Le patron a dormi sur le divan cette nuit. Pas chez lui, non, dans son bureau, à la Jet Import-Export. Personne n’a remarqué sauf Suzie qui a repéré les petits détails : chemise de la veille, yeux cernés, mine chiffonnée, le bonjour peu aimable, quoique, pour l’air renfrogné, le patron n’a jamais été du genre ultra chaleureux et ça n’est pas chose facile de faire la différence sur son faciès entre un jour sans et une nuit passée sur le divan, mais Suzie est sûre d’elle, il n’est pas rentré chez lui, comme elle est sûre aussi qu’il s’est fait jeter la veille par sa femme et ça illumine sa journée.
Suzie est sa secrétaire, pardon, était sa secrétaire attitrée avant d’avoir été remisée parmi les autres secrétaires subalternes du premier étage, reléguée sans préavis, il y a un mois, à un poste pour lequel elle est surdiplômée. Depuis elle trie le courrier à l’arrivée, le range dans des panières selon la nature de la demande, c’est à peu près tout ce qu’on lui demande de faire, bref elle s’emmerde. Il y a deux ans, Monsieur Crawler lui avait fait miroiter une formation pour devenir secrétaire de direction pour le N +3 de Jet Import-Export puis il n’en a plus reparlé. Elle a cru, fermement d’ailleurs, qu’elle serait augmentée en janvier, son patron ne tarissant pas d’éloges sur ses compétences, sauf que le N + 3 en question avait une nièce et qu’il a fallu la caser quand elle est sortie de son école de secrétariat, que Suzie s’est vue débarquée sous prétexte de restructuration de la société, qu’elle s’est sentie brusquement abandonnée au bord de l’autoroute, pire, qu’elle a dû former la petite les deux premiers mois et en fait de restructuration, il n’y aura eu en tout et pour tout qu’un PDV pour Gérard Labille, un plan de départ volontaire, volontaire, oui, tout est dans ce mot, et sa propre mutation interne vers un bureau partagé à quatre, avec un minuscule hublot haut perché en guise d’ouverture sur l’extérieur, pour un travail de paperasse des plus indigents, l’humiliation à son comble. Elle aurait presque préféré avoir été licenciée, quoique, non, mais le plat qu’on lui avait servi restait indigeste.
Fini pour elle le contact avec l’extérieur, la rédaction des courriers, les prises d’appel, la gestion des réservations, l’organisation des plannings, les grands restaurants avec le patron. Le service export se réduit maintenant à classer le courrier entrant. C’est provisoire lui a dit la DRH, elle récupérera bientôt le poste de sa collègue Marylène, au second, dans un bureau individuel bien sûr, qu’allez-vous imaginer, c’est un bon poste je vous assure, tout à fait pour vous, et puis c’est quoi cinq mois, ce n’est rien, c’est vite passé, vous voyez tout s’arrange Mademoiselle Loiseau, ne faites pas cette mine. Punie comme une mioche, Suzie doit attendre que ledit poste soit enfin disponible et prendre sur elle quand elle croise la petite jeune qui a pris sa place avec une candeur insupportable et qui minaude en plus du haut de ses vingt ans auprès de M. Crawler pour se faire sa place.
Oh, Suzie ne va pas le regretter son Crawler, il était sympathique avec elle, elle l’aimait bien, il était attachant, un peu charmeur sur les bords peut-être, jusqu’à ce qu’elle réalise le fourbe qu’il est derrière ses apparences de gentil ! Il a bien caché son jeu l’hypocrite. Il n’a rien fait pour préserver son poste, c’était comme ça, on passe à la suite, allez, on enchaîne. Effondrée, Suzie s’est laissée porter, elle a suivi les conseils des copines, elle s’est syndiquée, on est intouchable quand on est syndiqué il paraît. Et c’est vrai, elle l’a constaté pour des collègues qu’elle déteste, si le patron vient se plaindre de quoi que ce soit, c’est tout le syndicat qui se soulève pour venir lui pourrir la vie avec des articles de loi, des jurisprudences, il y a toujours une mention adéquate dans le code du travail pour défendre l’indéfendable, c’est inouï. Bref, elle se sait protégée désormais et cette petite mafia officielle lui donne plein d’idées pour devenir très chiante. Parce qu’elle a envie de se défouler, de faire sa crise, de se libérer de toute ce purin qu’on vient de lui déverser dessus.
Et vu qu’elle ne dort plus, elle y réfléchit la nuit quand lui vient l’envie de cogner son oreiller. Suzie a toujours été une gentille petite secrétaire, douce, serviable, consciencieuse, dévouée, efficace, aussi coquette que bien faite de sa personne, un joli petit cliché en somme bien rangé dans une case, une qui ne dérange personne, une secrétaire dont un patron s’enorgueillit, fier d’avoir sous sa responsabilité quelqu’un qui présente bien et qui abat un travail colossal avec une humeur constante, mais là l’idée lui passe par la tête qu’il serait temps pour elle de se rebiffer car M. Crawler, ce patron qu’elle appréciait tant avant, n’a pas montré une once compassion le jour où il lui a annoncé la nouvelle de sa mutation interne. Il a expédié ça comme une vulgaire affaire en cours, ni plus ni moins, il a vite mis au rencart les cinq ans de bons et loyaux services, les confidences qu’elle a soigneusement gardées pour elle pourtant sur la famille, sur ses soucis de santé scatologiques dont elle se serait bien passée, sur son régime alimentaire hyperprotéiné aussi, chut, ça reste entre vous et moi Suzie, parce qu’en cinq ans Monsieur Crawler a pas mal profité des repas d’entreprise et sa femme n’arrête pas de le chambrer sur son ventre mou, qu’en pensez-vous Suzie, ça se voit vraiment ? Il a oublié aussi les rattrapages d’anniversaires in extremis, ceux dont il n’avait pas la moindre idée de cadeau pour fêter les 6 ans puis 7 ans puis 8 ans de mariage et Suzie a sauvé la situation, ce ne serait pas bien si j’emmenais ma femme au restaurant avec ses parents cette fois, ah non, vous pensez qu’il ne vaut mieux pas, vous en connaissez un sympa, vous, de restaurant, un chic qui pourrait lui plaire, vous connaissez ma femme, vous voyez ses goûts, et vous en pensez quoi de cette cravate, elle vous plaît, vous croyez qu’il faudrait que je me teigne les cheveux Suzie, j’ai de plus en plus de cheveux blancs, c’est fou ça, oh prenez-moi vite rendez-vous avec le coiffeur rue Notre Dame, je ne supporte plus ces cheveux qui rebiquent à l’horizontale, ma petite Suzie, vous êtes un amour, si je n’étais pas marié, mais c’est une nouvelle robe ce matin, rouge, j’adore, c’est ravissant, tournez-vous pour voir, parfaite, si je puis me permettre, c’est vous tout entière qui êtes parfaite Suzie, la secrétaire idéale, sinon, vous me taperez ce document pour midi, je sais, j’abuse, une fois de plus, je suis incorrigible, 50 pages, mais je croyais vous l’avoir donné jeudi dernier et je viens de le retrouver ce matin sous une pile de dossiers, sauvez-moi la mise ma petite Suzie, vous qui savez faire des miracles, ah, si je ne vous avais pas…
Et Suzie avait aidé, soutenu, rassuré, supporté son patron dont la familiarité avait crû au fil des mois. Elle trouvait cela plutôt touchant au fond, même s’il lui arrivait d’en râler parfois avec les collègues à la cafétéria, à titre de soupape de sécurité primaire. C’est normal, Monsieur Crawler, ne vous excusez pas, c’est moi qui vous remercie de votre confiance Monsieur Crawler, je le fais par plaisir, je vous assure, non, ça ne me gêne pas Monsieur Crawler, pas du tout, je m’en occupe tout de suite Monsieur Crawler, tant que j’y suis ça vous ferait plaisir une petite pipe Monsieur Crawler, salaud de Groslard, tu vas être surpris de mon dévouement, ça va te faire tout drôle ! Sur le coup, oui, Suzie a été un tantinet vexée d’avoir été évincée sans qu’il ne la défende. Tombée de très haut, sans préavis, fracassée, elle ne le digère pas mais pas du tout.
Aussi passe-t-elle ses nuits à ruminer sa destitution. Et si elle portait plainte pour harcèlement moral ? C’est dans l’air du temps. Quand elle était jeune, avec les copines, elle a pas mal pratiqué le jeu du répété-amplifié-déformé, elle est douée à ce jeu, terriblement douée en fait. Après tout, elle s’est souvent retrouvée après l’heure dans le bureau du patron et les situations les plus salissantes seraient si faciles à développer. Il n’y aura aucune preuve bien sûr mais ça détruira l’image de Crawler pour un bon bout de temps. Faire semblant de pleurer, inventer un truc bien dégueulasse, énorme, immonde. Plus c’est gros, mieux ça passe, dit-on. Dit comme ça, c’est déjà assez crad. L’expression maladroitement tronquée l’agresse de la tête aux pieds car en un flash répugnant, Suzie vient de faire le lien avec le contexte et de visualiser quelque chose qui provoque de la répulsion. Par réflexe, elle se protège de ses bras dans un geste de recul pour éloigner d’elle ce qu’elle vient de voir. Nul doute, elle trouvera de quoi lui passer la possibilité d’approcher la gente féminine de l’entreprise dans son intégralité à son Crawler ! Mais bon, elle a entendu aux infos les revirements brusques de ces diffamatrices qui s’effondrent sous la pression, parce qu’il y aura un procès évidemment. Même celles qui disent vrai se rétractent des fois. La partie adverse l’attaquera, parce que le patron, il a les moyens de se trouver un grand maître du barreau pour la démolir à son tour, il n’aura même pas besoin de se déplacer. Elle aussi elle sera salie. Retour à la case départ, trouvons autre chose.
Elle doit trouver comment le faire sombrer nerveusement. Déjà, avec la carte du syndicat, elle lui a fait peur, sauf qu’au final, elle ne s’est pas abaissée à devenir une plaie pour toute la société, elle aime le travail bien fait, elle a ça dans les tripes, impossible de saborder ce qu’on lui confie. Chou blanc de ce côté.
Elle tente donc un truc, des remarques sur les kilos en trop, des petites phrases acides qui percent le moral sans en avoir l’air, car elle sait que c’est un de ses points sensibles. Elle sait y faire aussi, les phrases qui blessent, c’est inscrit dans les gênes féminins, pas besoin de se triturer les méninges, ça lui vient tout seul. Elle sait surtout qu’il est fier Monsieur Crawler, comme tout patron, comme tous les hommes, alors elle ne dit plus : « Bonjour Monsieur Crawler, vous allez bien ? » mais « Oh là là, ça va, Monsieur Crawler ? pleine de sollicitude feinte. Ah ces restaurants ! À force, même vous qui êtes solide comme un bœuf, ça vous rendra malade ! » Et l’image irritante du bœuf revient bien sûr, déclinée sous d’autres formes subtiles, avec des variations massives humiliantes, soigneusement choisies afin que l’image que l’on a de lui soit celle d’un mastodonte qui explose dans ses chemises et qui transpire alors qu’il n’a pris que cinq ou six kilos et les porte bien. « C’est une chemise en synthétique ? Le coton, monsieur Crawler, choisissez le coton, ça régule mieux la chaleur. Pour les pays tropicaux, c’est ce qu’on recommande », s’est-elle permise un jour, surprise de ce qu’elle venait de placer à force de circonvolutions tactiques. Limite mais suffisamment bien amené pour paraître être un conseil sincère et compatissant. Sauf que ça ne suffit pas aux yeux de Suzie qui attend une revanche, une vraie revanche digne de ce nom parce qu’il est trop tranquille, Monsieur Crawler, là-bas dans son bureau, avec sa secrétaire toute neuve indéboulonnable qui prend des notes, studieuse.
Le physique, ce n’est que la surface de la personne. Parce qu’elle a pensé aussi au coup du laxatif dans son café. Insuffisant ! Alors quoi, renverser un soda sur son clavier ? Mieux, dans son PC ? Ça bousillerait toutes les données. Sûr qu’il viendrait ensuite pleurer auprès d’elle pour lui demander si elle n’avait pas gardé certains documents en copie, des fois que. Ou bloquer l’ascenseur un jour de rendez-vous primordial ? Il serait furieux et se grillerait avec un partenaire. Jouissif. Ou bien coller un de ces autocollants géants « stationnement gênant » qui couvre tout le pare-brise ? Il paraît que c’est la chienlit à décoller, on n’imagine pas. C’est génial lui a dit le gardien de son immeuble qui s’en est fait livrer un stock. Monsieur Crawler ne pourrait pas rentrer chez lui et ça promettait de lui compliquer la vie de façon savoureuse. Ou alors, si, non, mais si, soyons fous, pourquoi pas envoyer un faux faire-part de décès, celui du PDG d’une société collaboratrice ? Elle adorerait voir comment il allait s’en dépatouiller. Ou sinon, plus expéditif, répandre du gasoil dans un tournant de son parcours matinal ? C’est net et sans retour, ça ferait les gros titres…
Suzie se projette chaque soir, elle explore toutes les options, soupèse chaque solution, se laisse bercer par les conséquences néfastes, jubile, envisage des sévices sanglants, puis se ravise, rien ne la satisfait vraiment, elle veut qu’il souffre, que ça dure, qu’il endure, qu’il regrette son bonheur passé, qu’il vive ce qu’elle vit car elle souffre horriblement et plus les jours passent, plus elle sent dans ses tripes qu’elle l’aimait bien, qu’il était devenu un ami quand bien même ils se vouvoyaient, ce qui visiblement n’était pas réciproque, et ça, elle ne supporte pas de devoir l’admettre.
Raisonnablement, elle sait parfaitement que c’est à Monsieur Janiaud qu’elle devrait en vouloir, c’est lui qui a casé sa nièce par la force, mais elle ne le connaît pas ce grand ponte, elle ne l’a vu que sur le trombinoscope de la société, dans le fichier intranet, il n’a pas de consistance. Ce qui la ronge, c’est cette trahison de la part de Denis Crawler. Elle ne l’a jamais appelé par son prénom et pourtant elle connaît presque tout de lui, et elle l’estime encore, pauvre gourde, ça ne l’a pas empêchée de se faire jeter comme un chien au bord de l’autoroute, allez, dégage, on ne veut plus de toi. Mais pourquoi est-ce tombé sur elle, qu’est-ce qu’elle a fait, qu’est-ce qu’elle a loupé un jour ? Rien, elle sait qu’elle est très compétente, il le lui a dit plein de fois. C’est dégueulasse…
Ils s’entendaient bien en plus. Il y a des signes qui ne trompent pas, elle en est sûre, ils étaient sur la même longueur d’ondes tous les deux, peut-être un peu trop justement. Et si, au fond, son patron avait été soulagé de l’opportunité de cet éloignement physique ? Est-ce que ça l’arrangeait ? Est-ce pour ça qu’il n’a pas marqué le coup et qu’il ne l’a pas défendue, qu’il a pris les choses avec autant de détachement ? Elle a un haut le cœur tout à coup en voyant qu’elle reste à sa portée tout en étant mise au rencart, un coup de fil et il la dominera de nouveau d’un service dont elle sera redevable, elle est à sa merci, elle est sa chose alors qu’elle se retrouve remisée dans son placard sordide, ramenée à sa fonctionnalité de secrétaire qui n’est là que pour servir sans discuter ses supérieurs. Mais c’est sordide ! Ces images sont abjectes, elle doit se tromper, la fatigue sûrement ou la rancœur qui déverse son fiel. Le somnifère finit par la calmer et elle poursuit sa nuit ce soir-là dans les ruelles sinueuses de Venise avec Angelo. Il a beau avoir curieusement le même regard que son ex-patron, elle s’en fiche éperdument, il embrasse bien.
Le réveil est virulent par contre. Il faut se lever néanmoins et partir au travail, le sourire aux lèvres, saluer tout le monde, dont évidemment Monsieur Crawler et sa jeunette arriviste qui se contrefichent de ses états d’âme. Alors elle compose un numéro extérieur.
— …
— Allô ? Allô ? demande la voix à l’autre bout. Allô ? insiste la voix qui s’agace.
Appel masqué, Suzie a raccroché. Probable que Madame Crawler peste en ce moment contre les appels anonymes. C’est bien. Suzie recommencera un autre jour, à une autre heure, puis encore une fois, puis une autre, quand elle sait que Denis Crawler devra s’attarder le soir, quand elle sait qu’il ne peut pas être chez lui, dans ces moments de faille qu’elle savoure chaque fois en laissant le silence prolonger le mal, sans elle, pas trop souvent néanmoins, pour que ça prenne. Elle s’amuse maintenant quand elle raccroche à écouter le silence ou bien à l’écourter frénétiquement, à l’instinct, et puis, un jour, elle laisse échapper « Denis ? » et elle raccroche vite au son de la voix de l’épouse, pour être sûre qu’elle a eu le temps d’entendre sa voix, suffisamment pour reconnaître une voix de femme qui veut Denis, son Denis, d’une voix qui vient semer le trouble dans l’équilibre établi depuis huit ans, d’une voix qui blesse et ne vous sort plus de la tête, qui fait faire mille suppositions. Suzie laisse distiller maintenant.
Elle parcours dans sa tête le schéma des pensées de sa victime au fil des appels, l’agacement au début, puis la gêne qui s’installe, puis les premiers soupçons qui envahissent l’esprit, puis le coup au cœur qui dévaste tout sur son passage, puis les questions posées à Denis pour tâter le terrain, pour savoir à quoi sans tenir, même si on ne veut pas savoir, surtout pas, ce qu’il se passe en dehors de la maison, en espérant sauver ce qui peut l’être encore, puis celles plus directes car Denis ne lâche rien, il fait celui qui ne comprend pas, puis les reproches qui tombent enfin comme une vilaine grêle qui s’intensifie, au vitriol, puis l’acrimonie, le dégoût, la douleur pour l’un comme pour l’autre, la séparation tant attendue, l’apothéose alors dans cette extase du travail de sape accompli. Suzie s’occupe comme elle peut, le temps est long, son travail est nul, elle a beaucoup de temps pour imaginer tout ce qui se met en place chez les Crawler.
Et ce matin, le patron a dormi dans son bureau, sur le divan, rejeté, viré, exclu de sa vie de couple. Suzie savoure. Tiens, le voilà qui vient la voir.
— Suzie, je peux vous parler deux minutes ?
Merde, il a tout compris ! Il l’a foudroyée. Ses jambes flageolent. Il a l’air doux pourtant Monsieur Crawler, fragile, pas du tout en colère. Elle le suit dans le couloir comme on va à l’abattoir. Il l’attrape par le bras, pas comme s’il voulait la conduire de force à l’échafaud, comme s’il avait besoin de s’appuyer sur elle pour marcher. Il est ému. Il est malheureux. À bien le regarder, elle voit qu’il a pleuré. Bizarrement, ça lui fait mal de le voir dans cet état. Il l’a conduit jusqu’à la plus petite salle de réunion de l’étage et Suzie ne sait plus si elle doit avancer ou s’enfuir, elle le laisse faire, sur le qui-vive, prête à hurler s’il lève la main sur elle. Il referme la porte sur eux deux et se laisse tomber sur une chaise. Il la regarde droit dans les yeux, elle n’ose pas soutenir son regard et entrevoit au moment précis où elle baisse la tête la pomme d’Adam se contracter, il est nerveux, ce ne sera jamais autant qu’elle qui voudrait échapper à ce moment de sa vie, être loin de son corps qui l’emprisonne, carcasse immobile qui devrait se lever et courir à toutes jambes.
— Claire demande le divorce. Je ne sais plus où j’en suis Suzie, je ne sais plus. Aide-moi.
Elle est pétrifiée, elle le regarde essuyer ses larmes d’un revers de main, se moucher bruyamment, il ne dit rien d’autre tandis qu’elle attend, incapable de penser ni de dire quoi que ce soit devant ce tutoiement intime. En quelques mots, il l’a retournée, elle ne comprend plus rien, elle l’a toujours connu dominant et il vient de s’abaisser à lui confier sa détresse, à elle, son ennemie. En principe, selon toute logique, ne devrait-elle pas jubiler telle une maîtresse outragée qui jouit de voir son amant venir se réfugier dans ses bras et savoure déjà le rejet cruel qu’elle va lui opposer ? Or, bien loin de goûter en gourmet la tragédie qui se joue sous ses yeux, elle est terriblement mal, elle a trop chaud, sa cage thoracique est écrasée mais elle ne cèdera à la pitié, il n’a que ce qu’il mérite. Cependant elle ne comprend pas pourquoi elle réagit comme ça ni pourquoi elle a cette envie intense de lui prendre la main et de le réconforter. Cela n’a pas de sens.
Elle non plus, elle ne sait pas ce qui lui arrive. Elle voudrait le détester et n’y arrive pas. Effacer de sa tête cette image subliminale complètement surréaliste où elle se voit tomber à ses genoux pour implorer son pardon. Ça ne se passe pas du tout comme elle le voulait, un cauchemar, elle est désemparée. Son corps se met soudain à prononcer des mots réconfortants, ils lui échappent, elle se voit être douce, si adorable avec celui qu’elle a anéanti, elle ne maîtrise plus rien. Elle espère un instant que l’homme qui est trop proche d’elle maintenant va se reprendre, non, il l’écoute, il la regarde avec douceur, il lui prend la main, il lui avoue penaud qu’il est désolé mais qu’il ne voyait qu’elle pour parler de son divorce, qu’il sait qu’elle gardera le secret, qu’il sait qu’il peut toujours compter sur elle et il devrait s’arrêter là mais non, il lui dit aussi qu’il l’aime bien, que ça lui a fait un coup de savoir qu’elle changeait de poste parce qu’il peut le dire maintenant qu’on se dit tout qu’il tient à elle, il a toujours eu de l’affection pour elle, il est heureux qu’elle ne soit pas partie très loin, il trouve réconfortant de savoir qu’il peut toujours l’appeler au téléphone si besoin, qu’il peut venir la voir aussi, que c’est bien de la savoir à côté, oui, Suzie, de te savoir à mes côtés et que si tu n’avais pas croisé mon chemin un jour, je n’aurais jamais eu le courage de quitter ma femme la nuit dernière quand elle a compris que je ne l’aimais plus.
Face aux grilles du portail de l’enfer, Suzie ne sait plus de quel côté elle se trouve à présent. Elle s’est perdue.