— Je veux tout savoir !
Laure me regardait droit dans les yeux avec une convoitise qu’il allait être très difficile de désamorcer mais je piquai quand même du nez vers ma pizza, devenue brusquement passionnante, et me concentrai sur les différentes façons possibles de me débarrasser des trottoirs étouffe-chrétiens avec mon couteau sans qu’ils dérapent traîtreusement à la vitesse du son vers le décolleté obsessionnel de mon adorable amie, et surtout j’esquivai soigneusement son regard en espérant que le petit rire avorté que je lui avais répondu suffirait.
— Tout ! insista ma prédatrice au sourire carnassier.
Laure a beau être une amie, elle a toujours été difficile en affaires.
Je relevai la tête en prenant bien soin de ne pas montrer que j’avais aperçu au passage le sautoir coincé entre ses seins et me retrouvai brusquement pris au piège d’astres impatients qui me fixaient impérieusement. Madone impassible, Laure attendait dans la même pose que Mona Lisa sauf que le sourire de mon amie était nettement moins énigmatique, je ne savais que trop bien ce qu’elle pensait derrière ses zygomatiques inquisiteurs : « Toi, tu ne me dis pas tout et je veux tous les détails. » J’étais sûr qu’elle allait passer en mode tortionnaire d’ici quelques minutes si je tentais de lui résister. D’ailleurs elle faisait à merveille l’accent germanique à l’occasion.
Rien, pas un geste. Imperturbable, Laure entama sa technique favorite, celle de la guerre des nerfs qui, elle le savait, fonctionne très bien sur un type comme moi. Je n’ai aucune patience devant un silence de plomb, ça me fait perdre tous mes moyens, c’est très bête mais c’est comme ça. Et plus je suis nerveux, plus c’est efficient.
Je soupirai puis l’invitai du regard à passer à autre chose mais je dus avoir l’air d’un cocker triste en fin de vie car elle éclata de rire, le flop total.
— Laure, tout ce que tu veux mais là, ce n’est juste pas le moment, négociai-je avec ce que j’espérais être de la fermeté.
— Tu sais fidéliser ton auditoire toi.
Râté ! Laure s’avère tantôt une amie des plus attentionnées, tantôt une harpie inflexible si elle se retrouve devant un secret. Plan B :
— Je vais partir et tu vas te retrouver comme deux ronds de flan devant ton assiette. T’auras l’air maligne, tiens !
Un large sourire, une tête qui se balance négativement de gauche à droite et les yeux au ciel furent sa réponse. C’était n’importe quoi en effet. Mes menaces n’ont d’ailleurs jamais marché sur elle, Laure me connaît trop pour me craindre, d’ailleurs, elle avait raison, je ne partirais jamais comme un mufle et puis nous étions chez moi, ma réflexion était franchement stupide. Mais où avais-je la tête ? Pour ça, la réponse était immédiate : ma tête était toute à une apparition brune aux mensurations de rêve, consistantes, palpables mais pas encore sous mes mains hélas.
— Dis-moi tout… Je te connais par cœur mon petit Marc mais de là à être médium, il y a une marge. Je manque de détails…
Elle allait reprendre, se ravisa un instant puis ajouta, un peu gênée :
— Je vais te confier quelque chose mais tu ne te moqueras pas, promis ?
Et elle s’arrêta le temps que je le lui confirme d’un signe de tête, ce répit m’arrangeait, elle hésita puis se lança enfin dans un souffle profond qui accompagnait visiblement son élan de courage.
— Depuis quelques jours, dit-elle en détachant chaque segment de phrase, tu as retrouvé ton sourire, et ça me fait un bien fou de te voir lumineux, ça me manquait, beaucoup, je suis soulagée de te voir comme ça tu ne peux pas savoir à quel point, j’en avais presque oublié qui tu étais depuis que… Tu sais… chuchota-t-elle soudain en baissant le regard avant de vite se reprendre et de l’ancrer à nouveau dans le mien. Dernièrement, il s’est passé quelque chose, n’est-ce pas ? Je le vois bien. Je le sais. Je veux tout savoir.
Je repensai tout d’un coup à mon chien, le jour où en jouant il avait planté ses crocs dans une de mes baskets et que je l’avais traîné à travers le salon sans jamais qu’il ne pense opportun de lâcher prise. Je restai muet. Pas question que j’avoue quoi que ce soit d’intime, Laure en savait bien assez sur moi.
— Il n’y a pas si longtemps, je ne sais pas si tu t’en es rendu compte mais tu n’étais attiré que par des sujets sinistres de séparation, de conflits, de déceptions, de rejets, ce n’étaient que des sujets noirs. Tu semblais indifférent sinon, disons absent.
Je me décomposai devant un tel portrait. Charmant !
— Excuse-moi… Mais tu as changé et ça te va bien. Entre nous, Marc, si je puis me permettre, ce changement te donne du charme, te le redonne en fait.
Bon, d’accord, c’était bien rattrapé. Elle s’empourpra soudain, se mordit les lèvres et même évita de me regarder en face avant de poursuivre, embarrassée :
— Je ne devrais pas le dire mais, tu vois, je te trouve très attirant avec cette, comment dire, cette aura qui t’anime depuis quelques jours et si on ne se connaissait pas depuis si longtemps, je crois que je te draguerai comme jamais.
Est-ce que ma mâchoire a touché la table ? Je ne crois pas mais ce fut comme si. Tex Avery était dans le vrai. Je ne pus contenir un rire gêné qui, même furtif, trahit immédiatement l’effet de cette flatterie sur mon ego, un ego justement si mal en point depuis le départ fracassant de Sonia.
Un an déjà qu’elle m’avait vidé de mon âme et laissé pour vivant dans un monde qui n’a plus de sens. Combien de douleurs depuis pour m’éloigner d’elle, combien de rages, combien d’humiliations, combien de gouffres m’avaient happé dans cette nuit interminable, combien de larmes étranglées, d’espoirs fous de la recroiser tout en sachant que cela ne pourrait me soulager, de chutes chaque fois plus vertigineuses, de tortures à espérer que tout n’était pas perdu, de mots intimes que j’avais renoncé à envoyer, à quoi bon, combien de rêves douloureux de la tenir à nouveau dans mes bras, combien de vide tout autour de moi et plus encore en moi ? Cinq ans de vie commune partis en fumée. Il ne restait rien derrière nous, pas de maison, pas d’enfants, seulement des projets à vif, nous n’avions pas eu le temps de construire quoi que ce soit. Sonia, je l’avais compris trop tard, ne s’était jamais vraiment investie dans notre relation et c’était peut-être mieux ainsi au final. J’avais traversé tout cela depuis un an, aujourd’hui je ne suffoquais plus.
Laure, autrefois ma voisine et désormais amie depuis notre entrée au collège, m’avait accompagné dans ce parcours avec la constance de sa force, de sa douceur, de sa beauté, de son humilité, adorable, trop peut-être avec moi qui l’avais malmenée dans ma dépression. J’aurais voulu l’épargner mais je n’aime pas parler de moi quand je suis au fond, il faut qu’on me laisse seul quand je ne sais plus penser. Il faut savoir attendre. La patience n’est pas son point fort et je devine que je n’ai pas toujours dû être agréable avec elle. Elle avait été là toutefois, avait senti mes émotions, ma souffrance, et spontanément elle avait su m’approcher ou bien me laisser seul quand il l’avait fallu.
Il me semblait parfois qu’à s’occuper de moi, Laure oubliait de vivre sa propre vie, je lui faisais perdre son temps et son énergie, parce qu’elle savait me redonner la force, l’espoir, me montrer les beautés simples, me faire rire même, me troubler aussi parfois au point de réussir à me faire oublier la douleur, de me ramener à ma masculinité et de me redonner confiance en la vie, en mes rêves, puis la porte se fermait sur elle, lourde, étouffante, et alors je ne pouvais m’empêcher de vérifier mes messages sur mon portable et retombais inlassablement vers ma douleur et mes démons, incapable de fixer le moindre petit instant de bonheur en moi, soumis au silence de Sonia qui ne donnait plus signe de vie depuis qu’elle avait décidé que je n’étais plus dans la sienne. En fait, je crois bien que c’est moi, avec le recul, qui l’avait abandonnée le premier. Est-ce que j’aurais moins souffert si elle en avait aimé un autre ? Je ne crois pas. On ne s’aimait plus et quelle qu’en fût l’origine, à terme le résultat était le même, insupportable.
J’avais été tenté de rejeter aussi Laure dans ces moments d’effondrement, elle me faisait du bien pourtant, sa présence m’aidait à tenir malgré tout, je l’avais revue plus souvent qu’en temps normal, j’avais confiance en elle. Son amitié était fiable.
Sa bienveillance discrète m’avait permis d’affronter ma solitude. Parfois, j’avais eu douloureusement envie d’elle, pas de faire l’amour avec elle, l’embrasser seulement, une façon de la remercier tendrement quand mon cœur n’en pouvait plus de hurler de douleur. Elle n’aurait pas compris, j’étais dans une telle confusion moi-même, cela aurait été cruel or je ne supporterais pas de la faire souffrir. Elle peut paraître indestructible en surface mais je devine que sa compassion à mon égard est à la hauteur de sa sensibilité, Laure est de ces êtres doux qu’il est impossible de blesser sans se sentir aussitôt immensément misérable. À bien y réfléchir, cela lui donne parfois une assurance d’une arrogance monstrueuse, chiante disons-le carrément, qui démange la giroflée à cinq doigts, mais bon, c’est Laure.
— Je me languis Marc… me relançait-elle justement à titre d’illustration éloquente.
— Laure, qu’est-ce que je peux t’apprendre que tu n’aies déjà perçu ? Oui, oui, tu as compris, il y a une femme qui se cache derrière ces changements. Voilà, tu as ton scoop, tu es contente ? Savoure parce que je n’ai rien à te raconter de plus.
— Mais c’est géniaaaaaaal ! Je suis heureuse pour toi ! Génial. C’est qui ? Wouahouuuuuu, c’est génial, je veux tout savoir, dis-moi toouuuuuuut !
Je n’avais jamais remarqué que Laure était capable de monter autant dans les aigus quand elle battait l’air avec ses mains comme si elle recevait une décharge électrique directement branchée sur une centrale nucléaire.
— Oh là ! Ne t’emballe pas, c’est très récent. Et puis je ne suis pas grand-chose pour elle, c’est trop tôt… Alors on arrête le film tout de suite. Il n’y a rien de plus à…
— Je n’avais jamais remarqué que Laure était capable de monter autant dans les aigus quand elle battait l’air avec ses mains comme si elle recevait une décharge électrique directement branchée sur une centrale nucléaire.
— À toi de lui faire comprendre qu’elle te plaît, me coupa Laure qui planifiait déjà ma vie amoureuse sur une carte sur laquelle n’allaient pas tarder à figurer aussi les subtilités des GR.
— Je veux prendre le temps Laure. Et je vais me débrouiller tout seul, d’accord ?
Autant pisser dans un violon !
— Oui bien sûr Marc mais…
Comment évite-t-on ce fameux « oui mais » avec une femme qui ne respecte rien de ce que l’on peut dire ou demander ? Y a-t-il une recette ? Je serais preneur… Je tendais le dos.
— Je devine que tu bous intérieurement. N’est-ce pas que j’ai raison ? Et c’est trop mignon ! dit-elle en mutant de voix à moins qu’une immense souris anthropomorphe n’ait pris brusquement possession de son corps.
— Non, je ne suis pas impatient, dis-je pour couper la souris géante dans sa tentative d’invasion.
Laure resta dubitative. Je ne lui dis pas qu’en réalité j’avais peur, cette peur me paralysait, elle anesthésiait mon impatience et au fond ce n’était pas plus mal. Rien qu’à réfléchir à la manière dont j’allais pouvoir dévoiler mes sentiments à cette femme qui m’avait redonné l’envie d’y croire, j’avais plusieurs fois été saisi de panique et rien que d’y repenser, ça recommençait. Mes atomes éparpillés flottaient maintenant dans l’air ambiant. Comment allaient-ils pouvoir se ressouder avant que Laure ne me pose une autre de ses questions saillantes ? C’est fou, j’ai affronté des épreuves hautement plus difficiles et pourtant, rien qu’à l’idée de me lancer, chaque fois je me décompose dans l’espace, je n’ai plus aucun contrôle.
— Tu es accroché à ce point-là ? renchérit mon piranha teigneux qui semblait lire en moi comme en un livre ouvert. Tu veux que je te dise, je sais que tu lui plairas, c’est évident, n’en doute pas une seconde. Si tu l’aimes, l’aimes vraiment, elle ne pourra que se soumettre à ton amour, je le sais, j’en suis sûre et certaine.
L’enthousiasme de Laure me fait peur des fois mais ça fait du bien de se laisser bercer par ce genre de propos enflammés. C’est comme les horoscopes.
— Tsss, arrête, tu ne sais même pas de qui il s’agit !
— Pas besoin, je te connais toi et je sais que tu charmerais même un serpent.
Il est impossible de ne pas rougir quand Laure s’y met.
— Un serpent ? Rien que ça ! À vrai dire, je préfèrerais que cette femme n’ait rien à voir avec les serpents si je dois faire ma vie avec elle parce que question érotisme, il y a mieux.
Laure ne releva pas l’allusion scabreuse qui venait de me passer en tête.
— Mais oui, Marc, tu as beaucoup plus de charmes que tu ne veux bien l’entendre et quand tu es amoureux, toutes les femmes voudraient être celle que tu as choisie, je te jure !
— Euh… En l’occurrence, je n’ai pas choisi grand-chose ici. Je dirai plutôt que tout m’échappe, que ça m’est tombé dessus comme une évidence. Maintenant je suis mort de peur de me déclarer.
Je m’en voulus de cet aveu. Trop tard pour regretter, Laure, arqueboutée sur cette révélation, enchaîna :
— Hummmm, je suis déjà heureuse pour toi. Et je sais combien tu le seras dans ce moment où elle trahira ses propres sentiments et s’abandonnera à toi. Ce sera si doux, si délicieux… Comment en avoir peur ? Si tu ne lui ouvres pas ton cœur, elle risque de rester à distance de ce que tu es et de ne pas avoir envie de te connaître plus intimement. Tu resteras ce type sympathique avec qui elle a plaisir à parler mais qui ne dégage aucun phéromone mâle qui puisse la renverser sur un lit avec fougue quand enfin tu oseras la respecter moins.
— Laure !
— Oui ?
— Tu pourrais éviter de me raconter la suite. J’aimerais un peu d’intimité dans mes ébats si ce n’est pas trop te demander.
— Oui mais j’y étais moi aussi dans la scène d’amour. Enfin, non, je veux dire qu’à la raconter, je la vivais avec toi. Oh, c’est pire, je m’enfonce, quelle horreur ! Enfin, non, parce qu’avec toi ce ne serait pas si désagréable bien sûr mais… Oh, c’est encore pire… Aide-moi là, je t’en supplie…
Elle cacha son visage, honteuse de sa bourde monumentale, et marmonna entre ses doigts ou ses cheveux, je ne saurais dire tellement ses gesticulations étaient confuses :
— S’il te plaît, sauve-moi, dis quelque chose, j’ose plus te regarder.
— Tu étais moins pudique il y a deux minutes.
— Au secours ! couina une voix stridente qui raisonna dans le plateau de la table de ma cuisine.
Moment délicieux, Laure était dans ses grands moments de « oubliez-moi, j’ai honte », moi je ne m’étais pas senti aussi léger depuis si longtemps, je ne pus résister à jouer avec elle à mon tour, après tout, c’était de bonne guerre et elle me lâcherait peut-être sur cette histoire ensuite.
— Bon alors, tu ne m’as pas dit pour le lit, c’était chez elle ou chez moi ?
— Non arrête ! me répondit Laure qui s’éventait comme elle pouvait, passant du rouge vermillon ou rouge carmin puis rouge grenat puis à un truc assez bizarre qui me fit frémir pour sa survie. Marc, pitié, je visualise tout, c’est horrible !
— Je te remercie !
— Non… C’est pas ça… Oh ! tu vois bien ce que je veux dire.
— Ça, pour voir, je vois bien, oui.
— Il faudrait baisser le chauffage là, non ?
— Non, tu compliques, enlève plutôt ton haut !
— Eh !?
— Ah, tu m’as cherché…
— Oui mais non, ce ne sont pas des manières de faire, parce qu’en principe c’est moi qui suis censée te cuisiner, pas l’inverse. A partir de quel moment tu me l’as faite à l’envers ?
— Belle image ! Vas-y, je t’en prie, continue !
Elle allait répondre puis non, préféra se taire et vider un verre d’eau, non deux, enfin trois, en les tenant des deux mains pour contrecarrer sa nervosité. Je la laissai mijoter dans son silence. Il était tard, une heure plus que raisonnable pour nous séparer, Laure finit par retrouver un teint humain acceptable avant de se lever, les yeux brillants de larmes et je fus surpris de réaliser que moi aussi j’avais ri aux larmes avec elle.
— Ce fut bref mais intense ! conclut-elle en rentrant la chaise sous la table.
Je lui fis signe en écartant mes mains d’un geste ample que je ne prendrais pas part à ce débat, terrain neutre.
— Bonne nuit ! me contentai-je de dire d’une voix suave tout de même.
Sur le seuil, juste avant que je ne referme la porte, elle posa la question fatidique qu’elle n’avait pas du tout laissé passer. Une femme n’oublie jamais rien, elle est stratégique.
— C’est qui ?
Laure, qui me connaissait mieux que moi-même, savait que je ne lui dirai rien sauf qu’elle n’a aucune patience et quand elle comprit qu’il était inutile d’attendre que je lui réponde, elle me prouva au final que cela a du bon aussi d’être impulsive en se jetant sur moi pour me dévorer tendrement tandis que je m’éparpillais en apesanteur au sein de cette voluptueuse fusion atomique.