Changement d’itinéraire

En cette aube glacée de fin d’automne, tu es debout sur le quai dans le frimas d’un jour où le soleil ne se lèvera pas. Ça ne fait pas avancer les minutes mais, machinalement, sur ce quai bondé d’indifférence, tu regardes l’horloge parce que tu ne vois pas quoi faire d’autre, parce que tu te dis aussi que pour reprendre la lecture du roman que tu as mis dans ton sac en un geste de survie, tu seras mieux sur un siège au chaud, et aussi parce qu’il vaut mieux faire quelque chose que de laisser ton cerveau succomber sur ce quai. Ce matin est le même qu’hier pourtant. C’est là le problème. Tu ne veux pas surtout compter depuis combien de temps tu te trouves à attendre sur ce quai de gare de Marolles en Hurepoix que la vie te surprenne. Vie de mariole, vidée de saveurs, peuplée de désirs mâtés et humiliés.

Après t’être trouvé une place dans le wagon, dans l’insignifiance de l’anonymat, tu cherches dans ton sac la promesse d’espace dont tu as besoin mais ton livre est resté sur la table de chevet. Tu en pleurerais s’il n’était toutes ces personnes autour de toi pour juger ton chagrin. Tu penses à ton portable. Tu sais déjà qu’il ne suffira pas. Il te faut du lourd, du qui t’emporte dans un autre monde, du qui t’y retient le temps d’une illusion possessive, de la putain d’évasion capable de te faire mourir et renaître cent fois au monde, pas ces idioties sans consistance que tu likes sur Facebook et zappes en suivant. Ça, ce n’est pas assez ou plus que tu ne peux en supporter.

Tu n’en es qu’à la gare de Brétigny sur Orge. Le temps s’est ralenti aujourd’hui, distordu, englué dans le brouillard dense de novembre. Le wagon s’est rempli d’une cargaison d’individus, entassés, t’encerclant, chacun emmitouflé dans son armure, tous encombrés de sacs plus ou moins gros, tous résignés à être comme toi lobotomisés le temps d’accomplir le rituel quotidien tandis que la ville qu’ils laissent derrière eux et dont tu n’aperçois par-delà la vitre que de lugubres contours d’immeubles embués, pesant sur des débuts de rues sans lignes de fuite, dort dans une nuit aussi sombre que peut l’être l’intérieur d’un caveau.

Sainte Geneviève. 6h02. Sans plus vraiment les voir, tu sens les nouveaux arrivés s’agglutiner encore un peu plus. Tu les entends redescendre chercher où ils pourraient exister. À peine encastrés dans un siège, ceux qui ont trouvé de quoi se parquer autour de toi se jettent sur leur mobile et se déconnectent des autres dans l’instant.

Tu somnoles pour faire de même. D’un bond, le type assis à ta droite se lève. Il veut descendre à Savigny sauf que ça semble le prendre comme une envie de pisser et qu’il t’envoie un coup de pied dans le tibia au passage en s’extirpant de ta rangée. Puisqu’il t’est impossible de t’assoupir, tu tues le temps à observer tes congénères, ceux dont le visage t’est devenu familier à force de coexistence passive. Dans la mesure où l’intérêt de ta vie affective peut se lire sur un encéphalogramme plat, tu entreprends de leur en accorder une moins morne. Ainsi, selon ce que chaque individu porte d’invitation en lui, tu inventes un amour plus ou moins passionné, parfois sirupeux jusqu’à l’écœurement, et tu suffoques devant ce trop plein d’affection dégoulinant d’attentions obséquieuses. Comédie. Un visage t’arrête soudain par son intimidante beauté. Cette vision te prend à la gorge. Aussitôt une angoisse te transperce et tu sens s’amorcer à nouveau la descente vertigineuse vers le vide abyssal de ton insipide vie. Tu te demandes jusqu’où l’on peut plonger ainsi.

Bientôt Juvisy, encore et toujours Juvisy. Il te tarde d’être à Bibliothèque Nationale pour achever les cinq minutes de marche supplémentaires entre ton néant existentiel et le travail que tu vas devoir abattre. En ce matin qui ressemble trop à tous les autres de ton existence, c’est exactement ce à quoi tu aspires, un labeur absorbant, suffisamment épuisant pour que tu t’écroules sur ton lit au retour sans une pensée.

Tu te trompes. Tu ne vois pas l’éclat qui peut irradier de toi. Dans ce train, je te vois, diamant brut, comme je vois dans ce train, réunis autour de toi, des centaines d’humanités, des centaines de mondes différents, des centaines d’exotismes, des peut-être, des possibles, des parcours déjà intensément accomplis ou des devenirs à écrire, de ces grains de folie douce qui te fascinent prêts à germer, des richesses à découvrir… dont toi. Il te revient de prendre le chemin qui te guidera vers ce que tu recherches. Prends le temps de regarder. Vois au-delà. Tu es tout. Immense. Magnifique. Ce que tu portes en toi aspire à prendre vie. Profite de ce trésor inestimable, tu peux en convenir. Tu es tout, tu peux tout.

Moi, je te regarde depuis cette voie où nous avons pris le RER ensemble et j’admire ton âme qui dégage une lumière d’une puissance intense. Tu es un être d’un charme infini. Je sens combien en ton for intérieur tu bous d’impatience à l’idée de pouvoir t’ouvrir. Regarde-toi. Tu es rare. Mille fois plus que tu ne consentiras jamais à l’admettre. Tu possèdes en toi ce monde précieux dont tu rêves. Tu es ce monde. Ce sont là tant de merveilles à accomplir, tant de splendeurs encore enfouies dans tes doutes. Viens, approche, ouvre la porte à l’improbable, que celui-ci puisse venir à toi enfin et se révéler.

Nous ne sommes plus très loin de ta destination. Tu vas bientôt descendre à Bibliothèque François Mitterand pour travailler et, comme chaque jour, tu vas entrer dans un temple qui recèle lui-même des mondes construits par des esprits aussi riches de rêves que le tien. Comprends-tu dans quel écrin tu vis ? Tu peux tout. Tu es tout. Va. Deviens. Sois.

Qu’attends-tu ? Hésiterais-tu ? L’impulsion est en toi pourtant. Eh bien soit, au prochain arrêt, nous allons nous rejoindre : il est temps de te présenter à toi-même.

 


NDA: Ce texte a été proposé pour fêter les 40 ans du RER sur le site Short édition. Le thème était “au prochain arrêt”.

2 réflexions sur « Changement d’itinéraire »

  1. Texte majestueux et quasi mystique qui m’émeut et touche quiconque se trouverait au seuil de…….. , sur un seuil avant de ….. , et qui sonde le réel par delà le visible, au delà des apparences………. Le RER en ressort grandi, t-en a-il été reconnaissant pour ses 40 ans??

    1. Oh là, tu sais, proposer un texte qui commence en plombant l’ambiance, c’est prendre le gros risque de ne pas être lue… Avec “Eden”, proposé pour un autre concours sur le même site, j’ai plus été motivée par l’envie d’être lue et de pouvoir échanger avec les lecteurs que de gagner quoi que ce soit. Je ne sais même plus quand auront lieux les sélections en finale du jury mais je serais bien étonnée d’être retenue parmi les plus de 600 propositions annoncées pour “la matinale” et celles encore non bouclées à ce jour des “40 ans du RER”.

Laisser un commentaire