Droit devant

 « En plein midi, tu iras tâtonnant
comme un aveugle dans les ténèbres. »
Deutéronome 28, 28

 

Salomé avançait dans le couloir, droit devant elle. On lui avait dit qu’il fallait avancer, elle avait promis qu’elle n’abandonnerait pas, du moins on le lui avait fait jurer pour qu’elle ne faiblisse pas une fois seule puis on l’avait embrassée chaleureusement, on lui avait dit de tenir bon, de ne pas lâcher, n’est-ce pas, et on l’avait abandonnée dans le couloir. Elle n’avait pas pensé à demander d’explication parce qu’elle n’avait pas pensé tout bêtement qu’elle allait se retrouver là, plantée comme un chou, stupide et humiliée. Elle ne l’avait pas vu venir, on ne voit jamais venir ce genre de choses, on ne lui avait pas demandé son avis non plus.

Elle était déjà dedans quand elle prit conscience de sa situation.

Sur le moment, instinctivement, elle tourna la tête tout autour d’elle, avec le presqu’espoir de ne pas constater qu’il n’y avait rien d’autre à faire que de suivre le couloir dans lequel elle se trouvait. Trop tard pour demander quoi faire : dans ce maudit couloir, il n’y avait qu’elle. Probable qu’on ne lui aurait pas répondu de toute façon. Disciplinée, ou bien fataliste, ou bien encore trop perdue pour arriver à se poser des questions pertinentes, un peu des trois, elle posa un pied en avant puis l’autre, enchaîna, résignée, et son corps se déplaça ainsi lourdement en automate, un peu gauche dans ses mouvements mais obéissant parfaitement aux ordres instinctifs, en bon petit soldat soumis.

Elle n’entendait rien, peut-être qu’il n’y avait strictement rien à entendre, sinon son souffle, épais, englué, presque rauque, le percevant plus en elle-même que dans la résonnance des parois car ces dernières étaient molles. Curieuse matière improbable que ces obstacles amorphes qui empêchaient de se cogner, probablement au cas où elle aurait eu l’envie perverse de se fracasser le crâne contre elles. Elle se dit aussi que si l’effort devenait trop pénible, il lui serait impossible de prendre appui sur elles et elle fut prise d’un vertige de nausée. Il valait mieux ne pas réfléchir.

Il fallait marcher, c’est ça, aller ailleurs, peu importe où du moment qu’elle ne restait pas sur place à s’enliser dans le sol visqueux de ses pensées. Cette mucosité n’engendrait aucun bruit, agissant sourdement, en traître, comme un parasite invisible, une tumeur. Regarde devant toi Salomé, ne te retourne pas, de toute façon, tu le sais, ça ne sert à rien, ils ne sont jamais loin, les souvenirs qui font mal ne sont jamais assez loin, tu dois les laisser derrière toi pour avancer mais bon, ça pèse une tonne les regrets, les sentiments béants, les gestes suspendus, les doux surtout, ce sont les plus lourds, parce que ça étouffe le gout amer du paradis perdu, ça serre la gorge jusqu’à l’étranglement et on voudrait des fois que ça tue sauf qu’on survit, hagard, et qu’il faut continuer à marcher vers le futur, celui qui fait espérer que demain sera plus heureux, non, sera heureux tout court, vraiment heureux, car sinon à quoi bon ? Derrière, là-bas, dehors, tout autour, partout en fait, ce qui n’est plus avec elle, ce qui ne comprendra plus, ce qui ne l’aimera plus, cet homme parti de sa vie l’empêchaient de reprendre la marche.

Pour avancer, il fallait d’abord trouver comment porter cette charge émotionnelle sans s’écrouler. Elle aurait bien tout laissé sur place si ça n’avait tenu qu’à elle mais ses amis l’en auraient empêché pour ne pas être condamnés dans le même mouvement. Il serait peut-être possible d’oublier avec de la patience et de ce passé il ne resterait un jour que quelques images numériques qui pouvaient très bien se contenter de rester sagement archivées au fond de quelques dossiers mis à distance d’une arborescence dont les ramifications permettraient une bienfaisante évanescence. Non, c’est stupide, elle sait que c’est tenace la sensibilité, elle résiste, elle colle à la peau, elle ronge de l’intérieur comme une vermine et aucun rangement ne saurait museler les monstres quand ils ont envie de sortir vous hanter. C’est tout le problème. Il faudrait ne pas avoir de cœur. Le sien lui semblait inapte.

Dans ce couloir vide, elle aurait tellement aimé trouver quelque chose, une inscription, une aspérité, une incongruité, une sortie d’anomalie, quelque chose qui la détourne de ce qu’elle portait en elle-même mais les parois ne disaient rien. Le sol était uni, neutre, vide, désespérant, sans âme lui aussi.

Le couloir, toujours le couloir, un interminable boyau sans fin, absurde, sans vie et pourtant surchargé de sa seule présence, et ça, il fallait faire avec, elle ne pouvait y échapper. Il devait quand même bien y avoir un bout à ce couloir ? Il y avait forcément une issue. Un couloir, ça ne se déroule pas à l’infini. Il y a un début, il y a une fin, c’est obligé, il avait bien fallu qu’elle entre quelque part. Elle avait beau chercher dans sa mémoire, elle ne visualisait pas l’entrée, elle ne se souvenait plus d’où ça avait commencé. Elle eut beau essayer, se concentrer, insister, rien, le néant. Mais si, il doit bien y avoir de la vie quelque part, une entrée, une sortie, forcément, c’est sûr. Plus elle essayait de comprendre, plus il lui semblait que son cerveau devenait lent, se figeant dans l’angoisse qu’il n’y avait que ce couloir et que ce dernier ne formait peut-être qu’une aberration interminable, sinueuse, bouclée sur elle-même comme l’anneau qu’elle n’avait pas eu le courage de retirer de son doigt, et que cette cruauté n’avait radicalement aucun sens.

D’ailleurs, dans quel sens aller ? Elle avait avancé, oui, mais vers quoi ? Peut-être qu’il était plus logique de refaire le chemin à rebours car elle venait bien d’un point de départ et si elle faisait marche arrière, elle retrouverait l’entrée, fatalement. Pourquoi ses amis, ses meilleurs amis, lui avaient-ils conseillé alors d’avancer ? Ils avaient l’air catégoriques, cela semblait vital à leurs yeux, il ne fallait surtout pas se retourner, jamais. Revenir en arrière, n’était-ce pas pourtant la meilleure des stratégies ? Ce qu’il y a avant, on en est revenu, on n’en est pas mort, alors au fond pourquoi avancer si c’était sûr avant et que ça avait fait ses preuves avant ? Parce qu’on ne peut pas revivre ce qui n’est plus, lui répondit une voix intérieure. Laminée par l’évidence, elle sentit ses jambes la lâcher brusquement et dut se ressaisir pour ne pas tomber. Un cri primaire traversa sa cage thoracique mais rien ne lui répondit, sa détresse se lova sur-elle-même en un serpent qui s’enroule sur lui-même.

Elle s’arrêta net, attendit que quelque chose se passe, rien n’advint. Ne plus bouger finit par l’user. Prise de frissons, elle prit conscience qu’elle avait froid, qu’elle n’avait rien avec elle, juste son corps, les vêtements qu’elle portait et son esprit qui la torturait. C’était probablement censé lui suffire. Y avait-il quelqu’un au-delà du couloir qui s’était posé la question pour elle ? Elle essaya de se représenter l’extérieur, de l’imaginer puis abandonna l’idée en son état informe. Peu importe puisqu’elle était seule et que ne lui parvenait aucun son au-delà de son enfer de solitude. Les questions se cognaient entre elles, bêtes, décevantes, plus angoissantes que rassurantes.

Elle poursuivit son avancée interminable, se reposa les mêmes questions, ineptes, vaines, pour tenter de savoir comment sortir, espéra dix fois, cent fois, mille fois, qu’elle arriverait à faire émerger enfin une lueur de tous ses ressassements car elle devait trouver une trouée qui lui permette de commencer à comprendre enfin quelque chose à cette cruelle absurdité.

Le temps se dilua ainsi pendant des heures et des heures, indifférent à ses tergiversations. Elle fut tentée à plusieurs reprises de s’arrêter définitivement et d’attendre que la mort la délivre généreusement de ses angoisses. Chaque fois la douleur de ce qu’elle avait quitté au dehors se répandit aussitôt en elle avec une intensité insupportable pour lui rappeler qu’elle ne serait pas capable d’attendre dans autant de supplice. Mieux valait tenter de prolonger l’exploration de ce couloir inextricable.

Au dehors, elle pensa qu’il y a avait l’homme qu’elle aimait. Ce n’était pas plus mal qu’il soit au dehors. Ici, elle était à l’abri de lui. En elle, elle sut que bientôt il la hanterait aussi dans le couloir pour la tourmenter plus violemment encore qu’il ne l’avait fait en se séparant d’elle physiquement. Elle le revit alors quand il lui disait les mots qui ne permettraient plus aucun retour en arrière et, après un très profond silence intérieur, elle se dit que la réponse qu’elle cherchait se trouvait non pas au bout du couloir, pas plus qu’en dehors du couloir, mais dans le couloir lui-même. Elle devait le parcourir autrement.

Elle se posa enfin, se décida à s’agenouiller maintenant pour prendre le temps de méditer sur elle-même. Tout était là, il fallait qu’elle cherche en elle-même. Elle était bien décidée à trouver ce qui ferait disparaître les parois qui la retenaient prisonnière. Elle avait tout le temps et le calme nécessaires pour y parvenir, aussi observa-t-elle très attentivement ce qu’elle était et il lui fallut encore beaucoup de patience et de sagesse pour aimer ce qu’elle vit d’elle. Elle jugea que cela était bon. Il y eut une nuit, il y eut un matin et, libérée des viscères de son âme enfin apaisée, il fut un autre commencement.

 

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