Cas de conscience

Un café, trois tartines à la gelée de groseille, une petite dernière avec du miel, j’ai du temps ce matin et même cinq minutes de rab pour écouter la radio puis on enchaîne, les miettes qu’on ramasse d’un coup d’éponge et enfin le manteau qu’on décroche dans le placard, le portable calé dans le sac à dos et voilà, quinze minutes de voiture, le quai de la gare déjà, bref la routine habituelle, rôdée. Reste quatre ou cinq minutes à attendre. Vent glacial ce matin. En février, normal. J’enroule mon écharpe et me blottis sous mon manteau, ce sera vite fini une fois assis dans la rame. J’aperçois le RER. Délicatement, je récupère mes oreillettes dans la poche du manteau, les démêle en râlant, tradition française, prêt à continuer de rêvasser bercé par de la bonne musique. Dans ma main apparait un petit papier blanc plié en quatre :

— Maintenant, je sais qui tu es vraiment.

Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Le « tu », c’est pour moi ? J’ai beau chercher, froncer les sourcils, relire, retourner le papier, bêtement parce qu’il n’y a rien au dos et que je le savais déjà, je ne reconnais pas l’écriture. Ça ne fait pas sens. Ça m’irrite. Ça me dérange. En fait, ça m’agresse carrément. C’est une blague ? Une énigme ? Du genre message fouille-merde de mauvais goût ? De la bonne vieille provocation quoi. Je sais faire aussi : j’en fais souvent moi-même. J’adore surprendre, il faut donc que je m’attende à ce qu’on me rende la pareille un jour ou l’autre mais tout de même, ici, le canular est si agressif que je doute qu’il s’agisse vraiment d’un jeu. Non, c’est du sérieux et ça me fiche la trouille maintenant. En fait, j’ai été saisi dès le début pour être honnête. Alors j’en fais quoi de ce truc ?

Le mot est en lettres capitales, pas évident de trouver de qui ça vient, je cherche, néant total. Et puis ça veut dire quoi ce message aux allures de jugement dernier ? De quel droit d’abord ? Ce n’était pas dans ma poche hier quand je suis rentré du travail. Ou je ne l’avais pas vu. Je ne suis pas sûr. Je m’énerve. Inutile, pas productif, et maintenant je nage le crawl en eaux troubles. Il y a mieux pour passer le temps avant ma destination finale. Destination finale ? L’expression me glace le dos.

Ça viendrait de Carole ? Pas ma Carole… Qu’est-ce que je lui ai fait ? Je dois comprendre quoi ? Que je vais retrouver la maison vide ce soir et avoir la preuve que le placard à chaussures était bien finalement aussi vaste qu’un dressing ? Absurde, ma femme ne ferait rien d’aussi radical. Une phrase me revient, lointaine, je n’en veux pas mais elle s’impose, une phrase d’avant notre mariage, un jour qu’elle me confiait ses peurs amoureuses ou plutôt ses séquelles : si elle apprenait que l’homme qu’elle aimait la trahissait, elle partirait sans un mot et ce serait fini. Tout à coup, cette vieille confidence m’irradie, elle me pétrifie car je comprends que ce sera ma sentence. J’ai la gorge nouée, ma tête bourdonne alors que je n’ai rien fait qui puisse autant la décevoir. Bref, je panique.

C’est aberrant, au bout de douze ans de mariage nous n’avons plus de secrets l’un pour l’autre, je l’aime, elle m’aime et nous n’avons jamais été aussi heureux. Plus le moindre scoop, comme je lui dis, pas même un petit croustillant pour pimenter le quotidien. C’est ce que je m’amuse à lui dire des fois pour voir si elle s’offusque et puis je l’embrasse bien sûr parce qu’elle réagit immédiatement et j’en suis ravi.

Non, ce mot ne peut pas être d’elle sinon que voudrait-elle que je comprenne ? Carole serait nettement plus directe, disons plus volcanique. Je la vois bien me jeter une pile d’assiettes à la tête entre deux mots cinglants, savourant la beauté de l’ampleur du geste dramatique au passage, mais seulement les assiettes qu’elle veut changer parce qu’elle a horreur de gâcher. Non, j’affabule. En fait, cela ne nous est jamais arrivé de nous écharper. Carole est une femme digne et bien plus subtile que le portrait que je viens de peindre. Quoi que ? Peut-on savoir comment on réagirait si on pense avoir découvert un terrible secret ? On se dit que… et même aussi que… et bientôt on ne contrôle plus rien, submergé. Les principes, la fierté, ce en quoi on croit, la douceur de la personne qu’on aime, tout se volatilise en deux secondes. Ceci-dit, ma femme n’a pas un tempérament jaloux, elle juste du genre susceptible, classique quoi, et moi j’adore la titiller, c’est facile, juste pour vérifier qu’elle tient toujours à moi comme je tiens à elle. Elle n’a jamais à être sincèrement inquiète.

Justement, que peut-elle avoir découvert qui la fasse réagir ainsi ? Non mais, c’est n’importe quoi, je déraille là, ce message ne peut pas être d’elle : même en lettres capitales, je reconnaîtrai son écriture… Je pense… Qui pourrait me faire ce sale coup ? Pour quoi faire ? Un proche forcément… C’est bien d’elle, je le sais parfaitement, inutile de faire semblant de ne pas comprendre, et c’est bien pour ça que ça me détruit de l’intérieur.

Mais bordel comment suis-je censé comprendre ce mot ? Il dit tout, il ne dit rien. Je ne suis même pas sûr que ce soit agressif. Je suis con, bien sûr que c’est un mot rageur : « je sais », c’est accusateur, ça t’épingle, ça te dit que tu caches quelque chose de pas net et qu’il n’y aura plus de retranchement, le mot « maintenant » le confirme. J’aurais menti, moi ? Sur quoi ? Et puis ce mot, « vraiment », lui aussi il est sacrément lourd de sens. Je sais que je ne suis pas parfait, je n’ai jamais prétendu l’inverse, mais je ne suis pas un salaud. Pas un salaud, non.

Je ne comprends pas ce qu’elle me reproche à la fin et j’ai l’air d’un crétin dans mon train de banlieue à regarder ce bout de papier en psychotant tout seul. C’est quoi ce plan pourri ?

Est-ce un grand coup de bluff ? Les femmes sont fortes pour ce genre de trucs, prêcher le faux pour pêcher le vrai. Je n’ai rien à me reprocher, je n’ai rien fait dont je puisse avoir honte à part, oui, à part peut-être ce rêve une fois… Mais quel rêve bon sang ! Dieu ce qu’il était bon ! Mais avec sa copine Flore, une bombe, qui a divorcé il y a deux ans, avec qui je me suis tout de suite très bien entendu, on a eu dès le départ plein d’affinités… Oh, c’est accablant vu comme ça ! Et moi qui dis tout le temps que j’adore cette fille… Je suis une truffe. Ce n’est qu’un rêve bien sûr même s’il m’a pas mal impressionné. C’était agréable de savoir que je plaisais à Flore le temps d’un fantasme, elle est belle, l’ego s’enflamme et… Enfin quoi, je me suis ressaisi très vite, ce n’était rien de réel, non, je ne vois pas ce que Carole peut me reprocher.

Est-ce que j’aurais parlé au cours de ce rêve passablement érotique ? Mais personne ne peut contrôler ses rêves, je suis comme tout le monde. D’accord, c’est un rêve du genre compromettant et qui trouble en profondeur. Au réveil, je me souviens que quand j’ai repris conscience, j’ai eu peur du regard de Carole et même que j’aurais voulu qu’elle ne soit pas là à dormir paisiblement à côté de moi, innocente, en épouse parfaite. J’ai eu sacrément peur d’avoir parlé en dormant et j’ai quitté le lit sans demander mon reste. Je me suis lavé, j’en avais besoin. Je me sentais mal d’avoir adoré ce qui s’est passé cette nuit-là mais pas question d’y repenser éveillé, stop, il n’y a là que du pur fantasme, du fantasme pur, je ne sais plus dans quel ordre le dire, je me comprends, c’est le principal. Bref, j’ai gardé ça pour moi et la vie continue comme on dit. Et bon, c’est vrai, j’ai aussi évité de revoir Flore seul. J’étais gêné quand même. On se revoit depuis peu. Je ne vais pas couper les ponts ni raser les murs.

Sauf que si Carole dit qu’elle sait qui je suis vraiment, c’est que ma gêne a dû se voir. On se connait par cœur, on ne peut plus rien se cacher, c’était fatal. Je suis désolé pour elle évidemment, même si je me demande ce qu’elle a bien pu apercevoir car jamais je n’ai eu le moindre geste ou propos déplacé. Carole ne voudrait quand même pas que je lui donne les détails de ce que j’ai rêvé ! Quelle horreur ! Ça partira en vrille aussitôt. Rien que l’évoquer serait cruel. Flore est sa copine. Raconter ça à ma femme, jamais. Je ne suis pas fou et je ne veux faire du mal ni à l’une ni à l’autre. Inutile de venir remuer la boue.

Je suis en boucle, c’est clair que je m’empêtre dans cette toile arachnéenne. Je me sens comme un stupide moucheron qui est observé en silence par une chose noire et immobile qui va bientôt se rapprocher de sa proie pour la dévorer. À table !

En plus, je le vois venir, ce qui va jouer contre moi aussi, c’est que Flore s’est rapprochée de nous ces derniers temps, de moi en particulier. Elle nous a dit quel bien ça lui fait de pouvoir parler à un homme fiable et sensible comme moi. Avec ça, je suis foutu si je parle ! Surtout que Flore n’est pas seulement belle, elle est très belle et moi, gros naïf, j’ai approuvé Carole le jour où elle m’en a fait la réflexion, l’air de rien. Le bleu !

Ce papelard me fait passer pour une ordure, c’est sordide. J’ai besoin de relire le mot, chiffonné et un peu humide car mes mains sont devenues moites. Je ne sais pas pourquoi je le relis, je sais parfaitement ce qu’il dit, il met ma vie à sac, fait chier !

Il faut que je me calme, ce n’est peut-être pas accusateur, c’est peut-être moi qui me fais un trip parano, ce rêve me met tellement mal à l’aise. J’aurais voulu m’en débarrasser, l’oublier. Carole ne se souvient jamais de ses rêves, elle. Justement, mes scrupules prouvent bien ma bonne foi. Oui, d’accord, mais c’est un peu léger comme argument de défense. Me voilà à plaider ma cause maintenant ! Je ne devrais même pas avoir à le faire, ça m’enferre. Oh et puis, franchement, ce n’est pas le premier rêve un peu chaud. Un peu beaucoup, OK, mais qui n’en fait pas ? Sauf que jusqu’ici c’était suffisamment irréaliste pour éviter de me déstabiliser, c’était bénin. Avec Flore en rôle titre, moi je suis bon pour l’enfer. Le pire, c’est qu’elle, elle s’est immiscée entre ma femme et moi malgré elle. Saloperie de rêve ! Je ne vais quand même pas éviter Flore alors que je l’adore, c’est nul, même si je pense qu’au fond c’est exactement ce que je devrais faire. Non, je n’en ai pas du tout envie ! J’ai bien rêvé de Sophie Marceau une nuit et là, franchement, ce que nous faisions était nettement plus… Mon Dieu, c’était… Passons. Puis Carole va me dire que ça ne compte pas, elle est courant pour Sophie Marceau.

C’est minable mais je lui dois cette explication. Carole comprendra, elle comprendra forcément parce que si ce n’est pas le cas, je suis mal… Eh bien, s’il faut sacrifier Flore pour la rassurer, nous le ferons ensemble. Oui mais non, ce serait dégueulasse envers elle qui n’est responsable de rien et qui perdrait deux amis d’un coup après avoir déjà été trahie par son ex-mari il y a deux ans. Je ne suis pas un salaud, moi, merde ! Et puis si, tant pis, vaille que vaille, ce soir je dis tout, nous saurons surmonter cette épreuve ensemble et Carole verra vite que ce n’en est pas vraiment une, si elle m’aime encore…

21h30, je tourne en rond, j’esquive, j’ai laissé passer le temps du repas, j’ai aussi laissé passer le début du film à la télévision, je suis lâche, je parle, je n’arrête pas de parler et je ne trouve toujours pas comment aborder le sujet, le papier surgit brusquement dans mes doigts, Carole me regarde, elle me sourit. Elle me sourit ? Et moi je me fige car maintenant je vais la blesser et probablement la perdre pour un rêve sur lequel je n’ai eu aucun contrôle. Elle continue de me sourire tendrement, ses yeux brillent. C’est quoi ce sourire bizarre ? Elle m’embrasse.

Je m’accroche à ce baiser, déchiré par la conscience que je vais bientôt être chassé du paradis. Je voudrais nous protéger encore un peu, fuir, mais ce maudit message dénonce mes silences, nous nous sommes promis de tout nous dire, j’assumerai ce que je n’ai pu m’empêcher de fantasmer une nuit de trahison à laquelle je me suis abandonné sans retenue, alors j’espère que rien ne pourra plus venir menacer notre bonheur. Parvenu au-delà de mes retranchements, je vais lui prouver que je n’aime qu’elle et que ses craintes n’ont pas lieu d’être. Si elle le veut, Flore disparaîtra de notre vie. Et si ma femme ne comprend pas, je… je l’aimerai plus fort encore et la convaincrai de la puissance de mon amour total pour elle. Je…

Elle me regarde toujours, si douce, je suis paralysé, ça va être très chaud là aussi…

— J’ai l’impression, me dit-elle, de t’aimer tous les jours un peu plus. Au début, c’était déjà très fort mais au bout de tant d’années, on accède à quelque chose de plus intense, il n’y a plus de secrets, on est moins maladroit envers l’autre, on a confiance, on sait tout de l’autre intimement, on le lui donne pleinement et on le savoure, ainsi on reçoit l’autre tout entier jusqu’à son âme… Il vient à vous au-delà de ce que vous pouviez rêver. Cette révélation m’a traversée hier soir et j’ai voulu qu’elle fasse son chemin en toi, lentement, pour se déployer à son tour en toi et t’irradier comme elle l’a fait avec moi. Ce que je vis avec toi mon amour est un rêve éveillé, tu ne trouves pas ?

Ses yeux sont humides. Je m’aperçois que les miens aussi.

— Je t’aime.

C’est petit, c’est dérisoire mais que dire de plus ? Je vis l’instant, il est si bon. J’embrasse Carole aussi tendrement qu’il m’est possible d’embrasser la femme de ma vie. Elle vient de m’emmener avec elle au Paradis, j’ai envie d’elle, tout est si simple contre sa peau.

— Sinon, j’ai vu Flore cet après-midi. Dis donc, c’est quoi ce froid entre vous ?

Bien sûr ! Mon chemin de croix doit commencer. Alors je lui raconte mon rêve, ma honte, ma peur immense de la faire souffrir et cela s’avère beaucoup plus rapide que je ne le croyais. Elle reste imperturbable puis réalise que j’ai maintenant fini de parler et elle soupire.

— Au bout de douze ans, tu as encore peur de me perdre, que je ne comprenne pas, c’est puissant, mais mon Dieu, si jamais tu savais de quoi je rêve de mon côté…

Elle s’interrompt puis porte les deux mains à son visage, comme si elle était honteuse, avant de partir dans un éclat de rire si débridé qu’il finit par devenir dérangeant. Je souris et frémis tout à la fois, et, stupéfait, un peu humilié par cette réaction, je ne peux m’empêcher de dire la phrase que je n’aurais jamais dû prononcer :

— Comment ça ?

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