Assise, recroquevillée sur elle-même face à la vaste prairie qu’elle avait devant les yeux, l’enfant rêvait de pouvoir aller se rouler dans les pentes couvertes d’herbes folles mais on lui avait assigné une place. On lui avait tracé un carré au sol, celui d’un jardin encadré par sa clôture. Il fallait qu’elle s’en contente. Ta place est là, de ce côté de la barrière. On lui avait dit ça comme on l’aurait attachée à un arbre avec une corde. Les genoux serrés dans ses bras, elle se balançait sur elle-même avec nervosité. Ce n’était pas juste. C’est comme ça, cesse de tout remettre en question. Et ne t’avise pas d’enjamber la clôture. Elle pouvait regarder, ça elle avait le droit. Regarder ? Quand elle aurait voulu être au plus près de ce qu’elle entrevoyait là-bas, éblouie ?
Elle se releva les yeux toujours tournés vers l’horizon. En silence, elle retira ses sandales pour mieux se planter dans le sol, aussi lentement qu’il lui était possible de se mouvoir afin de se faire oublier. L’herbe couverte de rosée délicate lui chatouilla la plante des pieds. C’était un contentement, un commencement plutôt. Émue, elle plongea voracement dans la contemplation de ce qu’elle voyait de l’autre côté. On lui commanda d’un ton sec d’arrêter ses singeries, il n’y avait rien par là. Elle n’osait plus penser à rien mais on continua de lui asséner qu’elle agaçait tout le monde avec son émerveillement béat. Elle n’irait nulle part, elle devait rester là. Ça suffit ! Arrête maintenant ! Elle aurait aimé comprendre le pourquoi de cette agressivité. N’avait-elle pas le droit non plus de rêver ?
Dans son carré, elle se rétrécissait, suffoquait. Elle s’était tant de fois heurtée aux autres venus lui rappeler comme une évidence que sa place était ici, au sein du groupe, auprès de ses semblables. Ses semblables ? Vraiment ? Parmi eux, elle se sentait seule. Tu cherches les poux encore. Il faut écouter ce qu’on te dit. C’est pour ton bien. Sois raisonnable. Promets-le ! Elle ne promit rien du tout.
Elle tourna le dos au paysage vallonné pour ne plus être tentée de s’y aventurer mais curieusement elle ne vit plus que lui, de tous ses autres sens. Elle sentit monter le parfum sucré des fleurs qui recouvraient le pré, puis la timide chaleur du soleil réchauffa doucement ses pieds nus, remonta, s’insinua pour venir se diffuser dans son corps, jusqu’au cœur. Elle ferma les yeux pour résister à l’appel lancinant qui se frayait un chemin. Oh ! comme elle aurait aimé pouvoir partir. Ni explication, ni justification, rien, agir sans retenue, par plaisir pur. Là-bas. Elle n’irait pas longtemps, un peu quand même, juste assez goûter cette promesse de bonheur qui vibrait en elle.
Attachée au socle imposé, elle hésitait. Elle craignait de se fracasser en enjambant la clôture. La distance, l’avertissement, l’interdit, les liens du sang, se bousculaient devant l’appel qu’elle seule percevait. Mais si elle rejoignait la prairie, quoi, que lui arriverait-il ? Que savaient-ils au juste de ce qu’il y avait là-bas ? Pourquoi n’en jugerait-elle pas par elle-même ? C’était juste là, sous ses yeux, à quelques pas, beau…
À force de regarder au loin et de se projeter, elle se voyait déjà parvenue de l’autre côté. Elle faisait presque déjà partie de cet ailleurs tant elle le sentait, le touchait, l’entendait mais deviner ne suffisait pas, il lui fallait aussi le savourer concrètement. Elle devait oser prendre le risque de…
— Tu ne devais pas ! Reviens !
Une voix derrière elle se perdit quelque part, apeurée, déjà loin, vague murmure.
Alors qu’elle courait, son corps se déforma brusquement, si vite absorbé par le sol, aspiré par l’air, évaporé dans la lumière au contact de l’autre monde. Ainsi elle disparut sous les yeux de sa famille avant même d’en prendre conscience.
Cela avait été si rapide qu’on se demanda si ce que l’on avait vu était réel. Et on douta aussi d’avoir entrevu l’espace d’une seconde l’apparition éblouissante d’une prairie magnifique, bruissant d’une vie invisible, un havre paisible, enivrant, dans lequel il semblait possible de construire, rêver, aimer, le plus simplement du monde. De cette oasis étourdissante, il ne restait qu’un panorama vide, un banal pré à vaches couvert de pissenlits et autres modestes fleurs de champs.
La jeune fille ne réapparut jamais. Ceux qui tentèrent d’expliquer qu’elle s’était désintégrée sous leurs yeux ne furent pas crus. Les idiots. Restés silencieux des années durant, ils dirent alors ce que l’on avait envie d’entendre. Elle avait sûrement grandi et refait sa vie de l’autre côté, heureuse dans cet au-delà. Version tellement plus rassurante.
Le deuil passé, les langues finirent par se délier tout à fait. Un peu fêlée cette jeune fille tout de même, de vous à moi, à regarder sa prairie jour après jour. C’était couru d’avance qu’il lui arriverait un truc pas net un jour ou l’autre. Ou alors, peut-être que… Non, il n’y avait rien là-bas, sinon une bête prairie sans intérêt.
Une poignée d’entre eux, intrigués par le mystère de sa disparition, chercha à découvrir ce qui avait pu arriver à la jeune fille, avec l’intime conviction qu’elle n’avait pas tout à fait disparu mais qu’elle avait plutôt choisi de quitter leur monde parce que « de l’autre côté », comme certains se plaisait désormais à appeler la prairie avec sarcasme, il y avait probablement quelque chose de merveilleux qui justifiait qu’elle ait tout abandonné. Et brusquement on ne les revit plus.
Cette fois la peur prit le dessus. Un profond silence recouvrit tout et l’on s’efforça de ne pas songer à la théorie farfelue de ces hommes jamais revenus. Chacun préféra prudemment penser que sa place était de ce côté-ci. Pendant ce temps, la prairie, impassible, arborait une apparente banalité, coexistant avec un monde qui faisait le choix de ne rien voir.
NDA: Ce texte a été proposé dans le cadre de la Matinale en cavale 5e édition sur le site Short édition, le 05.11 dernier. Une fois le thème donné, “de l’autre côté”, on disposait de 6 heures.
C’est pas nul!!!! Cela me rappelle un élément de surnaturel lu dans un roman fantastique? Mais de qui????…. Avec le thème du passage vers l’invisible, attirance à laquelle il est tentant de ne pas succomber, ……… pour le commun des mortels…..
Si tu retrouves la référence, je suis preneuse…
Et puis, tu as l’art du bien d-écrire!!!!
Jolie formule… Merci beaucoup.