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Milan, 18 novembre 1508. Sur le sommet de la Porte Orientale, haut lieu de la ville, à regarder le sol si loin de lui et les passants si petits, Melzi a soudain un méchant doute.Un gros et vilain doute qui fait trembler ses genoux. Bien que le bâtiment soit un solide édifice aux bases trapues, il trouve que ça tangue salement sur son perchoir. Il fait froid aussi. Il a beau connaître l’étendue incommensurable des compétences de son maître, Melzi a quand même quelques réserves de dernière minute qui viennent lui vriller les viscères tandis qu’il se harnache de larges sangles coupées dans un épais cuir de bœuf de concours et s’empêtre dans une immense toile ocre qui pèse un âne mort et auxquelles son corset pur bœuf est attaché par des filins.
— Et ça, ça va voler ? Z’êtes sûr de votre coup Maître Léonard ?
— Non, c’est pour ça qu’il faut tester l’invention, soyez logique Melzi ! bougonne le Maître sans même relever les angoisses suintantes de son jeune disciple ni le nez de ses feuilles couvertes en tous sens de notes et de schémas.
Il y ajoute d’ailleurs une nouvelle annotation, geste qui n’échappe bien sûr pas au jeune homme dont les genoux claquent désormais avec force énergie.
— Vous vous êtes trompé, c’est ça ? Il faut modifier ? C’est trop tôt pour faire le test ? Il y a trop de vent ? On devrait annul…
Ses mots s’étranglent dans sa gorge quand le Maître relève la tête de ses écrits : un œil noir charbon fustige l’impertinent qui prétend contester ses projets. Melzi, tout fils d’aristocrate lombard qu’il est, en rougit tout entier de gêne. Il ravale sa salive et se met aussitôt à contempler ses pieds qui tremblent au bord du vide sous les claquements frénétiques de ce qui est censé l’aider à tenir debout.
Il sait qu’il n’y coupera pas. Il ne fait pas le poids devant le grand Léonard de Vinci, sinon celui d’aller s’écraser 27,35 mètres plus bas, sur une place pavée de grosses pierres dures parfaitement indifférentes à ce qui se joue dans les hauteurs. Il ne sent pas du tout, mais alors pas du tout de chez pas du tout, cette toute dernière invention du grand et vénéré Maître : une machine volante !
Mais pourquoi donc le Maître s’est-il mis soudain dans l’idée de vérifier si son concept fonctionne ? Jamais il n’en prend la peine ! D’habitude, il enchaîne. Pas le temps, pas envie, la flemme, il laisse ça aux successeurs. Et chacun sait que ce n’est pas le travail qui manque ces jours-ci, mince : il y a les « festivités » de l’imminente bataille d’Agnadel à organiser, avec la commande de tout un tas d’armes à optimiser pour mieux massacrer du Vénitien. Il y a donc de quoi s’occuper entre la conception d’arquebuses et de bombardes nouvelle génération, les leviers de la catapulte à repenser, les ressorts de la baliste à améliorer… Bon sang, que vient faire là l’ingénieur militaire du roi en ce jour avec cette machine à saut en hauteur grotesque ! Quel intérêt franchement ? Parlez d’une gloire… Melzi a constaté en effet que le Maître a tendance parfois à s’égarer dans des lubies dont il est seul à voir le sens. Hélas pour l’élève, tout le monde vénère le génie, du paysan au roi Louis XII, alors, non, décidément, les états d’âmes d’un apprenti ne seront pas de taille à négocier l’annulation d’un saut depuis la Porte Orientale de Milan à trois heures de l’après-midi en ce 18 novembre 1508. Presque 30 mètres de haut le monument, un cauchemar !
— Maître, sans vouloir offenser votre suprême intelligence, pouvez-vous m’expliquer à quoi servira cette nouvelle machine, si tant est qu’elle fonctionne bien ?
Le quinquagénaire est surpris. C’est vrai qu’à force d’inventer à tout va, la question de l’utilité est devenue secondaire. Du coup, il prend le temps d’y réfléchir.
— Dans un premier temps, à tester si on peut sauter de grandes hauteurs sans se tuer.
— Et dans un deuxième ? hasarde Melzi qui essaye désespérément d’effacer de sa mémoire le dernier mot de la réponse du Maître.
— Est-ce que je sais ? Pour la beauté du geste … Pour l’art… Pour le fun, mon ami.
Contrarié par le peu de sérieux de cette esquive manifeste, l’élève qui refuse catégoriquement de mourir pour le fun s’enhardit :
— C’est normal ce fil qui dépasse ?
— Oui !
— Et ce câble qui pendouille dans mon dos ?
— Oui !
— Faut vraiment serrer autant le harnais ?
— Oui !
— J’étouffe…
— Parfait ! commente Léonard.
— Et si on ajoutait des plumes ? Les oiseaux ont des plumes, eux…
— Inutile ! Le but recherché n’est pas de « voyager » mais de se poser au sol sans se fracasser.
Melzi se serait à nouveau bien passé de cette dernière précision. Il se renfrogne.
— Fallait pas me demander si tu ne voulais pas savoir. C’est fou, éclate le grand Léonard, on me reproche tout le temps de ne pas tester mes machines et pour une fois que je le fais, ça râle. Faudrait savoir !
— Certes, le ménage l’apprenti qui espère gagner du temps avant de passer dans l’autre monde, mais pourquoi celle-ci ? Et pourquoi me choisir moi pour l’essayer ? Vous savez, ce petit diable de Salai aurait été parfait, lui qui vole tout le temps…
— Le sarcasme ne vous va pas du tout, Melzi. Et puis ça fait longtemps que c’est fini les chapardages dans mon dos, il a mûri.
— Pourquoi moiiiiiii ? pleurniche maintenant Melzi. J’ai toujours été obéissant et dévoué, Maître, vous en conviendrez.
— Justement, tu es mon préféré.
— Et merde ! se contente de penser très fort le chouchou. Tout de même, permettez que je m’enquière d’une information primordiale avant de pratiquer ce saut artistique…
— Quoi encore ? fulmine l’interrogé.
— Ben, et ma couverture sociale ?
— Ta quoi ?
Léonard le génie a les yeux écarquillés comme si on venait de le gifler tandis que le jeune Melzi se dit non sans fierté que, pour une fois, c’est le Maître qui lui pose une question mais sa joie s’avère de très courte durée car déjà l’inventeur joint ses deux mains devant son nez et les tapote l’une contre l’autre, signe d’intense réflexion. Dans ces moments-là, c’est « do not disturb » car autant pisser dans un violon, l’effet serait le même.
— Tu sais que ce n’est pas bête, ça ? Mais oui, tu as raison, c’est brillant… on pourrait tendre une toile à deux mètres de l’arrivée… ou un filet… pour amortir la chute si jamais ça rate. Ça t’évitera d’avoir les os broyés en mille morceaux lors de la phase d’atterrissage.
— Trop d’honneur, maître, répond Melzi qui sent de plus en plus nettement que sa dernière minute d’existence est en phase d’approche.
— Mais…
Le Maître s’arrête là.
— Maiiiiis ? le relance son élève favori.
— Il serait bon que tu vises bien la cible dans ta chute, sinon, ça ne servira à rien. Il faudrait éviter de rebondir aussi. Oui, non, oublie, la toile tendue, c’est trop aléatoire, on fera sans. Et puis on n’a plus le temps, il faut y aller mon petit. Go !
Pris soudain d’une vive inspiration pragmatique, le jeune apprenti, beaucoup plus habitué au succès inoffensif des peintures de l’artiste et à la relative notoriété qu’elle lui procure depuis qu’il pose, se met à penser tout haut :
— Et ça va me rapporter quoi de tester votre machin, à moi ?
— La gloire.
— …
— Mon estime.
— …
— La fortune.
— Bon, on y va ? Si je réfléchis trop, je ne vais jamais me lancer.
— Bien dit mon gars ! Enfin une parole digne de mon meilleur élève ! conclut le génie, trop content que Melzi, trop jeune, lui épargne l’inévitable chiffrage du service attendu.
Et paf, d’une grande claque dans le dos, il ne le laisse pas le remercier pour son compliment et le précipite avec vigueur dans le vide. Un juron plus tard, Melzi hurle de douleur sur les durs pavés de la place milanaise, le corps fracassé mais toujours vivant. Un tantinet bruyant ceci dit pour un miraculé.
— L’avait raison le petit, c’est complètement stupide comme invention. Très surfait cette réputation de génie, conclut le Maître avant de replier ses feuillets et de les oublier dès le lendemain sur une étagère comprenant une centaine de projets tout aussi farfelus.
NDA: Cette nouvelle de moins de 8000 signes a été écrite pour le concours “Viva Leonardo le visionnaire” proposé par la région Centre-Val de Loire, sur Short édition, à l’occasion des 500 ans de la Renaissance et de la mort du savant italien. Le thème était: “obsession invention”.
J’aurais eu bien peur aussi à la place de Melzi ! Je préfère rester à regarder ébahie les hirondelles virevolter 🙂
Te, te, te, ça ne marche pas le coup de l’âme de poète. Allez, enfile ton équipement et go! Non mais!