Faire le mort

L’impact des gouttes sur le métal l’avait tout d’abord agacé. Ça lui avait donné envie de pisser aussi. Une guerre des nerfs vite remportée par sa vessie. Après quelques heures à attendre comme un con que le temps passe, il avait senti monter sa rage et il avait gueulé à en faire trembler les plaques de tôles qui fermaient le bâtiment de l’usine désaffectée dans laquelle il était venu se réfugier. Comme ça n’avait pas suffi, il avait entrepris aussi de se défouler contre les murs avec une épaisse tige de fer armé qu’il avait ramassée au sol et qu’il avait utilisée comme une barre à mine. Inutilement. Ça lui avait mis les mains en sang et avait à peine entamé les parpaings qu’il avait cognés pourtant comme un forçat. Sa situation restait aussi tout aussi merdique.

Lucas pouvait toujours être d’une humeur massacrante, il n’avait pas d’autre choix que de se geler dans ce maudit chantier ouvert aux quatre vents. Rien pour s’asseoir. Pas de vivres. Il avait fait trop vite. Juste du béton, des câbles et des bâches. Le kit pour le torturer en somme. Cyniquement, tout le nécessaire était là sous ses yeux : des câbles pour lui entraver les chairs, des bâches pour emballer son cadavre, des sacs de ciment pour le couler dans une œuvre d’art anonyme. Même le temps était de la partie. Quand les gars du gros Karim viendraient faire leur sale besogne, les traces des pneus seraient vite diluées dans la fange des pluies diluviennes. Ce serait sans trace.

Il ne lui avait pas fallu longtemps pour regretter d’être venu se cacher dans le pire endroit pour disparaître. Ou plutôt le meilleur pour leur faciliter la tâche. Trop tard pour changer d’avis. La voiture qu’il avait empruntée sous la menace de son revolver avait certainement été signalée depuis. Il s’en était séparé à la hâte et avait improvisé en rejoignant cette planque perdue au milieu de nulle part. Si par malheur les gars le retrouvaient là, il savait qu’il ne pourrait pas leur échapper.

Une angoisse moite suinta dans son dos, ajoutant à sa sensation de froid celle de l’humidité ancrée dans la chair. Et les trombes d’eau froide sur la tôle continuaient de s’abattre, indifférentes aux heures qui passaient mollement dans le no man’s land. Cette attente lui était insupportable. Lucas n’avait jamais supporté d’attendre quoi que ce soit. Ça le rendit carrément fou. Dans une pulsion primale incontrôlable, il tenta de se fracasser la tête contre le mur. Il ne s’était jamais vu dans un tel état de rage avant, lui si méticuleux, toujours froid lors des expéditions punitives où il apprenait à ses rivaux à respecter son commerce, imperturbable quand il lâchait ses chiens pour leur bouffer la face. La douleur le calma sur le moment, c’est ce qu’il voulait, mais pas au point d’oublier que c’était lui qui était traqué maintenant et qu’il devrait se terrer comme un rat pendant le reste de ses jours.

Il n’y avait pas de marche arrière. Il était fini.

Ce matin-là, le gros Karim l’avait provoqué. Il avait escompté le soumettre à son tas de graisse seigneuriale, il aimait tout particulièrement humilier ses pairs. Ce jour-là, c’était tombé sur Lucas parce qu’il n’avait pas ri à sa blague pourrie et que Le Seigneur était soudain devenu d’une humeur plus massacrante qu’à son habitude. Lucas n’avait pas bronché. Le visage du sumo s’était congestionné d’un seul coup et Lucas l’avait buté. Il n’avait pas réfléchi, il avait agi par réflexe. La masse adipeuse s’était avachie sur le sol en un gros loukoum gélatineux. C’est là que Lucas avait compris qu’il venait de tuer Dieu.

Dans la fulgurance de son regard, son copain Kylian lui avait alors raconté la suite : on lui ferait payer très cher, on frapperait chacun de ses membres à coup de maillet, on lui électrocuterait les testicules, on lui arracherait les dents une à une, on l’écorcherait par lambeaux, on le torturerait ainsi jusqu’à ce que son corps le lâche et on le laisserait agoniser en le contemplant jusqu’à son dernier souffle de vie avant de le donner à manger à ses propres chiens. Mais Kylian n’eut pas le temps de lui adresser autre chose qu’un regard. Lucas lui explosa la cervelle à lui aussi. Pas de témoin. Mais tout se savait chez Dieu. Très vite.

Alors maintenant il attendait son heure. Sa traque allait durer des mois, des années, toute sa vie. Oui, toute sa vie, pourquoi ne pas le reconnaître d’emblée ? Fini pour lui les lofts, les grosses cylindrées, les filles, les rails de coke… S’il voulait avoir l’immense chance de survivre, sa vie serait celle d’un ermite désormais. Son portable avait donc immédiatement rejoint la vase du premier étang qu’il avait croisé. Car dénoncer, dans son milieu, ça rapportait gros, ça donnait du galon, plus encore si on butait le gars en bonne et due forme. Lucas allait devoir repartir à zéro.

C’était à son tour de faire le mort. Enfin, non, de donner l’impression aux autres qu’il l’était. Alors il était venu se terrer dans cette usine désaffectée et maintenant, il devrait tenir. Tenir longtemps. Tenir jusqu’à ce qu’on l’oublie. Sauf qu’il savait que jamais on ne le lâcherait. On ne l’oublierait qu’une fois qu’on aurait constaté sa mort. Le gros Karim et ses apôtres n’avaient jamais lâché personne. Ils allaient se déchaîner s’ils le retrouvaient.

Et dans sa précipitation, lui, il était venu s’enterrer loin des témoins compromettants. Il se demandait si prier pourrait servir à quelque chose. Qu’est-ce qu’on prie quand on a tué Dieu ? Il rit jaune en y songeant.

Un brouhaha dans le lointain le figea. Un bruit diffus. Peut-être des voix. Des voix bizarres. Qui gueulaient. Pas des voix. Des aboiements. Des aboiements familiers.

Les phalanges crispées sur son revolver, il savait que l‘heure était venue de faire un choix…

 

2 réflexions sur « Faire le mort »

    1. Merci beaucoup Isabelle. Ce texte est une “commande” pour un jeu d’écriture en ligne. Les tout premiers mots nous étaient imposés, le registre celui du polar et le nombre de signes limité à 6000. Ca tombait bien, j’avais une heure à tuer…

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