Enfantillages

 

— Arrête, tu n’as plus quatre ans !

Le ton de son collègue était tranchant. Pourquoi ? Il y allait fort tout de même. Elle a arrêté de rire d’un coup pour ne pas le contrarier mais elle s’est sentie étourdie par cette agressivité aussi subite qu’inhabituelle.

Pourquoi lui avait-il dit ça ?

Ils étaient en salle de pause, ses propos à elles étaient légers, n’avaient rien de méchant ni d’abêtissant. Ils étaient juste un peu naïfs peut-être. Et alors ? Pourquoi cette virulence et ce jugement sans appel ?

Devant la tête sévère de son collègue, elle a continué malgré elle à rougir de ses pitreries, l’œil brillant de bonheur, mue par un esprit espiègle bien décidé à échapper au contrôle du socialement correct, à la fois rebelle et revanchard.

Il a fallu qu’elle morde ses lèvres jusqu’au sang pour ne pas éclater de rire. Pour ne pas se trahir.

Elle a tâché de le respecter de la même façon qu’elle se taisait à l’église quand les grands la surprenaient en train de se tortiller de rire et la fustigeaient du regard, le doigt sur la bouche ou plus menaçant, droit sur elle, et essayaient ensuite de se réinsérer dans le psaume en réprimant le sourire sacrilège qui se frayait déjà un chemin au dedans.

Son collègue, lui, a déjà quitté la pièce d’un pas brutal. Il l’a laissée s’expliquer avec ses fichus rayons de soleil, sa joie fugueuse et son envie terrible de faire bien pire encore.

Juste pour voir. Surprendre. Décontenancer enfin.

Briser le masque de sérieux.

Et si… ?

Mais non, elle n’a rien testé et elle n’a fait aucun éclat. Elle est polie alors elle a obéi à l’injonction dans le plus grand silence. Pourtant autour d’elle continue à flotter la sentence et à la désigner infâmante.

Mais pourquoi ne s’est-il pas contenté simplement de lui dire qu’elle n’était pas drôle ou qu’il n’était pas d’humeur à s’amuser au lieu d’incriminer son enfance ? C’est vrai, pourquoi est-ce qu’elle n’aurait pas le droit d’avoir quatre ans comme les autres ?

Elle ne se souvient pas l’avoir jamais vécu. Son enfance est une vaste zone de néant qui croise l’époque où à la maison on a commencé à lui dire de ne pas parler de ci, de ne pas parler de ça et que subitement il n’y a plus eu de réponses non plus, un no man’s land brumeux dont elle a enfin émergé bien des années plus tard.

Que faire quand les grands ne vous expliquent pas la mort ? On ne peut pas comprendre, il paraît. Il faut donc effacer les aspérités de sa mémoire, faire ce qu’on vous dit de faire. Effacer de sa tête les questions qui gênent. On n’a pas le droit d’avoir un état d’âme car ce n’est pas de son âge, d’après ce qu’on lui dit. Surtout, on ne doit jamais demander pourquoi l’un d’eux ne revient pas si on ne veut pas faire souffrir la personne qui connaît la réponse à cette gigantesque question.

Ainsi, on n’est pas non plus bavarde comme une pie, on ne met pas ses coudes de chaque côté de l’assiette, on finit de manger avant que ce soit froid, on s’habille toute seule aussi, on se dépêche de bien faire, on ne fâche pas le seul parent qu’il vous reste puis on part à l’école emmitouflée, sans oublier son cartable ni non plus de retirer ses chaussons pour éviter d’avoir à se cacher toute la journée comme cette horrible fois passée dans la honte et, pour ne pas donner davantage de souci, on fait en sorte de ne pas pleurer, de disparaître dans un silence qui ne gênera personne.

Alors on se fait sans âge, sans identité, et on garde pour soi ce sentiment d’abandon quand la porte de la voiture se referme devant l’école. Car il y a l’école tout de même, pour scander le rythme du quotidien et échapper à la maison. Il y a les copines même si on sait qu’elles ne vous chanteront pas de chanson sur le bord du lit.

Au final, on adopte des automatismes qui imitent les enfants de son entourage.

L’enfance ? Avoir quatre ans ? Elle ne peut prétendre que ça lui manque, elle ne sait pas ce que c’est, mais elle aurait quand même bien aimé savoir de quoi il retourne.

Son collègue n’a rien compris.

L’absurdité de sa remarque prouve bien qu’il n’a pas compris que la légèreté qu’elle lui vient de lui offrir est un cadeau ressuscité de son passé perdu. Ce rire lui dit qu’elle l’aime sans qu’il soit question d’identité sexuelle, aussi simplement que ça, pleinement, que s’il ne tenait qu’à elle, elle lui sauterait au cou comme elle saute encore dans les flaques d’eau dans la rue et donne des coups de pieds dans les feuilles des platanes en automne, ou qu’elle se laisse emporter tout entière par un fou rire, franche, généreuse, innocente.

En s’amusant comme elle le fait avec lui, elle lui donne un bouquet de fleurs de trèfles et de pissenlits composé juste pour lui, précieux gage d’amitié. Elle lui dit qu’elle aimerait qu’il reçoive son affection sans ce regard dur, qu’il comprenne que c’est une question de vie ou de mort, qu’elle rattrape le temps, qu’elle échappe au silence, déstabilisante probablement dans son éclat de joie car elle ne peut que déranger ceux qui tentent de le museler aujourd’hui. Elle veut irradier de joie. Elle veut remplir l’espace de vie.

Aujourd’hui, il est important qu’il la laisse être heureuse. Elle vient de le lui demander gentiment, de son plus beau sourire, de tout son cœur, de la laisser être une enfant, de ne pas la disloquer, car elle est tout à la fois l’enfant, la fille, la sœur, l’adulte, la mère, l’amante, l’amie et la collègue quand elle rit avec lui. Elle est la somme de tout cela.

Néanmoins, dans le poids de son absence impassible, la phrase de son collègue continue d’entailler la blessure intérieure. Un gouffre sombre s’approche, attirant et familier, prêt à happer tout aussi bien l’enfant que l’adulte. Elle sent que son visage se ferme. Il devient aussi dur que celui de son collègue quelques instants plus tôt. Bientôt on les confondra tous les deux. L’abîme peut se montrer si attirant parfois.

Se laisser aller.

Reprendre le masque, lisse, uniforme.

Plonger dans cette lourdeur qui la fait vaciller…

Soudain, finissant de remonter dans son corps, surgit à travers les âges, pas commode du tout d’ailleurs, rebelle, revancharde, tout à fait indisciplinée, une petite voix têtue qui s’emporte avec la plus vive des indignations tandis qu’elle revient au monde dans un cri :

— Et pi j’ai quatre ans si je veux d’abord !

 

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