’une autre, on ne nous débranche pour de bon.

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