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Maxence dut relire les numéros affichés sur l’écran une bonne dizaine de fois avant de parvenir à admettre qu’il avait bien gagné deux cents millions d’euros. Les fameux deux cents millions d’euros dont la radio avait rebattu les oreilles dans toute l’Europe avant le jour J, comme un compte à rebours de nouvel an. L’attrape-gogo qui laissait dans l’indifférence totale des millions de superstitieux sur la touche avait soudain décidé de l’élire au nom d’un arbitraire absolu et il ne lui fallut pas trop longtemps ensuite pour vérifier qu’il raflait le pactole tout seul. La totale !
La somme astronomique ricochait à présent dans chacune de ses connexions neuronales tels des pop corn en mutation culinaire. Le gain avait sacrément du mal à prendre un sens concret, le gigantisme des chiffres paralysant son analyse de la situation.
— On se paye quoi avec ça ?
Bien que la question fût assez naïve, elle monta en premier dans son cerveau. Certes, Maxence comprenait parfaitement que ses problèmes financiers étaient derrière lui, ainsi que son taf, mais, pour l’avenir, qu’est-ce qu’il allait pouvoir faire d’un pactole aussi exorbitant ?
— Nom de Dieu, on en rêve toute une vie et quand ça nous tombe dessus, on se sent totalement anéanti ! Deux cents millions putain, deux cents millions…
Il en restait abasourdi.
Son ex, encore au stade officiel de future ex aux yeux de la loi, était-elle en droit de lui réclamer sa part, avocats à l’appui ? Il se renseignerait sans tarder car, néophyte en matière de miracles, il n’avait pas envie de se faire ruiner. « Ruiné »… Le terme ne convenait pas, il réfléchissait encore en classe moyenne, incapable de s’adapter si tôt à sa nouvelle condition d’homme riche, très riche. Il avait toujours manqué d’arrogance. Concernant Loéva, il remarqua néanmoins qu’il se payait spontanément le luxe de se montrer mesquin. Un réflexe de son ancien monde. Œil pour œil… À moins que ce ne soit justement les premiers stigmates de son nouveau statut de parvenu ?
Étant seul lorsqu’il apprit son gain colossal, Maxence tenta laborieusement de rassembler ses idées et, pour une fois, sa rancœur envers son ex raviva quelque peu ses facultés. Il vit alors distinctement ce qu’il avait à faire : la buter.
Il allait falloir agir vite, avant qu’elle n’apprenne la nouvelle sinon cette vipère enclencherait la machine infernale, annulerait illico la procédure de séparation à l’amiable et te le plumerait jusqu’à satiété. Loéva ne s’était pas embarrassée de scrupules pour le virer de la maison après avoir rencontré son successeur. Là aussi, ça lui était tombé dessus comme une masse. Pauvre cloche, elle ne pouvait se douter que six mois plus tard, au fond de son marasme, la vie offrirait à Maxence l’opportunité d’une revanche qu’il était bien décidé de saisir. Aurait-elle hésité dans sa décision alors ? La situation aurait été bien pis. Clairement, Maxence allait estourbir son ex avant qu’elle ne débarque pour revenir lui pourrir l’existence. Ce serait une formalité que d’organiser ce plan en toute discrétion, une noyade bien ordonnée dans la Seine, un truc propre et sans retour, histoire de redémarrer à neuf, quittes. Avec suffisamment d’argent, tout s’achète ! Peut-être même que ses amis le feraient pour lui.
Depuis tous ces mois, ils le tenaient à bout de bras pour lui faire remonter la pente et ça marchait plus ou moins bien, avec une bonne réserve d’alcool le plus souvent. Il squattait chez eux à la semaine, à tour de rôle, en ectoplasme vidé de son âme car Loé n’y était pas allée de main morte quand elle lui avait avoué avoir un autre homme dans sa vie, depuis un an et deux mois, le voisin d’en face, oui, Ryan, c’est ça, ils s’étaient plu aussitôt, l’attraction sexuelle avait été si forte qu’elle… Maxence l’avait coupée d’un « ta gueule ! » bien senti qui lui avait évité d’apprendre les détails imagés de leur connexion. Elle avait alors tenté d’alléger sa conscience en lui confirmant qu’ils avaient toujours fait « ça » chez Ryan et que ce dernier, beau joueur, acceptait de lui prêter sa maison en attendant qu’il trouve où habiter. Avant de claquer la porte, Maxence lui avait laissé se carrer la proposition bien profond dans son… Pas besoin de finir, elle avait compris où. Il était passé reprendre ses affaires le lendemain dans les mêmes dispositions. Salope ! Les copains l’avaient aidé à embarquer tout ce qui pouvait tenir dans leurs voitures respectives. Il laissait le reste sur place, point barre.
Ses amis avaient assuré. Ils l’avaient accueilli le soir-même et soûlé en bonne et due forme dans une soirée non mémorable, à cause de l’état d’ébriété. Comment allaient-ils donc réagir à présent en apprenant qu’il avait gagné à EuroMillion ? Déjà, première chose, ils le vireraient sur le champ vu qu’il pouvait se payer l’hôtel. La chambre ou pourquoi pas la totalité du bâtiment tant qu’il y était ! Et après ? Ça leur monterait au ciboulot aussi, la somme était tellement indécente. Malsaine, elle était carrément malsaine.
Il hésitait à mentir sur le montant en vue de minimiser les réactions secondaires mais ses copains voudraient certainement en palper, logique. Quelle merde ! Jamais ils ne se contenteraient de son bonheur retrouvé, ou plus précisément de son bonheur en devenir, parce que sans Loé, il n’était pas franchement joyeux joyeux. Il pressentait que l’argent allait tout pourrir entre eux, c’était inéluctable, et cette perspective sordide l’acheva. Déjà qu’il n’était pas au top avant…
Il se rassembla pour se concentrer sur l’après. Au loto, il y a ceux qui claquent tout et ceux qui plaquent tout. Les premiers se retrouvent à devoir revendre leurs achats compulsifs à peine un an plus tard pour écoper, avec un beau retour à la case départ ; les seconds se réveillent sans repères, coupés de leurs amis, à ressasser leur passé perdu, bousillé par l’argent. Quoi qu’il en fût, il était hors de propos que Maxence se fasse conseiller. Il n’était pas né de la dernière pluie, il avait entendu parler de ces experts comptables qui avaient détourné la fortune de leurs clients tout en se mettant hors d’atteinte de la justice. Pas de ça ! Il devait se montrer plus intelligent. Autrement dit, partir loin de toute sollicitation, ignorer ses attaches, sa famille, tout abandonner sur place. Encore. Quelle chierie !
Tout compte fait -c’était bien le mot, tiens- cet argent faisait de lui un connard fini. Il valait mieux que ça. « Valait »… Et voilà, il pensait en nanti maintenant ! Impossible d’y échapper en somme. « Somme » ? Merde, ça le contaminait de partout à vitesse grand V ! Quand même, cette idée première de tuer Loé, de snober ses amis, de vivre en ermite, d’oublier sa famille… il débloquait à plein régime ! Mais deux cents millions, bordel, il n’allait pas les jeter non plus !
À moitié groggi et l’autre moitié nauséeuse sous l’effet de sa métamorphose en mec abject, il prit sa veste et fila comme une balle chez celui qui l’hébergeait la semaine précédente, son copain Baptiste, lequel était passablement occupé à regarder un match d’énième division, avachi sur son canapé, bouteille de bière éclusée à la main.
— Je te gêne ?
— Ben, t’es pas chez Aaron et Yéléna, toi ? lui demanda-t-il, inquiet de savoir si ce n’était pas à nouveau son tour de garde.
— Ils sont tous partis chez la belle-mère. Repas de famille. Un anniversaire je crois. Je te gêne pas ?
— Si, grave, répondit le copain en éteignant la télévision d’un coup de zapette. Carquefou-Marseille, quand même. Anthologique.
— Qu’est-ce que tu es allé déterrer ? C’est pas tout jeune, ça.
— On ne renie pas ses origines… Alors, j’te sers une bière ?
— Ça va pas suffire.
Baptiste leva le nez vers lui et s’aperçut enfin que Maxence était particulièrement nerveux. Plus que de coutume. Par peur de l’enfoncer, il s’empêcha de soupirer. Il devait s’y attendre. Pas de repos chez les dépressifs, ou juste de façade.
— Viens t’asseoir, se résigna-t-il. Raconte-moi, t’as recouché avec Loé ?
— Non, putain ! Plutôt crever !
Ça venait du cœur, ce dégoût. Tandis que Maxence s’affalait sur le fauteuil en cuir préalablement défoncé par les bons soins du berger allemand, Baptiste se dit que Loéva avait dû sortir la phrase qui achève, nappée d’une petite couche d’acide sulfurique, et il se demandait s’il fallait obtenir des précisions pour que son copain puisse vider son sac et qu’ils disent ensemble tout le mal qu’ils pensaient d’elle, comme d’hab, solidaires, ou si le moment était plutôt venu de sauter cette étape et de parler de tout sauf de ce qui ramenait à elle. Le chien, lui, se demandait quand il pourrait récupérer son fauteuil. Quant à Maxence, il semblait en plein débat avec des êtres imaginaires, le visage fermé, le regard ailleurs, l’esprit visiblement accaparé par un grand tourment.
— Vas-y, crache. Qu’est-ce qui se passe ? demanda son ami dévoué mais nullement patient.
— T’es bien assis ?
C’était en effet le cas. Baptiste ouvrit donc tout grand ses mains pour faire activer Maxence dans ses aveux.
— Non, je préfère pas en parler. Je vais le regretter, abdiqua-t-il en plein dans son élan.
— Wow, wow, wow, je suis dans ton camp camarade. Allez, Max, dis-moi… Elle te demande du fric ? Elle a rien à demander, tu sais, vous vendez la maison et basta, tu ne la reverras plus la meuf, c’est réglé.
— T’y es pas…
— Explique alors !
— Je viens de gagner à EuroMillion.
— Les deux cents millions d’euros ?
Nette, on ne peut plus carrée, la somme était tombée entre eux deux comme un couperet de guillotine. Maxence ne sut réprimer sa déception en entendant le montant exact de ses gains. Il avait espéré annoncer beaucoup moins. Puis il s’en voulut de cette bassesse. Pourquoi chercher à tricher quand la somme est colossale ? Précaution stupide. Baptiste, de son côté, était cloué, incapable de sortir un mot. Les dollars, allez-savoir pourquoi ce n’étaient pas des billets d’euros, tournoyaient au-dessus de sa tête en un magnifique tourbillon, émaillé de projets plus fous les uns que les autres : villa somptueuse, piscine à débordement, Lamborghini rutilante, au cœur d’un village italien en pierre, perché dans la montagne, en bord de mer, avec une nana sortie d’un casting de parfum… Des rêves directement inspirés du dernier James Bond en date.
— Mais c’est génial Max ! Adieu ta pouf de merde et bonjour les mannequins lascives dans des lagons transparents.
Même si ça fusait en lui, Baptiste sentait que ce n’était pas trop le moment pour se placer dans l’équation mais l’envie dépassa ses bonnes résolutions :
— Si tu ne sais pas quoi faire de ton argent, pense aux copains, hein ?
Maxence devint blême dans la seconde. Ses yeux devinrent noirs et il se leva sans rien dire, abandonnant son ami pour toujours.
La gangrène avait commencé à prendre. Bien sûr qu’il lui aurait donné une partie de l’argent mais pourquoi ce dernier avait-il tout sali en venant lui réclamer du fric à peine la nouvelle dévoilée, si avide d’avoir sa part ? Il était là le premier signe de mutation, à n’en pas douter. Maxence ne voulait pas rester découvrir la suite, la longue déchéance, le racolage des copains revenant à la charge, les arguments à la mords-moi le nœud qu’ils allaient lui pondre pour le convaincre de donner, cette fausseté amicale pervertie par l’appât du fric… Il savait la puissante déception que provoquerait le constat de la dégradation de leur lien, jour après jour. Il ne voulait pas les voir devenir tout ce qu’il détestait, devenir ce que la fatalité venait de lui fourguer d’un coup de hasard. Il voulait que rien ne change, lui. Il aurait tout donné pour ça…
De longues semaines passèrent. Sans lui. Tous le cherchèrent, proches et amis surgis de nulle part, ils s’inquiétèrent, ils espérèrent juste pouvoir lui parler, lui expliquer. Le temps eut raison de leur attente. Maxence avait disparu. Il n’était pas celui qu’on croyait. Après tout ce que chacun avait fait pour lui, ce faux frère ne méritait pas qu’on pense à lui. Alors il fut décidé tacitement de ne plus parler de lui, c’était ce qu’il y avait de mieux à faire et on ne prononça jamais plus son nom, sinon accompagné d’un juron.
Ce fut la justice qui retrouva sa trace au bout de quelques mois de recherche, quand son épouse rongée d’angoisse réclama des dommages et intérêts pour avoir été spoliée du bien commun avec abandon de domicile en sus. Maxence en fit une crise cardiaque qui valut à la veuve de récupérer le reste du pactole. Elle eut le tact toutefois de ne pas se montrer à l’enterrement, question de décence. Hélas pour les vieux copains de Max, Loéva avait mal digéré le camp qu’ils avaient choisi dans ces moments difficiles où son mari et elle avaient fait un break. Ils n’en virent pas la queue d’une cerise. En parlant de queue, pas plus que Ryan devenu obsolète à la suite des résultats annoncés par la Française des jeux un certain vendredi 11 décembre dans les locaux de Boulogne-Billancourt. C’est la vie. Et elle a toujours été une grande joueuse, pleine de facéties. Loéva avait eu l’argent, Max et ses copains avaient eu les boules.