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Moâah se retrouvait seul. Les autres l’avaient abandonné après le grand chaos des éléments qui avait refermé la grotte sur lui dans un fracas étourdissant. Il les avait appelés d’abord, saisi de détresse, avant de lentement se résigner: ne pouvant rien pour lui, la tribu était certainement passée à autre chose. Ainsi va le monde envers les faibles. Il n’aurait pas agi autrement.
Il cracha son mépris quant à son triste sort contre la sortie obstruée. Quoi, attendre, coincé dans ce trou qui aurait dû devenir un refuge, y mourir de faim, oublié des siens, à moins qu’une bête réveillée inopinément par le vacarme ne vînt l’achever plus vite que ne l’avait prévu le grand tout? Il se tint à l’affut, les muscles tendus, prêt si jamais… Pas un souffle de vie hélas hormis le sien en sursis. Le silence absolu.
Le pauvre homo sapiens plongea alors vers une impression étrange. Il prenait tout à coup conscience qu’il n’avait encore jamais vécu à l’écart de son clan et n’avait, de par le fait, jamais envisagé qu’il pût y avoir une suite séparément.
Bien qu’il n’eût jamais vraiment témoigné de sympathie envers sa tribu lorsqu’il jouissait encore de sa compagnie, jamais celle-ci ne lui avait paru fondamentale avant cet instant précis. Ils faisaient corps, pourquoi chercher plus loin? Mais, désormais, privé de cette osmose naturelle, il devenait quelqu’un d’autre et ce statut inédit provoquait en lui un vibrant malaise. Au-delà de la peur.
Était-il mort? Réduit à l’état de membre amputé, gangréné d’inutilité par son impuissance, il n’était plus rien sans le giron de son clan. Et le néant, c’était la mort!
Moâah caillassa l’entassement de roches, inerte, insensible à ses hurlements. Au bout du quarantième ou bien du centième jet de pierre, auquel s’ajoutèrent d’inévitables rebonds souvent évités de justesse, sa rage se mua en humiliation. Cette dernière, plus envahissante encore que son acharnement à refuser la situation, lui arracha des larmes. Jamais il n’en avait versé auparavant.
Avec elles vint l’amertume. Le destin avait poussé le vice à choisir parmi les hommes de sa tribu le plus vaillant d’entre eux! Moâah avait toujours intimidé grâce à sa corpulence, ses emportements s’avéraient aussi vifs que terribles et son courage était sans pareil. Les décisions lui étaient par conséquent revenues de droit au sein du clan. Il aurait dû mourir en combattant pour le bien de sa communauté, pas de manière indigne. Sans le moindre doute, en l’abaissant à n’être plus rien, l’éboulis l’avait donc bel et bien occis!
Pourtant il respirait, il pouvait marcher, crier aussi et même une plaie lançait son bras droit dont la chair, salement écorchée par les éclats de la roche en colère, bouillonnait de vie dans un battement qui venait battre le tambour jusque dans sa poitrine. Est-ce que la mort signifiait de vivre seul pour l’éternité dans la souffrance? Son bras avait beaucoup gonflé, il aurait aimé pouvoir le plonger dans une eau boueuse pour en recouvrir la plaie. Hélas, il n’y avait rien qu’un grand vide creux autour de lui.
Était-ce un ventre? Avait-il été avalé par un monstre invulnérable qui n’allait plus tarder à le digérer ? Aucun reste de cadavre alentour ne le confirma. De la pierre, juste de la pierre. Et lui, coincé dedans.
Séjournait-il plutôt entre deux mondes, perclus de douleurs, avant de pouvoir en être enfin délivré par un tout puissant oublieux? Délivré? L’image apparaissait perfide, la mort lui avait ravi l’entièreté de ce qui comptait pour lui. Elle tenait plutôt du châtiment cette délivrance! Avait-il commis quelque sacrilège dont il devait répondre? Il eut beau se concentrer, rien ne remonta jusqu’à son cerveau, cela ne faisait pas sens. Et puis, à quoi bon chercher à savoir quand les détails concrets de sa propre fin sont déjà actés?
Il décréta au final que cette caverne obscure devait bien être un passage préliminaire vers le monde des disparus. Après quoi il se demanda s’il allait devoir endurer d’autres types de souffrances, autres que physiques et morales, l’esprit fort empêtré par les questions qui ne cessaient de s’enchaîner. Devait-il se rendre quelque part? En passant par où alors? La voûte, pour autant qu’elle jouissait d’une belle ampleur, ne présentait aucune échappatoire, aussi loin que son regard pût en juger, sinon à une hauteur impraticable. Aussitôt, l’abattement s’écrasa sur les épaules de Moâah.
L’attente était interminable dans ce noir presque absolu. D’un étroit puits, à moitié asphyxié par l’entrelac d’un épais feuillage, pénétrait avec beaucoup de peine dans le gouffre, un filet de lumière qui n’éclairait que d’un halo morbide le sol accidenté de sa demeure calcaire. Moâah avait beaucoup de mal à se distinguer lui-même mais il jugea cette luminosité pisseuse préférable au noir complet.
Il pensa soudain que l’extérieur n’avait rien de plus enviable que sa sombre cavité: à chercher à ne pas mourir de faim, on passait très vite de l’état de prédateur à celui de proie, au dehors, sans parler de la traîtrise silencieuse du froid, capable de paralyser tout une communauté en emportant dans une nuit sans fin les malheureux égarés en plein vent. Néanmoins, ceux-là mouraient ensemble. Voilà que l’individu, en plein balbutiement de conscience, se morfondait de plus belle en se voyant croupir seul sous l’immense paroi de roche.
Une odeur d’humidité fétide finit d’ailleurs par lui titiller les narines. En des temps reculés, en effet, il y avait eu sous ses pieds une rivière pleine de vigueur. Jadis triomphale, elle avait creusé son lit, créant la cavité, puis, faite prisonnière pour une raison que Moâah ne pouvait trouver, lentement amoindrie, elle aussi avait dû attendre sa mort dans une laborieuse agonie. Il ne restait d’elle que d’éparses flaques visqueuses, à peine plus larges que la paume d’une main, ainsi que de noirs dépôts crasseux, collés aux parois en un relent de bouche épouvantable que l’obscurité rendait plus écœurant encore.
Parmi ses certitudes, Moâah avait compris que son clan avait depuis longtemps repris sa marche vers un autre point de chute pour se mettre à l’abri de bêtes qui ne partageaient rien avec les humains, ni leur territoire, ni leur nourriture, mais ne bouderaient pas en revanche leur plaisir de faire d’eux un met éventuel. Il les voyait avancer en groupe serré dans la vallée, avec une extrême prudence, ouvrir devant eux les hautes herbes, le plus discrètement possible là aussi, afin de ne pas attirer ceux à l’affut de ces déplacements qui les exposaient. L’image de sa compagne l’envahit ensuite, saisissante, exactement comme si elle se tenait face à lui, leur bébé collé à son sein. Rayonnante et sauvage. C’était une image du passé. Douce. Leur enfant n’avait pas manqué de devenir un cueilleur émérite puis un limier incontestablement efficace. Du bout de sa lance, il tendait à présent vers Moâah un gigantesque poisson dans l’attente de la reconnaissance de son exploit et le père approuvait le fils devenu grand, grisé de fierté. Comme c’était bon ces temps-là!
Ce ne fut qu’en reprenant conscience de la noirceur de la grotte que Moâah réalisa qu’il venait de rêver. Cet abandon le troublait. Rares étaient ceux qui avaient des visions. Chaleureux et lumineux à la fois, les souvenirs recomposés lui avaient semblé aussi réels que factices. S’y entortillaient une impression de bonheur et de faiblesse inconciliables qui le déroutaient. Il s’était vu dédoublé! Comment était-ce possible? Il garda les yeux fermés dans l’espoir de prolonger cette léthargie agréable mais les visions sacrées étaient parties. Cela l’attrista sans effacer cependant la grande paix intérieure qu’elles avaient suscitée.
Était-ce là le passage qu’il cherchait pour rejoindre enfin le néant? Il n’en était pas trop sûr. Peut-être.
Jamais jusqu’alors il n’avait laissé ses pensées prendre autant de place dans sa tête. Ce qui était surprenant, c’était qu’elles le dominaient tout en le réconfortant. Aussi se laissa-t-il volontiers divaguer de la sorte pendant plusieurs jours.
Il se mit à aimer ceux qu’il avait perdus, à les aimer de tout son cœur. Combien il aurait voulu pouvoir serrer contre lui sa femme et son fils, pouvoir continuer de protéger le clan, veiller sur les moins aguerris, aider son père à cheminer dans les accès escarpés, chasser, revenir glorieux, partager le butin avec eux, chacun d’eux. Il aurait voulu tant de choses… Tout lui paraissait précieux. Partout, autour de lui, tout arborait une beauté émouvante. Son tombeau était devenu un endroit d’une splendeur rare et unique. Il l’accueillait comme un cadeau du grand tout, car bien plus beau que l’ordinaire d’une mort provoquée par une guerre de territoire entre tribus ou bien provoquée par l’assaut d’un animal féroce. Sa fin était magnifique.
À l’instant de son dernier souffle, Moâah se sentit immensément seul devant sa mort mais il était prêt et il expira pénétré de reconnaissance pour toutes les richesses que la vie lui avait prodiguées en tant qu’être libre et vivant.
Ainsi s’interrompit le premier éveil spirituel de l’humanité. Et personne n’en bénéficia!
Le tout puissant avait foiré son expérimentation en isolant le premier cobaye. Le décor avait eu beau être somptueux, il avait commis là une erreur de débutant. Monumentale, dira-t-on. De plus, il avait pratiqué son projet sur un être trop bas de plafond pour qu’il y ait ensuite consortium. Pas grave, il avait bon espoir qu’un jour l’espèce aurait suffisamment évolué pour pouvoir réitérer l’expérience dans des conditions cette fois plus propices à une propagation de masse. Il finirait bien par tomber sur un spécimen satisfaisant à force. Aussi récidiva-t-il pendant quelques millénaires, avec l’espoir obstiné qu’un jour sa créature saurait ne pas se contenter instinctivement de jouir de la vie en ne réalisant son importance que lorsqu’il se retrouvait privé de ses jouissances, mais bien de l’aimer comme il se doit, assez pour avoir comme credo de la préserver à titre de fondement sacré, et développer spontanément une attitude altruiste d’envergure, respectueuse de son environnement, c’est-à-dire capable de promouvoir cet éveil de manière durable. À ce jour, il s’y attèle encore…
Très bien rédigé. Humour noir et montagnes russes après identification exaltée au personnage puis ces retournements de situation. Ou de point de vue. On peut donc basculer d’un soupçon d’optimisme à une lucidité pessimiste quant au darwinisme…. “Dieu est mort” a dit Nietzsche. Il n’a donc pas eu à expérimenter le sort de l’humain depuis ses origines? C’est quitte ou double, en lisant la chute.
Eh, ça me fait super plaisir de te voir dans le coin! Sache que tes retours me sont toujours très précieux. Mille mercis. (Hâte de te retrouver bientôt…)