— Qui suis-je pour toi, Béa ?
L’ultimatum venait de tomber, brutal, devant un tableau de Millais, en plein élan méditatif esthétique. Intrusif, Fabricio venait de prendre son amie en otage dans le musée par sa question impérieuse à laquelle elle ne pourrait plus échapper désormais parce qu’il fallait qu’il s’en délivre dans l’immédiat, parce que poser la question avait été un acte violent pour lui-même qui aurait voulu ne pas pousser son amie dans ses retranchements ni mettre à mal leur affection commune, néanmoins malgré cette terreur répandue dans ses chairs l’interrogation paradoxale qui le tenaillait s’était frayée un chemin et avait fini par sortir en force de ses entrailles, il voulait savoir.
Quelques mois auparavant, cette femme avait surgi de nulle part entière, absolue. Elle l’avait regardé droit dans les yeux et lui avait parlé dès le premier jour comme s’ils étaient toujours connus. Ils se ressemblaient en de nombreux points et c’était adorable. Elle ne lui cachait rien de ce qu’elle était, se montrait toujours confiante, le rassurait souvent et même veillait sur lui à distance et les mois avaient coulé imperceptibles.
Fabricio n’avait rien fait de tel pour elle, rien qui puisse mériter une confiance en lui aussi entière ni ces égards émouvants mais il se laissait porter par cette affection puissante envers lui comme on reçoit un cadeau de la vie. Toutefois elle le bousculait aussi, Béatrice le surprenait, c’était justement cela qui était troublant chez elle car il se dégageait de son amitié une force qui lui faisait perdre pied si bien qu’à certains moments il ne savait plus lui-même où il en était à son égard. Sa question constituait un appel à l’aide.
Elle resta silencieuse un moment et il sentit dans son regard qu’elle avait entendu sa question bien au-delà de ce qu’il avait formulé :
— Fabricio, confirma-t-elle en prononçant son prénom comme s’il s’agissait là d’un privilège, tu es un ami. Je tiens beaucoup à toi, comme à tous mes amis. Je te l’ai dit plein de fois et il me semble te l’avoir prouvé aussi de mille et une façons.
Elle s’arrêta avant de reprendre :
— Je ne t’apprends rien que tu ne saches déjà, n’est-ce pas ? Et je sens que je te déçois car ce n’est toujours pas la réponse que tu attends de moi.
Cette réponse en effet ne satisfaisait pas les attentes de Fabricio. Ce fut pire que s’il n’avait rien osé demander. Il se sentit encore plus mal en réalisant qu’il voulait égoïstement la forcer à reconnaître que peut-être elle éprouvait pour lui plus que de l’amitié, la confondre dans son affection, lui montrer la faille qui ne venait pas, l’amener à se trahir enfin car l’amitié de Béatrice était puissante, plus forte que ce qu’il partageait avec ses autres amies femmes. Elle semblait avoir parfaitement compris qu’il posait cette question déjà amorcée sous d’autres formes les mois précédents parce que lui-même ne savait plus toujours très bien si elle était une amie pour lui ou une femme qu’il désirait et la réponse qu’elle venait de lui faire le renvoyait poliment à lui-même. Elle lui avait toujours répondu avec sincérité, aussi difficile que cela puisse être que de jeter son affection en pâture à un homme qui ne sait plus ce qu’il veut. Il ne pouvait lui demander plus sans devenir agressif, il ne sut plus quoi dire.
Béatrice pour sa part, en recevant la charge contre son amitié, ce nouvel assaut multiface, se dit intérieurement qu’il lui faudrait bien un jour affronter les non-dits. Elle hésitait, se demandant si elle y parviendrait. Le jour était venu de la savoir.
— Ce n’est pas facile de t’expliquer ce que tu es pour moi. Tu me renvoies à tes propres questionnements et me demandes de les assumer seule. Ta question me met mal à l’aise Fabricio, profondément. Elle m’effraie. J’ai peur qu’en mettant les mots que tu attends sur ce que je ressens tu ne supportes plus mon amitié qui est pourtant ce que je peux te donner de mieux. Tu veux savoir mais j’ai l’impression d’agir contre moi-même en t’obéissant.
Attiré par la promesse de cette révélation intime comme un papillon se laisse fasciner par la lumière, il ne l’arrêta pas. Il ne pouvait pas le faire. Égoïstement non plus, il ne voulait pas l’interrompre.
— Dans mon affection pour toi, il me semble que j’ai deux vies. J’adore la première, elle me comble de bonheur. J’en suis très fière. Et j’aime tout autant la deuxième dans laquelle il y a toi. Pour moi, vois-tu, tu appartiens à un autre espace-temps, un monde dont j’ai rêvé et qui a pris réalité le jour où je t’ai rencontré. Cela peut te paraître puéril, mais je me demande souvent si tu existes vraiment bien que je connaisse la réponse. En cet instant je me le demande encore. Je ne t’idéalise pas. Pourtant je t’adore car j’accepte tout de toi, tes forces comme tes faiblesses. Et ce que tu es à mes yeux est si beau que je n’arrive pas à me dire que tu es bien réel sans en douter aussitôt.
Béatrice tendit la main vers lui pour le toucher et se confirmer à elle-même qu’elle ne rêvait pas. En la retirant, elle aperçut aussitôt trois traits fins, délicats, parfaitement parallèles sur son avant-bras, tracés dans son sang. Mais d’où sortaient ces griffes au bout de ses doigts ? Elle ne les avait pas avant. Son geste se voulait doux, très doux même. Que s’était-il passé ? Était-elle cet être-là pour lui ? Est-ce que les autres aussi voyaient cette blessure ou était-ce le fruit de son imagination ? Le regard de son ami était plongé dans le sien, il ne bougea pas. Il lui sembla qu’il s’était assombri.
Elle examina sa main et voulut que cette ombre rouge sous ses ongles disparaisse de sa chair. Ce n’était pas elle, elle elle n’avait pas voulu ça, jamais, et surtout pas le concernant. Il ne lui inspirait que de la douceur. Elle méprisa ces griffes qui lui cisaillaient le cœur, ne voyant plus qu’elles, et qui faisaient d’elle une femme monstre qui de trop de douceur enfantait l’agression. L’idée-même lui fut insupportable. Avec lui son amitié était nue, elle donnait sans chercher à se protéger elle-même, elle le laissait accéder à son âme. Il en cherchait les aspérités, peut-être pour ne pas s’y abandonner. Y en avait-il ?
Elle constata dans son trouble que les marques de sang avaient disparu sous les manches de la chemise quand Fabricio les avaient rabattues d’un geste machinal. Il n’avait rien dit, ne les avait pas même regardées, c’était comme si elles n’avaient jamais existées et Béatrice se demanda si elles n’avaient pas été au fond une illusion. Elle n’osa pas regarder de nouveau ses ongles de peur de voir resurgir sa peur.
Au fil des mois, avec un plaisir indicible, elle avait vu Fabricio se confier davantage à elle, percer des brèches dans les murs, puis venir lentement à elle comme elle l’avait fait pleinement dès leur rencontre. Elle ne voulait pas rompre le charme, elle-même avait d’abord cherché des obstacles pour échapper à la confusion mais, en elle, elle avait senti les frontières entre le réel et l’imaginaire se dissoudre et elle n’avait pu que se laisser séduire par ce Graal que d’autres ne pourront voir parce qu’ils ont la certitude fatale que ce n’est là qu’un mythe. Cet état était troublant mais profondément délicieux, si beau qu’elle avait cessé de résister et s’était abandonnée à ce que la vie lui avait envoyé. Cela n’engageait que son amitié, la plus belle qui soit, son amitié entière, celle qui s’abandonne à l’autre. Qui en est capable ? Elle désormais et peut-être lui.
Ce qu’elle faisait pour lui, elle ne le ferait pas pour un autre, elle ne le ferait plus jamais pour un autre, ne voyait-il pas qu’elle lui offrait un bien rare ? Voulait-il le détruire ? Car il le pouvait si tel était ce qu’il désirait, elle s’y résignerait pour lui, il pouvait tout renier et de ce rêve on ne parlerait plus jamais. Peut-être que cette beauté-là ne devait exister que dans son âme.
Elle aurait pu lui répondre facilement pour crever le silence dévorant qu’il était un ami ovni, c’eût été confortable de fuir sa réponse par cette langue de bois, cependant il était important qu’il sache. C’était périlleux. Elle n’aurait su être lâche. Elle voulait qu’il comprenne que ce qu’il percevait déjà avec réticence était un cadeau inestimable, d’une grande rareté, de l’ordre de l’absolu, elle décida de se lancer donc, sans s’expliquer davantage sur ce que son cœur lui dictait :
— Avec toi, Fabricio, je sais que je peux explorer l’insondable infini de l’esprit et des êtres, ainsi j’observe, je ressens, viscérale, je teste l’improbable, j’y prends goût, je m’expose, ose, me trouble aussi et me perds parfois, il arrive même que je me noie alors tu me dis, intime : « Non, reviens ! » et quand je remonte à la surface guidée par ta voix qui m’est douce, tu es toujours là dans ma réalité, à distance et pourtant jamais vraiment loin de ce que je suis. C’est toi qui me guides, oh, pourquoi justement toi ? Je me dis misérable que je ne veux pas te perdre toi en me perdant à nouveau moi-même pourtant je suis égoïstement heureuse que ce soit toi qui m’accompagnes. Déroutant, tu me fais avancer dans mon propre cheminement. Intouchable et pourtant si proche, les affinités ne se commandent pas, tu es de ceux qui légitiment mon existence et qui me rendent fortes, un ami, mon ami le plus proche et le plus cher.
Dans cette distinction finale, il comprit, fusionnel, que leur amitié s’arrêterait là, au bord de ce qui pourrait aussi devenir de l’amour, au bord de ce basculement vers un sentiment plus invasif, qui n’avait pas besoin d’être entre eux deux, qui n’apporterait rien de plus, au bord du réel et de l’imaginaire, au centre d’une amitié révélée, épanouie, entière. Ils étaient plus proches désormais qu’on ne pouvait l’être, unis par ce lien qui fait se rejoindre un jour, ou bien jamais, deux âmes sœurs.
Fabricio cacha les arabesques muettes qui s’étaient répandues dans le buvard de sa manche en roulant l’ourlet qu’il avait laissé descendre l’instant d’avant. Si telle était la volonté de son amie désirable, de ce rêve censuré, on ne parlerait jamais. Il se perdit alors dans la contemplation des œuvres de l’aile préraphaélite et garda le silence un long moment, le temps de se faire au deuil de ce fantasme qu’il avait cru encore l’instant d’avant ne pas être le sien.