Irena et le royaume des humbles

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   Il existe en ce monde une reine dont le royaume n’apparaît qu’à la cour qu’elle a choisie pour lui tenir compagnie. Point de salle d’armes au château car point de soldats : la reine Irena a suffisamment de pouvoirs en elle pour ne pas craindre les attaques d’où qu’elles proviennent. Si le malheur venait à lui faire subir l’agression fatale d’un proche, la souveraine saurait renaître de ses cendres et obtenir la contrition pleine et sincère de celui ou celle qui, l’instant d’avant, a pu douter de sa magnificence au point d’oser se permettre de la trahir. La Reine est une enchanteresse s’il lui faut l’être.

   Et la reine Irena irradie en son royaume. C’est un fait.

   Ses ennemis d’ailleurs en nourrissent une vive haine qui puise dans les profondeurs de leur ego meurtri par ce constat, à en suffoquer de jalousie bien que ce qui les ronge soit en vrai beaucoup plus torturé. Alors nul besoin d’arme pour contrer les fâcheux, ils se détruisent eux-mêmes et la Reine, qui l’a compris depuis longtemps, les laisse approcher sans se soucier de leur présence.

   — Laissez-les, mes amis, peu me chaut leur noirceur, dit-elle à ceux qui craignent pour sa sécurité.

   Au cœur des coups, sa désinvolture est une baguette magique qui réduit le Mal à un état inoffensif. Aussi la Reine règne-t-elle seule en son palais, sans garde et sans chambellan, leur préférant l’écoute des conseils bienveillants de ses amis. La douceur est bonne à recevoir.

   Tout au long de sa jeunesse, loin déjà, Irena a appris à reconnaître l’essentiel. Elle a éloigné le reste dans un actuel grand dépouillement qui donne le vertige à sa cour. Comment ne pas vouloir la couvrir de cadeaux ? Pourtant, il faut bien se rendre à l’évidence, rien ne sera assez beau ni assez riche une fois déposé dans ses mains car elle est le Diamant primordial. L’ironie veut qu’un joyau aussi étincelant n’a pas conscience de son éclat et Irena déclare que ce sont les autres qui lui donnent la lumière qui la traverse.

   Rayonnante, la reine Irena irradie encore et toujours.

   Si elle ne connaît pas l’orgueil de sa condition d’altesse, elle peut tirer fierté de son immense salle de réception, un lieu capable de réunir tous les convives qui ont su charmer son cœur. La grand salle royale y arbore une imposante table ovale ouverte à chacun, quelle que soit sa condition. Les banquets y sont sublimés dès lors que la Reine vient honorer ses pairs de sa présence, comme si la nourriture explorait soudain à sa venue de nouvelles saveurs. Et en effet, c’est bien ce miracle qu’elle réalise auprès de ceux qui la rencontrent dans sa vérité.

   Mais la Reine, fragile, se retire de plus en plus souvent dans ses quartiers. Nul ne peut alors l’approcher en dehors de son fils, enfant sacré fruit d’un amour qui lui a été retiré à l’issue d’un combat déloyal, la laissant veuve et à terre ce jour-là, mais c’était oublier qu’Irena devait veiller sur son fils… Insoumise, malgré les blessures infligées, la Reine Irena irradie en son royaume, encore et toujours.

   La souveraine n’abandonne jamais. Elle est d’une nature sauvage, une gemme brute, qui vient du plus profond de la roche, chargée d’une densité obscure dont il a fallu qu’elle s’extraie elle-même à coups de pioche dans le cœur, taillée à vif dans ses chairs, jusqu’à ce que le regard des autres lui ait confirmé qu’elle était parvenue à ses fins, libre. C’est ainsi qu’elle est apparue au monde, affranchie du sort que la Vie a tenté de lui assigner en la maintenant prisonnière dans la froide obscurité d’un gisement impénétrable.

   De ce parcours douloureux et invasif, il lui reste un besoin irrépressible de humer le monde qui l’entoure, de planter au sol des griffes pour être sûre qu’il ne se dérobera point sous ses pas. Sa démarche est devenue altière sans qu’elle le veuille et on se tait désormais à son passage. On l’observe, bouche bée, car il émane d’elle, de l’élasticité de sa démarche serpentine ou bien du velours de ses courbes, quelque chose d’indicible, de beau et de pur, quelque chose qui ramène à l’animal originel en chacun de nous, dont se dégage aussitôt un respect inné. Qui croise Irena comprendra qu’il y a un avant et un après sa rencontre.

  Née une deuxième fois, la Reine Irena irradie depuis de sa magnificence révélée.

   Animée d’une soif irrépressible de connaissance, sa majesté Irena a exploré le monde dans ses moindres confins : elle l’a lu, goûté, consommé, consumé, digéré, vomi parfois, et même ingéré en intraveineuse, abhorré aussi quand il la mettait à l’épreuve puis l’a vénéré. Elle l’aime avec passion.

   Et elle n’a de cesse par-delà le temps dont elle dispose en son existence terrestre d’interroger l’humain qui se prétend maître des lieux par elle ne sait quelle aberration pleine d’arrogance. Intriguée, elle sonde les êtres vivants, tous, de passage ou ancrés dans son espace vital, ombres fulgurantes ou bien du premier cercle, êtres chaque fois précieux, uniques, qu’ils se montrent petits dans leurs actes, étroits dans leurs pensées, ou tout l’inverse. Elle plonge au cœur d’eux plus profondément qu’eux-mêmes ne se connaissent. Elle apprend, subjuguée par ce mystère infini qu’est et sera à jamais la vie.

   Ces dernières années, la sage Souveraine ne s’aventure plus hors de son royaume. Pourtant elle irradie, encore et toujours, mais elle sent que son rayonnement s’amenuise.

   Puisqu’elle s’affaiblit, c’est le monde qui vient à elle. Il lui arrive plein de reconnaissance et de gratitude. Un message difficile à recevoir pour une humble reine. Pourquoi ces astres étoilés se revendiquent-ils d’elle ? Ils ne sont pas ses sujets, elle ne donne jamais d’ordres. Elle les aime et c’est bien tout ce qu’elle a jamais eu à leur donner. Quelle chanson lui chantent-ils en ce jour ?

 — Règne ô ma Reine et reçois ce que tu désires, nous te l’apporterons, lui disent les plus fidèles d’entre eux, en vain.

   La Reine croit qu’ils se méprennent à son égard. Une telle déclaration ne peut être qu’un égarement de leur affection sans faille, mais celle-ci s’avère aussi un baume qui lui réchauffe le cœur.

   En ce vaste monde qui l’ignore, Irena se sent partir. Elle ne demande rien, n’attend rien, si ce n’est que la vie par-delà elle soit clémente envers son fils. Irena irradie malgré elle, fascinante, entourée d’une cour non pas peuplée de subordonnés dociles mais de seigneurs farouches qui ont su reconnaître en elle une femme de leur sang.

   Hélas, trois fois hélas, Sa Majesté est épuisée. La crainte de sa mort prochaine plonge la cour dans une affliction dont il ne sera pas possible de guérir. Il est hors de question qu’elle disparaisse. Mais chacun sait en son for intérieur que la magie ne la sauvera pas, pas plus qu’ils n’échapperont eux-mêmes à ce sort inéluctable. La reine Irena emportera ce jour-là avec elle maints secrets occultes sur l’univers. Il est fort heureux qu’elle les préserve sagement car sa part de mystère aura de quoi pouvoir nourrir généreusement les légendes au travers des siècles à venir.

   Peut-être que, dans cet assourdissant silence de la reine Irena, se joue l’équilibre sacré concédé à son règne parallèle à celui d’un monde plus clinquant enclin à adorer le pouvoir et les rapports de force pour soumettre autrui. Peut-être revient-il à chacun des seigneurs qui entourent Irena de briller sous la bannière étoilée de leur Reine ? La souveraine rit à cette idée. Elle sait une vérité oubliée qu’il est temps de rappeler : nous sommes tous les princes du royaume d’Irena.

   Ceux qui l’ont compris vivront heureux et auront beaucoup d’enfants.

À une autre Irena,
une autre féline,
reine de mon cœur,
qui se reconnaîtra

 


NDA: Ce texte répond à un concours sur le site Short édition qui propose cet hiver, en lien avec la promo du film Le prince oublié, d’inventer un conte merveilleux tout public en 8000 signes maxi. Le prince n’était pas forcément le personnage principal. J’ai eu envie d’un texte à portée métaphysique qu’on puisse investir différemment selon les âges.

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