La furie du silence

Légère, Clara avait discuté de tout et de rien la dernière fois qu’il s’étaient vus. Elle était venue voir son exposition de peintures et s’était laissé guider par les questions de son ami, oubliant de demander à Gabriele où il comptait partir pendant l’été. Lui, en revanche il s’était renseigné sur ses projets et même sur la date de son retour, ce qu’elle avait ressenti comme une politesse trop disciplinée, probablement un peu forcée. Elle aurait dû saisir la perche en fait. Au lieu de cela, elle avait profité de l’instant présent sans réfléchir à demain. L’avenir, c’est loin et puis on n’a pas prise sur lui. À quoi bon s’inquiéter pour ce qu’on ne maitrisera jamais ? Ce fut beaucoup plus tard qu’elle réalisa qu’elle ne savait rien de ses intentions, quand elle commença à s’interroger sur le silence excessivement long de Gabriele. Sans être vraiment bavard, Gabriele avait l’habitude de publier très régulièrement sur Facebook pour y commenter les expositions du moment, ça ne lui ressemblait pas de ne plus rien partager. Pas de photos, aucun commentaire, le vide étourdissant. C’est à partir de ce moment-là que Clara prit honteusement conscience qu’elle s’était habituée à ces rendez-vous, qu’elle s’était laissée apprivoiser sans en deviner l’effet pernicieux, et leurs échanges sur ce qu’il aimait ou détestait, toujours tranchés chez lui, comme un vieux fond de machisme qui ne supporte aucune contradiction, l’évocation de ses tableaux en cours, l’annonce des expositions à venir, et au-delà les nouvelles qu’il donnait indirectement de lui, toutes ces petites choses de rien du tout commencèrent insidieusement à lui manquer. Elle n’osait se dire que ce silence lui faisait mal et pourtant c’était bien cela, une souffrance profonde car ce lien jusque-là léger venait de se transformer en une entrave. Avant ce silence, elle n’avait pas mesuré à quel point ces posts anodins comptaient pour elle. Bah, il allait refaire surface un jour. Cependant elle se sentait inquiète et se sentit blessée de se voir soudain devenue une brave bête fidèle qui attend le retour de son maitre. Alors elle essaya de ne plus y penser. Elle oublia un bon moment ce sentiment dérangeant sans jamais vraiment y parvenir bien longtemps. Plus facile à dire qu’à faire.

Il y avait eu trois violents tremblements de terre ces derniers jours en Italie, terre natale de son ami. À cause des vacances et de l’atmosphère paranoïaque qu’avait créée la vague des attentats, Clara avait décidé de se limiter aux informations données à la radio. Pas de carte, non, pas de détails et surtout pas d’images, elle avait tendance à beaucoup trop visualiser, inutile d’en ajouter. Malgré ces précautions de sinistres images envahirent son esprit, floutées par les nuages de poussière de plâtre pulvérisé, des visions illisibles mais clairement agressives qui l’empêchaient d’être en paix. Ce n’était pas sérieux, une chance sur mille que Gabriele se soit trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Elle étouffa ce qui commençait déjà à croître au plus profond d’elle-même.

Pour autant ce mutisme était surprenant. Était-il comme ça, à disparaitre du jour au lendemain pour refaire brusquement surface, libre, sans attache ? En fait, Clara prit conscience qu’elle n’en savait rien du tout. Elle ne connaissait pas tant que ça Gabriele. Elle l’avait rencontré lors du vernissage de l’exposition de pastels d’un copain commun environ un an auparavant, ils avaient accroché, s’étaient retrouvés ensuite via Facebook et vus trois ou quatre fois mais leurs conversations au final assez laconiques concernaient essentiellement des expositions de peintures, de dessins ou de photographies, rien de privé. Alors, pourquoi pas après tout un Gabriele indépendant, elle l’aurait aimé sous ces traits-là, ça lui allait bien, sauf que si tel était bien le cas alors lui envoyer un SMS pour demander si tout allait bien risquait de sembler invasif. Malheureusement, l’idée qu’il avait pu lui arriver quelque chose de grave venait de s’installer en elle avec la ferme intention d’y rester aussi de nuit.

Elle eut besoin d’être rassurée. L’appeler directement ? Elle passerait pour une femme étouffante si ses craintes s’avéraient non fondées. Elle voyait déjà le malaise qui allait s’ensuivre. Alors quoi ? Attendre bien gentiment ? Elle ne faisait que ça attendre, tout en se disant qu’elle serait vite délivrée si elle le savait en bonne santé et rirait probablement avec lui de son impossible manque de patience, après, ou peut-être qu’elle ne le lui dirait que dans plusieurs années, ou jamais tout bien réfléchi. Être une espèce de maman poule infernale, qui s’inquiète pour un rien, très peu pour elle qui adorait se sentir libre, quitte à y laisser des plumes lors de certains envols hasardeux, peut-être trop audacieux.

Le temps passa sans lui donner de réponse. Elle chercha un signe, n’importe quoi, même infime, aussi se tortura-t-elle la mémoire pour retrouver un détail qui lui infirmerait le départ hypothétique de Gabriele pour l’Italie. C’était trop crédible pour s’effacer et la laisser tranquille : elle ne pouvait pas ignorer qu’il lui avait dit s’y être rendu quelques semaines plus tôt pour un enterrement. Elle ne savait plus de qui. Sa grand-mère ? Ou son oncle. C’est ça, son oncle, elle s’en souvenait maintenant. Gabriele y serait retourné ? Plausible. Possible. Infernal.

— Je lui enverrai un message demain, se dit-elle d’abord mais elle se ravisa, elle se ravisait toujours, reculant l’échéance chaque jour face à son mobile, le regard un peu perdu, se persuadant plus ou moins bien qu’elle psychotait, comme l’autre fois pour son amie qui s’était emmurée dans le silence pendant des mois, aspirée par une spirale de solitude morbide au point qu’elle l’avait crue morte, vraiment. Elle n’allait pas remettre ça…

Par conséquent, elle trichait avec elle-même face à son téléphone pour ne pas perdre la confiance ni l’estime de cet ami qu’elle ne faisait encore que découvrir. N’avait-elle pas toute la vie pour le faire ? La vie, justement, ne pouvait tout de même pas lui avoir mis cet homme sur sa route pour le lui retirer au moment où elle se disait qu’elle en était ravie. Ce serait sadique. Et son esprit luttait de plus belle contre les assauts d’images atroces composées de corps inertes, démembrés, éparpillés de façon kaléidoscopiques dans des décombres cauchemardesques de ruines italiennes. Elle se dit qu’elle devait tenir bon, pour lui, si elle ne voulait pas saborder leur amitié par son angoisse. Apprendre la mort d’un ami était une chose atroce ; le savoir vivant mais braqué définitivement contre elle aurait constitué un supplice quotidien bien pire à ses yeux. Elle ne se le pardonnerait pas.

Fatalement, un jour, bien qu’elle en détestât l’idée, elle se mit à rechercher sur le net la liste exhaustive des victimes de la série de tremblements de terre. Il fallait qu’elle sache. Le nom de son ami n’y figurait pas. Était-elle vraiment fiable cette liste ? Un étranger, est-ce que ça avait un nom dans les journaux ? Clara n’était pas de la famille et cette pensée horrible d’être une étrangère elle-même la fit frémir. Si son ami était mort, elle n’aurait aucun moyen de le savoir, aucun. Cette fois elle prit peur, vertigineusement. La famille ou les amis proches n’avaient bien sûr pas idée de son existence. D’après ce qu’elle avait saisi d’ailleurs, Gabriele avait peu de relations, un petit cercle de happy few qu’il voyait sporadiquement eux aussi. Si elle n’était plus trop capable d’objectivité sur ce dernier point, elle retenait de cet état de fait que personne ne relèverait son silence prolongé car il était dans son caractère de ne pas aller vers les autres. Gabriele étaient de ces êtres qui se contentent de répondre à la sollicitation, n’accordant de l’attention au quotidien qu’à la cellule familiale, et encore, il avait dû la redéfinir au strict minimum. Une cage dorée s’était dit Clara attristée de ne pouvoir le voir davantage mais vénal par nature, l’ego de Clara se laissait docilement flatter par le fait de constater qu’il lui consacrait parfois un peu de ce temps si compté.

Puis elle n’y tint plus et un matin, impulsive, elle rédigea un message sur son portable dans lequel elle affichait sa peur sans détour. Ses doigts nerveux avaient ripé et envoyé le message au moment même où elle pensait l’effacer, se disant au final qu’elle préférait ne rien écrire. Bien qu’inachevé, le mot se suffisait à lui-même. Elle resta un moment à le fixer, perplexe. Maintenant elle n’avait plus envie de savoir. Si. Non. Trop tard. Le doute allait être balayé par des certitudes, peut-être charmantes, peut-être terribles, et elles étaient prêtes à surgir.

Pour conjurer son angoisse, elle essaya à nouveau de chercher dans sa mémoire les derniers propos qu’ils avaient pu échanger juste avant son départ. Elle ne se souvenait pas bien de leur conversation sur le réseau puis ça lui revint, elle lui avait écrit quelque chose de doux, assez simple, quelque chose d’exclusif et sensible, que l’on offre, qui porte, qui enrobe un peu aussi, elle lui avait parlé avec beaucoup d’émotion d’un des tableaux qu’il avait exposés en galerie le mois précédent et ce qu’elle avait dit de son art, de lui, de ce qu’elle voyait dans son œuvre, ressemblait beaucoup à ce qu’elle portait en elle aussi. Dire que c’était beau ne suffisait pas aux yeux de Clara, elle aimait donner à vivre l’émotion avec la même force qu’elle la recevait néanmoins elle trouva étrange de se voir agir de l’extérieur. « Quand la phrase s’allonge, la peau se dévoile. » Cette parole qui refaisait surface soudain, elle se souvenait l’avoir lue dans un roman de Jean-Philippe Blondel où il était question d’un blog. C’est vrai qu’elle s’était abandonnée cette fois-là sur le net à la sincérité de son ressenti sans prendre de garde-fou. Elle réalisa que ses propos étaient plus forts qu’ils ne lui avaient paru au moment où elle s’était exprimée. Elle s’étonnait après coup d’avoir eu cette audace bien que ce fût là un juste retour de ce que le tableau de Gabriele avait suscité en elle. Elle ne sut trop si elle devait être fière ou honteuse de ce tendre hommage.

Puis, au bout d’un temps interminable, Clara n’eut d’autre choix que d’admettre enfin que son ami avait eu raison de considérer que son temps était compté…

Le sentiment de vide qui s’empara aussitôt d’elle en cette période-là devint aussi sidéral que le silence de sa réponse fut cinglant.

Beaucoup plus tard encore, dans un temps qui ne connait plus de repères, elle fut un peu apaisée de constater que leurs derniers mots sur le net étaient l’échange d’une magnifique émotion. Pour un adieu, après tout, ce n’était pas si mal. Pas si mal. Mieux que si elle avait pu avoir la chance d’y réfléchir.

Puis elle se revit auprès de lui dans la galerie et se rappela également qu’elle avait discuté de tout et de rien avec lui la dernière fois qu’ils s’étaient rencontrés.

La dernière.

Se frayant un chemin, l’écho de ce mot l’écrasa.

Elle se souvint aussi qu’elle s’était laissé guider par les questions de Gabriele. Qu’elle avait profité de l’instant présent. Légère. Sincère. Heureuse de partager avec lui le plaisir qu’il ressentait à exposer ses œuvres. Elle avait exprimé son amitié et cela lui sembla alors avoir été un acte essentiel que la vie lui avait offert généreusement. Cette pensée simple et déconcertante la réchauffa.

Elle se dit, rassurée enfin, qu’en étant elle-même, elle avait dérobé des adieux à la furie du silence éternel.

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