L’ascenseur

— Il parait que le top des fantasmes féminins, c’est de faire l’amour à deux femmes pour un homme, osa lancer Clément après s’être resservi du Bourgogne pour la cinquième fois.

Lucie et lui se regardèrent en souriant, silencieux, complices, longuement. La température était montée d’un seul coup et leurs yeux brillaient déjà rien qu’à la simple évocation de l’image évoquée. Lucie, qui elle en était sagement restée au kir cassis offert par la maison, répondit honnêtement à son ami, puisqu’il voulait savoir :

— Franchement, ça, ça m’inspire pas du tout. J’sais pas pour toi -parce que c’est plus un truc de mec, ça, non ?- mais moi, ça me laisse totalement indifférente. C’est pas que je veuille faire sainte nitouche mais… Non, sincèrement, ça ne me dit rien.

Elle maitrisait tout de même nettement mieux la conversation que son copain et devinait qu’il allait revenir à la charge. Sûr ! Ce qui en effet ne manqua pas d’arriver :

— Mouais… se contenta de dire ce dernier avant d’enchaîner bien évidemment sur la question pour laquelle il espérait bien avoir plus de succès. Toi, c’est quoi ton fantasme ? Dis-moi.

Lucie resta un bon moment dubitative. Non pas parce qu’elle n’était pas inspirée mais au contraire parce qu’elle l’était beaucoup trop. Elle passa en revue tout un panel de situations plus torrides les unes que les autres avant de trouver celle qui pour elle supplantait toutes les autres. Si on devait parler de fantasme alors il y avait le fantasme absolu entre tous :

— Eh ben, pour moi, le top de la situation érogène, ce serait…

Elle marqua un silence pour jouer avec l’impatience de son ami qui ouvrit alors les bras, mains dirigées vers le ciel, et écarquilla les yeux en signe de relance.

— Ce serait… ? dut-il tout de même insister.
— Ah, pour moi, le fantasme des fantasmes, c’est dans un ascenseur en panne avec un inconnu. S’il est pas trop mal, jugea-t-elle important de préciser aussitôt. Alors là, oui là… Je ne réponds plus de rien. Mmm… Ça oui, ça je le vois bien, dit-elle avec contentement.
O.K ! La prochaine fois que tu viendras chez moi, je prendrai un tournevis ! Ça va être vite vu.
Ah ben non, parce tu n’es pas un inconnu ! Il faut que ce soit un inconnu. Obligatoirement.

Dépité par ce détail tatillon, Clément fit une moue de réprobation avant de rétorquer à son allumeuse :

— Sauf si c’est Philippe Torreton…
— Ah, très juste ! reconnut-elle de bonne foi. Pour Torreton, là, il y a exception. Fatalement.

Clément qui pensait avoir convaincue Lucie de l’invraisemblance de la situation en faisant appel à la carte de l’acteur préféré de Lucie, monstre sacré intouchable, était amèrement déçu par le tour qu’avait pris la conversation. Manifestement son amie était en train de visualiser la scène. Il devint sombre et mutique. Il ne s’agissait quand même pas qu’elle oublie qu’elle restait chez lui cette nuit-là et que c’était bien avec lui qu’elle allait passer ladite nuit.

Amusée de le voir piqué au vif, Lucie renchérit :

— Tu voulais savoir. Tu sais maintenant.

Mais elle n’insista pas. Les images qu’elle avait eu en tête se floutèrent rapidement pour laisser place à la douce fascination exercée par le regard hypnotique de son amoureux transi. Elle lui susurra en s’approchant de son visage, par-dessus la table, lui laissant ostensiblement découvrir son décolleté plongeant :

— Un fantasme, c’est beau parce justement ça reste un fantasme. Je préfère les actes, tangibles, réels… Ce soir… Avec toi…

Sa voix était devenue subitement doucereuse et terriblement sensuelle.

Le regard qu’ils échangèrent alors fut assez éloquent quant à la suite qui serait donnée par nos deux tourtereaux une fois rentrés chez Clément.

Le lendemain, Lucie devait passer voir son amie Estelle, boulevard Foch. Elle quitta donc Clément sur les coups de 14 heures pour aller à son rendez-vous. Ça faisait bien deux mois qu’elles ne s’étaient pas vues. Il faut dire que depuis deux mois, Clément avait pris toute la place dans son quotidien, pour son plus grand plaisir certes, mais Estelle, elle, sombrait dans l’incontournable déprime automnale des catherinettes et il était plus que temps d’aller la soutenir ou au moins de lui changer les idées. Elles avaient donc prévu de passer l’après-midi dans son appartement, devant une incontournable tasse de Yogi Tea, à discuter mecs et philosophie existentielle, rituel dont elles ne se lassaient pas. Entre filles. Exit Clément par conséquent.

Arrivée au porche de l’immeuble, Lucie s’apprêtait à sonner au digicode pour déclencher la grille d’entrée quand un homme, plutôt pas mal, élancé, élégant, tout à fait son type, arriva à sa hauteur et ouvrit très opportunément la grille. Timing parfait ! Il lui sourit tacitement et lui maintint la grille ouverte, gentleman. Elle s’empressa d’entrer. Puis le destin fit qu’ils allèrent tous deux en direction du fond du couloir. Vers l’ascenseur…

Lucie ne put s’empêcher de repenser à la conversation de la veille. Cet homme-là par exemple aurait été tout à fait à son gout. Il devait avoir quoi, dix ans de plus environ ? Maximum. Son look était plutôt avenant. Il était apte pour le rôle. Mais bon. Estelle. Il y avait Estelle. Lucie se concentra sur le motif de sa venue et tâcha d’effacer le sourire béat qu’elle arborait en songeant à ce qu’elle aurait bien pu faire à ce bel inconnu châtain dans l’ascenseur.

— Je monte au sixième. Et vous ? dit le bellâtre en gardant la main suspendue dans le vide, prêt à appuyer sur le bouton qu’allait lui indiquer Lucie.
— Je vais au dixième.

Il enfonça le bouton attendu tandis que Lucie le regardait faire non sans remarquer qu’il avait des mains fines de pianiste. Enfin, c’était ce qu’elle se plut à imaginer.

Pas mal comme mec. Il lui plaisait bien. Elle se serait bien vue dans ses bras. Il aurait largement remplacé Philippe Torreton. Plus jeune. A priori mieux bâti. Plus musclé. Du charme. Un parfum agréable. Une chevelure ondulée dense qui lui donnait un côté artiste qui ne se prend pas la tête. Un visage des plus séduisants aussi. Grand, juste comme elle aimait. Bref, elle était toute émoustillée par cet inconnu qui remplissait largement l’ensemble des critères de son fantasme, voire les dépassait.

Sauf que, justement, l’ascenseur se bloqua net entre le troisième et le quatrième étage dans une secousse qui ne laissa aucune équivoque sur la panne électrique qui venait de figer le mouvement. Et pour couronner le tout, ils furent plongés dans le noir au même moment.

C’est là que Lucie se rappela subitement qu’elle était claustrophobe de niveau dix. Finie la romance ! Panique à bord, hyperventilation, sueurs froides, jambes flageolantes, flashs de films catastrophes, la totale. Elle fut envahie par toute la batterie des symptômes phobiques, de la tête au pied, sans plus rien maitriser, car en plus d’être claustrophobe, mademoiselle avait aussi peur du noir. C’était ridicule, peut-être bien, mais le fait est qu’elle avait toujours eu une peur irrépressible du noir. En un mot, elle était devenue incontrôlable.

Et c’est là aussi qu’elle sentit le gars la prendre dans ses bras pour l’embrasser avec fougue !

Souvent femme varie…

Dans un réflexe de survie en milieu hostile, Lucie lui décocha un coup de genou dans l’entrejambe qui le fit immédiatement desserrer son étreinte.

— Putain mais c’est pas vrai ! vociféra-t-elle. Tu crois que les femmes sont toutes des salopes en puissance ? C’est ça que tu penses ?

Pas un bruit. Elle l’entendait respirer difficilement, probablement plié en deux, humilié. Pas assez à son gout.

— Connard !

Au moment où l’écho retentissait dans la cabine de l’ascenseur, le courant se rétablit et la cabine reprit son ascension. L’autre se tenait ratatiné dans un angle, comme une araignée recroquevillée après un coup de balai. Il n’osait plus regarder Lucie dont la panique avait cédé la place à une humeur massacrante et l’avait changée en furie des plus détestables.

Au bout d’une minute qui leur parut interminable, l’ascenseur délivra l’importun de son calvaire. Ce dernier ne demanda pas son reste mais Lucie eut le temps malgré tout de lui asséner un petit mot d’adieu : « Pauvre mec ! », avant que les portes coulissantes ne se rabattent. Ce qu’elle lui dit s’avéra être nettement plus vulgaire en réalité mais nous nous contenterons de cette version officielle. Oui, beaucoup plus vulgaire…

Quand elle sonna enfin chez Estelle, elle s’effondra d’un seul coup en lui disant en guise de salutations, les larmes aux yeux :

— On est vraiment dans un monde dégueulasse !

Ce qui peut s’interpréter de plusieurs façons. Estelle le prit pour un dégoût de la vie qui s’accordait bien avec sa propre déprime.

Plus tard, quand Lucie retrouva les bras de son ami Clément, elle eut curieusement une toute autre version :

— Oh Clément, je suis dég’ ! Je viens de passer à côté du plus beau de mes fantasmes. Je suis vraiment qu’une truffe !

Mais, étonnamment, Clément ne voulut pas connaitre les détails du fantasme en question. Il se contenta cette fois de savoir que son amie ne l’avait pas assouvi et, sur le canapé, profitant de l’ambiance tamisée, il préféra les actes.

La sagesse consiste à savoir tirer une leçon de ses erreurs.

8 réflexions sur « L’ascenseur »

  1. Hi! Hi! ou Bouh! Bouh! C’est le comble de cette sagesse “RENONCEMENT OBLIGATOIRE”, quand on a l’occasion d’assouvir un fantasme torride et que des phobies ou des angoisses non prévues se mettent en travers….. C’est plutôt Lambert Wilson qui serait le bel acteur français en vue…..

    1. Tout à fait d’accord, libre à chacune de venir substituer le nom de l’acteur fantasmagorique qui lui conviendra… comme ça, je me garde Philippe Torreton pour moi toute seule.

    1. Oui et non. Euh, entendons-nous bien, nous parlons juste de Torreton, n’est-ce pas ? Au vu de ta réponse, il semble que je ne sois pas seule sur le coup, alors, personnel, personnel… Pas tant que ça hélas.

  2. Ben, moi qui propose un joli conte à mes enfants, le soir au coucher…
    cette fois, je ne sais ce qui m’a poussée à savourer la première lecture.
    J’ai échappé belle aux remontrances de leur père !
    “Alors maintenant, tu lis des contes osés aux enfants ?”
    Je dois dire que j’ai eclaté de rire à certains passages
    Hummm !

    1. Je reconnais Marie que j’avais verdi quand tu m’avais annoncé que tu lisais ça “en famille” car, dans ma tête, je voyais ce que j’allais publier et… Pas bon, pas bon du tout… Je le sentais mal ce truc…

  3. C’est ça les fantasmes !! Ils appartiennent au monde du fantastique et ne peuvent devenir réels, faute de quoi ils se transforment… Tu as dû bien t’amuser à écrire ce texte, on sent ta jubilation quand tu nous emmènes là où tu veux…ça va le faire ..ou pas ?
    Tu as le don de nous appâter et de nous entortiller ! C’est réjouissant ! Merci !

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