Le fils des Robinson

Qu’est-ce que j’ai à dire ? C’est une drôle de question ça. Moi, vous savez, je n’ai pas trop l’habitude de parler, je suis un « ours » il paraît, comme disent les gens du village. Ils me font rire à se figer quand ils s’adressent à moi comme si j’allais les mordre. Vous voulez savoir quoi au juste ? Ce qui s’est passé ? Tout ? Tout sur quoi ? Je ne suis pas sûr de comprendre. Que je raconte ce que j’ai fait lundi dernier…

Ah ben ça, c’est facile, je risque pas de l’oublier, c’est le jour où j’ai vu ma mère étendue sur la route, devant la maison, enfin je dis route, c’est plutôt un chemin. Je n’étais pas à côté d’elle, non, moi j’étais dans ma chambre au premier. On habite une grange aménagée, parmi les corbeaux. Les vieux, je veux dire, mes parents, ce sont eux qui l’ont retapée il y a vingt-cinq ans environ. Ils sont tombés raides amoureux de ce petit coin retranché de la civilisation et y ont fait leur nid. Mon père avait en tête de vivre d’amour et d’eau fraîche à cette époque-là, façon Robinson, et je suis né pas longtemps après, tout rose, tout nu.

Oui, je m’égare, vous avez raison, quoique, non, pas tant que ça, parce que je voulais dire que moi j’occupe l’étage, tout l’étage. J’adore la vue qu’on a, c’est génial, depuis les fenêtres à bascule on voit toute la forêt de cèdres bleus qui s’étend à perte de vue en contrebas, c’est unique, et oui, oui, justement, j’y viens, c’est en m’accoudant à la fenêtre pour contempler ma forêt que j’ai aperçu tout à coup le corps au pied de la maison, une tache colorée qui se détachait bizarrement de la boue. Je parle du pull violet que ma mère met tout le temps, c’est pas vraiment une couleur qui se fond dans la nature, on pouvait pas la louper.

Ce qu’elle avait ? Elle est morte, c’est tout ce qu’il y a à savoir.

Quand ? Comment ça, quand ? Lundi, vous m’avez demandé de dire ce que j’ai fait lundi alors je vous parle de lundi moi, logique, ah pardon, quand je l’ai trouvée. Euh… je ne sais pas si ça a vraiment de l’importance de connaître l’heure… On parle de ma mère qui est morte là, ça va pas la ramener, mais bon, si vous voulez vraiment savoir, ben, comme je venais de me lever, il ne devait pas être plus de 9h00 je pense. Ce que je sais, c’est que je suis descendu aussitôt en me disant que c’était pas normal. Ouais, j’ai paniqué, évidemment que j’ai paniqué, ça vous ferait rien vous de voir votre mère étendue comme ça devant la porte d’entrée, genre tout va bien, je finis ma tartine de groseille et puis j’irai voir si j’ai le temps. Eh ben moi je peux vous dire que je suis descendu la voir fissa et que je l’ai enterrée derrière la baraque avant que les corneilles ne viennent lui bouffer les yeux. C’était un minimum, non ?

Comment ? Ben, comme y a pas dix mille façon de s’y prendre : j’ai trainé son corps, qui pesait une tonne entre nous soit dit, j’ai creusé un trou, je l’ai mise dedans puis j’ai rebouché. Je me souviens même que j’ai prié pour elle aussi mais bon, ça… ce n’est pas… ce n’est pas intéressant. Si ? Ah bon ? Je vois pas à quoi ça peut vous servir de savoir si j’ai pleuré ou prié mais… C’est important ? Si vous le dites…

Après ? Quoi après ? Après, après, je ne sais pas moi, j’étais tout seul, après il a fallu que je me débrouille, oui, c’est sûr, après je n’allais pas rester planté là à tourner en rond comme un idiot, après y avait rien dans le frigo et rien dans son portefeuille non plus… Moi je bosse pas, enfin si mais j’ai des petits boulots de temps en temps et ça me va très bien mais là j’ai vite compris qu’il fallait que je me bouge, que je fonctionne autrement, qu’il fallait que je me trouve un contrat pour bouffer. Donc après, j’allais pas attendre que les jours passent. Et c’est pas mon père qui va me dire quoi faire parce que j’le vois mal se repointer à la baraque :

— Salut fils, je viens m’occuper de toi parce que je ne t’ai pas oublié depuis le jour où j’ai envoyé un uppercut à ta mère et que j’ai piqué la voiture et puis tant que j’y étais tout ce qui vous aurait permis de ne pas galérer pendant des années après mon départ. Viens dans mes bras ! Je t’aime. Youpi !

Non, sérieux, lui, il est même pas au courant pour ma mère. Enfin bref, l’après-midi, je suis allé en ville trouver du taf et pas un de ceux qu’on donne à la semaine, plutôt du genre qui connaît pas la crise, du vrai travail quoi. Je ne voulais pas de clientèle sur mon dos ni de patron acariâtre qui pointe mes heures, juste un bon petit boulot où je pourrais avoir mon indépendance et figurez-vous que j’ai trouvé, la vie est bien faite. En fait, c’est fou hein, on dit qu’il y a du chômage mais c’est des conneries de journalistes parce que moi j’ai trouvé tout de suite ; en deux minutes, c’était plié, signé, en deux exemplaires, merci monsieur et au boulot.

Le gars que je remplace est parti depuis trois semaines sans prévenir personne et je crois que je suis tombé à pic parce que le maire il n’a pas caché son soulagement de voir que je reprenais l’affaire. Il peut être rassuré, je suis peut-être un ours mais je suis quelqu’un de consciencieux, paresseux oui j’en conviens mais je le dis haut et fort, j’aime que le travail soit bien fait et ça a dû le convaincre. En bon fainéant, je dis toujours que j’optimise mes efforts pour ne pas avoir à y revenir. Je vous promets que c’est la meilleure des stratégies pour avoir la paix. Et puis, je sais que je suis jeune mais j’ai acquis une certaine expérience avec les années. Avec moi, ce sera toujours clair, net, efficace, au cordeau même on peut le dire, irréprochable.

Je ne dis pas ça pour me vanter, comprenez-moi, simplement j’aime le bon boulot, si on sait qu’on peut compter sur moi, on ne vient pas me surveiller et tout le monde est content. Entre nous, ce n’est pas non plus sorcier de bien faire les choses, c’est à la portée de tout le monde de devenir fossoyeur.

Vous partez ? Là tout de suite ? Vous avez un truc à faire ? Vous en avez assez entendu, c’est ça ? Ça va suffire… Mais suffire pour quoi au juste ? Votre article ? C’est pas un article ? Une expertise… Ah ouais et je vaux combien d’après votre estimation ? Ça va chercher combien un mec comme moi ? Et avant de partir, vous pouvez peut-être me dire quand je vais sortir, vous devez savoir, non ? Eh oh ! j’vous parle, vous pourriez me répondre, j’ai été correct moi, je vous ai tout dit. Eh ! mon gars, me tourne pas le dos ! Ça t’écorcherait la gueule de me répondre putain ! Ah ouais d’accord, je vois, t’es comme tous les autres toi, tu mérites pas mieux qu’eux j’te le dis, ah ben tiens, bien sûr, j’aurais dû deviner, maintenant ça te prend comme une envie de pisser, tu me fais rire, ça t’intéresse que je te parle des autres gars, eh ben, tu sais quoi, va te faire foutre avec ton dictaphone de VIP, j’dirai plus rien. Tiens, je sais exactement ce que je vais faire, je vais être muet comme une tombe, pas mal ça, pi j’vais me marrer à vous laisser chercher partout, allez-y, les gars, allez-y ! Vous voulez vous amuser à déterrer les cadavres, ben vous allez être servis, ça risque de durer un moment même, parce que si vous cherchez bien, vous allez en trouver tout autour de vous, si vous creusez en profondeur, vous pouvez être sûrs que vous en trouverez en chacun de vous, alors venez pas me faire votre morale à la con après.

Maintenant t’arrête de me regarder de haut, je sais très bien ce que tu penses de moi, tu m’aimes pas, je vis pas comme toi, je pense pas comme toi, je respecte pas tes règles et ça te dérange, pire que ça, ça te fout les ch’tons. Tu sues le mépris et la peur. Tu me regardes depuis le début comme si j’avais tué ma mère, comme si j’étais un bouseux, un raté, un psychopathe et, bouffi de suffisance, tu insinues maintenant que j’aurais aussi tué d’autres gars parce que je les aimais pas ? C’est vrai, ça colle super bien avec l’image sordide que t’as de moi et t’es prêt à me condamner dans ton rapport psy à partir de ces pauvres stéréotypes de merde mais t’as même pas essayé de comprendre, tu sais quedal, tu me juges sans avoir rien compris. Tu sais quoi, en fait, je m’en fous de ce que tu penses de moi, je m’en fous, je suis peut-être un marginal mais moi je respecte les vivants. Maintenant, prends ta pelle et ton seau et va creuser avec tes petits camarades, va si ça t’amuse tant que ça ! Mais là-bas tu ne trouveras que ce que tu as en toi et tu seras très loin de la vérité parce que ma mère, ça te fait chier mais je l’aimais profondément, elle était tout ce que j’avais dans la vie et bien sûr que j’ai pleuré en la serrant fort contre moi, j’étais fou de douleur, qu’est-ce que tu crois, mais cette sensibilité-là évidemment ça rentre pas dans tes cases préformatées, tu peux pas l’entendre, il te faut un détail malsain pour compenser sinon t’es perdu, alors conclus ce que tu veux dans ton analyse, je m’en contrefous, j’ai ma vérité et elle vaudra toujours mieux que tes idées abjectes sur le monde qui t’entoure.

 

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