Vincent doit venir à 17h00 pour le thé et à 17h00 nous devrons donc tous être au garde-à-vous. Marie tient à nous le présenter officiellement, en bonne et due forme. On doit être prêt, on doit être impeccable, on ne doit pas avoir fait une tarte à la rhubarbe, Vincent n’aime pas, et je dois être gentille, a-t-elle tenu à préciser au cas où je n’aurais pas compris que le « on » me concernait exclusivement. C’est dommage, aujourd’hui nous ne pourrons pas aller sur la terrasse, comme avec les autres, le temps s’est gâté, il y a un petit vent glacé qui vient du nord. D’après Marie, Vincent est un homme formidable, on va l’adorer, il est exceptionnel. Oui, comme tous les autres prétendants au poste. Je ne veux pas jouer les mégères mais, franchement, c’est le sixième qu’elle nous présente et ils étaient tous insipides, d’une bêtise crasse parfois et pas un seul n’était beau. Je ne sais pas ce qu’elle leur trouve, elle les choisit mal, elle ne sait pas les garder non plus. Au téléphone, elle m’a dit expressément de bien me tenir, deux fois. Ça va, nous ne recevons pas le roi de Prusse, je serai comme d’habitude, je n’ai jamais roté ni mis les doigts dans mon nez que je sache. En voilà des façons de parler à sa mère ! Et même mon mari s’en est mêlé car Michel m’a redit la même chose il y a cinq minutes. Quelle image ils se font de moi ! Lâchez-moi la grappe, je suis une grande fille !
Tiens, j’entends sa Clio qui se gare dans la cour. Oui, c’est bien elle. Elle a laissé l’autre conduire sa voiture. Jamais su s’imposer, Marie. Il est drôlement grand cette fois, un fil de fer et barbu. Ils piquent quand ils disent bonjour et il y a souvent un truc collé dans les poils, un machin qui rancit et se racornit et qu’il faut faire semblant de ne pas avoir vu même si ça me soulève le cœur. Ils ont beau sourire, c’est dégueulasse. Au moins, celui-là il est bien habillé, parce que les trois ou quatre derniers, les pseudo-artistes ou les hippies, ils piquaient les yeux. Il est plutôt correct. C’est le mot le plus poli qui me vient en tête sur le perron tandis que Michel l’accueille à bras ouverts. Michel et Marie me font des yeux noirs comme si je n’aurais pas dû le dire. Vincent l’a bien pris, lui. J’aurais peut-être dû dire « chic » ou « élégant », un truc de ce genre. J’aurais pu, c’est vrai.
Bon, je vais mettre l’eau à chauffer, pendant que Marie lui fera visiter la maison. Il boit quoi celui-là, du thé ou du café ? C’est bête, j’aurais dû demander avant. Je n’y retourne pas, tant pis. Je vais mettre un peu de tout sur le plateau et il choisira. J’espère qu’il ne va pas me demander du café et du sucre bio comme le premier. Parce que Marie a eu sa période macrobio à la fac, elle en est revenue fort heureusement depuis qu’elle est à son compte. C’était pénible le coup des graines germées à tout va, on avait l’impression de bouffer les bourres de poils du chien.
— Alors, thé ou café ? Rien, vraiment ? Vous ne voulez pas de la chicorée quand même ? Parce que je n’en ai pas. Non, rien, sûr ? Ben, alors asseyez-vous sur ce canapé, vous me donnez le tournis à fureter partout. Les photos aux murs, elles ne vont pas bouger, vous savez, vous aurez tout le temps de les regarder tout à l’heure. Maintenant, on va parler.
Michel me fait un signe de la tête, il est fâché. On aura tout le temps de commenter les photos après, non ? D’abord, on fait connaissance. Dans l’ordre. Question de cohérence. Mais puisque Michel ne veut pas que je fasse la causette, très bien, je vais le laisser se débrouiller tout seul, le temps de revenir avec ma tarte.
— Pomme-rhubarbe ! dis-je de retour au salon. C’est de saison. Rassurez-vous, il n’y a pas beaucoup de rhubarbe car Marie m’a dit que vous n’aimiez pas. C’est celle du jardin, je l’ai cueillie cet après-midi, elle est meilleure qu’en supermarché. Goûtez au moins… Sinon, vous trierez. On a un chien, ce n’est jamais perdu chez nous.
Marie est toute droite, on dirait qu’elle a avalé un parapluie. Qu’est-ce qu’elle a ? Peut-être qu’elle aurait préféré qu’on aille sur la terrasse comme pour les autres.
— Je pensais qu’on pourrait s’installer dehors comme d’habitude mais ça s’est pas mal assombri. Vous nous avez apporté l’orage. Il aurait fallu venir plus tôt, à 16h00. Il faisait très beau à 16h00.
Michel me coupe. De toute façon, j’avais fini. Il veut se renseigner sur le métier de Vincent, ses parents, ses goûts, ses projets. Vincent est interne à l’hôpital Necker. Il loue près de la tour Montparnasse. Il aura bientôt fini son internat. Bientôt, ça veut dire quoi ? Cela lui fait environ quatre-cinq ans de plus que Marie, ça.
— Je compte m’installer à la campagne, quitter Paris, quand j’ouvrirai mon cabinet. J’aime la vie rurale. Je viens d’un petit village du Gers et je veux retourner dans ce coin-là. Je me vois au mlieu d’un vallon dans une maison à un étage, avec un très grand jardin, de grands arbres, un portique, un tas de sable… et Marie pourra se faire son petit potager.
Ma fille et mon mari se lancent des œillades comme si c’est une bonne nouvelle à savourer mais moi je ne peux pas laisser passer :
— Et vous, vous serez dans le hamac ?
Il n’y avait pas de « nous » dans ses projets, il a seulement dit « je », « je compte », « je veux », « je me vois », il a dit que Marie s’occuperait du potager et des mômes. Magnifique ! Monsieur est trop bon. Il ne parle évidemment pas de barbecue, lui, comme tous ceux qui rêvent de quitter la ville et de recevoir des amis dans un esprit de détente. Ben non, un médecin, tu penses, il ne sera jamais à la maison que pour jouer les maîtres de maison d’apparat, toujours épuisé par ses journées à rallonge et c’est Marie qui gèrera le quotidien pour lui, à distance, en épouse dévouée. Il va en faire une boniche. Merde, toutes ces années d’études pour en arriver là. Puis c’est super glamour tout ça. Lui, ce sera le grand homme qu’elle admire j’imagine. Il n’a pas parlé mariage. Les autres, des fois, ils l’ont fait. Certains parlaient de voyages et de choses un peu fumeuses aussi. Chacun son style.
— Oh non, Madame, moi dans un hamac ? Ça ne risque pas ! Non, je me projetais simplement, je pensais que ce serait une occupation charmante pour Marie pendant que je serai au cabinet.
Évidemment, avec le mot « charmante » et « cabinet », Michel ne peut s’empêcher de glousser. Sur les jeux de mots, mon mari a toujours quatre ans d’âge mental, c’est touchant et un peu affligeant à la longue. Moi, mes dents grincent mais Vincent n’a pas fini.
— Et je crois que Marie aimerait avoir des enfants. N’est-ce pas, ma douce ? D’où le bac à sable… ajoute-t-il.
Il espère probablement nous acheter avec le coup des enfants. Je ne suis pas pressée d’être estampillée grand-mère. Croit-il vraiment qu’il va m’amadouer avec ce genre d’appât ? Et, au fait, merci, j’avais compris pour le bac à sable, ce n’était pas la peine d’enfoncer le clou. Marie lui sourit comme une dinde. Elle ne voit pas qu’il va lui pourrir son avenir. Garde-chiurme parmi les plans de haricots verts et les rangs de radis, génial, très épanouissant ! Il va la faire rêver. Mon mécontentement doit se lire sur mon visage parce que Marie me dévisage.
— Ce n’est qu’un projet maman, vole-t-elle au secours de son amoureux, nous aurons tout le temps d’en reparler. Entre nous, assène-t-elle sur un ton qui ne me plaît pas du tout. J’aime bien l’idée de rester à la maison pour m’occuper de nos futurs enfants… ne peut-elle s’empêcher de compléter pour flatter l’égo de son mâle dominant.
Et moi qui ai passé ma vie à lui apprendre comment devenir autonome ! Je serre les dents à nouveau. Elle renchérit :
— Je ne te demande pas ton avis.
D’accord, ma fille, je prends note.
— Si Vincent a vu ça avec toi, je ne dis plus rien, c’est son choix. Je ne cherche que ton bonheur, ma chérie, tu le sais. Je suis ta mère.
Sauf que s’il meurt, ma cocotte, tu mangeras ton pain noir, tu seras sans travail avec ta marmaille à nourrir et ta baraque à payer ! Bon courage, ma chérie ! Tous mes vœux !
La conversation continue sans moi et me prouve que Vincent est un homme rétrograde, un bonnet de nuit soporifique, un être savant et cultivé certes mais pas si brillant que ça, il est bête, sans humour, un fat, qui n’a qui plus est pas assez d’éducation pour faire l’effort de goûter la part de tarte qu’il a dans son assiette. Je l’avais bien servi pourtant, avec une cuillère de crème fraiche sur le dessus, tout comme il faut, tradition normande oblige. Il m’ennuie. Marie ne sera pas heureuse avec lui, je le sais, un pressentiment, non une conviction. Je ronge mon frein.
Au dehors, le vent souffle tellement fort maintenant que l’on entend les volets claquer contre les murs de la terrasse. Quelque chose de volumineux passe devant la porte-fenêtre et vient heurter le mur dans un bruit de violente commotion. Nous sursautons tous.
— Michel, le parasol s’est arraché ! Vite, va le rattraper avant qu’il ne casse quelque chose !
C’est moi qui ai crié alors j’étais en train de me faire la réflexion deux secondes avant de ne plus me mêler de ce qui se passait autour de moi. C’est tout le temps comme ça, on se laisse distraire et on oublie ses engagements.
Michel se redresse comme une flèche, il observe par la porte-fenêtre le parasol qui est emporté par les bourrasques et qui danse une drôle de valse frénétique de toute l’ampleur de sa large jupe de bal avant de se rabattre avec violence contre la vitre de la cuisine qui manque d’ailleurs d’éclater sous la force de l’impact. Michel réagit enfin. Depuis les canapés, nous le voyons se précipiter vers le garage puis sortir tenter d’attraper tant bien que mal l’objet qui lui résiste, si farouche. Michel a peur de se faire embrocher par le piquet, il pare les coups avec ses bras ou attrape le vide, en jeune premier maladroit qui ne sait comment amadouer sa belle sauvageonne. Le parasol rebondit dans tous les sens, guidé par un vent furieux et imprévisible qui s’engouffre dans la toile. Si Michel ne se lance pas enfin, cela risque de devenir un bal sanglant. Nous regardons la scène depuis les canapés, silencieux, le souffle coupé, paralysés, cependant que se fraie un chemin dans ma mémoire un petit film muet monté en boucle où Loïe Fuller fait virevolter les voiles de sa robe à l’infini. Je ne contemple pas une lutte mais un ballet, si beau de simplicité et d’évidence, dans laquelle la nature se révèle dans la fougue de sa douce sauvagerie. Il n’y a pas de place pour l’homme ici, c’est une danse solitaire, indomptée, pure, Michel devrait s’incliner humblement et regarder lui aussi le vent du nord dont la furie devient envoûtement, se laisser subjuguer par le spectacle.
Mais Marie me sort de ma torpeur, elle est affolée. Je réalise avec brusquerie, encore étourdie, la violence de ce vent et comprends qu’il m’a hypnotisée. J’en reste sidérée tandis que je vois dans un mouvement flou Marie se lever à son tour puis ouvrir la porte-fenêtre du salon pour pouvoir refermer les volets. Le souffle du vent la rejette, la plaque vers l’intérieur, il ne veut pas d’elle. Son corps, léger comme le roseau, tente, nerveux, de résister aux rafales qui soudent les vantaux au mur. Les muscles bandés comme un arc, elle y parvient tout de même et nous nous retrouvons alors tous les trois plongés dans le noir. Le charme est rompu, définitivement rompu, je reviens à moi, presque déçue de ce retour à la plate réalité. Au dehors, la colère de Dieu siffle contre Michel resté seul dans la tourmente de cette danse infernale. Quand Marie allume le plafonnier, nous nous retrouvons plongés dans une atmosphère sinistre aux airs de veillée mortuaire, faits comme des rats.
— Je vais fermer les autres volets donnant sur la terrasse, maman, ça vaut mieux. Après, j’irai aider papa à rentrer les meubles de jardin, ça devient vilain. Dis donc, c’est une vraie tornade qui nous arrive ! Je n’avais jamais vu ça.
— Tu veux de l’aide ? demande Vincent.
— Non, reste-là, mamour, je n’en ai pas pour longtemps.
Mamour ? La mièvrerie horripilante du surnom me raidit. Et pourquoi il resterait là à ne rien faire mamour ? Il n’est pas manchot, non ? Il fallait dire oui, Marie, c’est dangereux pour toi dehors. Marie me regarde comme si j’avais parlé. Je n’ai rien dit, je n’ai même pas bougé. Elle reste, figée, on dirait qu’elle veut me donner une instruction, quelque chose dans ses yeux a brillé, une impression de malaise, peut-être de reproche, mais elle a probablement changé d’avis car elle a quitté le salon en vitesse sans un mot.
Vincent, lui, fixe ses pieds. Je ne dis rien, moi, je me tiens bien, comme convenu, je le regarde poliment, j’attends qu’ils reviennent, bien élevée, sage, exemplaire. Il se met à observer le salon, ses yeux retombent comme il se doit sur le mur de la cuisine, celui qui est couvert de photos. Il a les idées fixes ce Vincent. Et donc il se lève pour y revenir, bien sûr.
— Il y a toute une vie sur ce mur. Si vous saviez…
Je ne sais pas pourquoi je me suis sentie obligée de dire ça. Je devrais me taire. Il s’est approché et me tourne le dos. Il détaille maintenant chaque photo du regard, absorbé, on dirait un flic qui cherche à établir le lien psychologique entre le présumé coupable et sa victime. Je préfère le rejoindre, son inquisition me met mal à l’aise et je n’ai pas envie qu’il juge notre famille sur des apparences.
— Là, nous étions dans les gorges du Verdon. C’est magnifique. Vous connaissez ? Marie avait 10 ans, pas plus. Elle était mignonne, hein ? Elle l’est toujours. Ses cheveux devenaient blond platine l’été quand elle était enfant, ma petite scandinave. Sur celle-là, c’est Michel, mon frère et moi, au mariage de Lionel, un cousin. Ça n’a pas tenu longtemps. Ce portrait, ici, date de la première année d’université de Marie. Elle avait pris la pose. Jolie, non ? J’aime beaucoup cette photo. Une vraie pin up. Je l’ai en plus petit dans mon portefeuille.
— Et là ? C’est qui ? me demande Vincent en désignant une photo où une fillette qui a six ans se tient aux côtés d’un garçon du même âge, tous les deux debout dans un lit dévasté sur lequel ils viennent d’interrompre une bataille d’oreillers.
J’ai horreur qu’on fouine dans ma vie privée.
— Là, c’est Marie et Manu.
Je m’arrête, quelque chose vient de se nouer dans ma gorge, dense, énorme, il faut que je le recrache. Je sais parfaitement que je ne peux pas en rester là. Je devrais me taire, je ne le sais que trop.
— Elle ne vous en a pas parlé, n’est-ce pas ? Emmanuel était son frère jumeau.
— Était… répète instinctivement Vincent qui n’ose pas poser la question qui lui brûle les lèvres.
Il me regarde avec pitié. Ce genre de regard gluant est insupportable, il passe sous la peau et vous contamine de l’intérieur sans que vous ne puissiez rien faire.
— En Hébreux, ce prénom veut dire Dieu est avec nous. Il est aux côtés de Dieu maintenant. C’est une des dernières photographies que j’ai de lui. Je ne peux pas l’enfermer dans un album. Une bagarre entre frère et sœur… J’aurais préféré quelque chose de plus tendre… C’est comme ça.
Vincent ne dit rien. Il se recueille. J’ai envie de le gifler. Que sait-il d’Emmanuel ? Il y a deux secondes, il ne savait pas qui c’était. Je déteste cette compassion de circonstance ! Je voudrais garder pour moi ce qui cogne dans mon corps, j’essaie de la comprimer, je lutte, je sais déjà que je vais lâcher, je sens déjà la fissure s’ouvrir en moi.
— Nous avions loué une petite maison au bord d’un lac. Il y avait un ponton en bois au fond du jardin. Il nous servait de plongeoir et de plage. En milieu d’après-midi, Michel est parti faire un tour à vélo. Tous les trois nous sommes allés nous baigner. Marie et son frère jouaient dans l’eau pendant que je lisais, ils se chamaillaient, s’éclaboussaient, s’attrapaient, se faisaient couler, criaient, ils étaient insouciants, dorés, beaux, chevelus, braillards, deux enfants. Moi, j’avais les pieds dans l’eau et la tête dans la fiction de mon livre, comme aspirée. Je ne les entendais plus. À un moment, j’ai été surprise par le silence. Marie se dorait sur sa serviette à côté de moi. Manu n’était pas là. Disparu. Je n’ai rien vu. J’ai plongé, je n’ai rien vu. Quand j’ai regardé Marie droit dans les yeux, je n’ai rien vu. Elle restait hébétée avec ses grands yeux écarquillés et attendait que je fasse quelque chose. J’ai cherché, j’ai crié, je ne sais plus ce que j’ai fait, mon cerveau s’est déconnecté. Quand ils ont fouillé les fonds, ils ont retrouvé le corps dans les roseaux, à quelques mètres du ponton. Il était juste à côté de nous, mon petit garçon, mon bébé, ma chair, mes entrailles. Je n’avais rien vu. Marie n’a jamais pu nous dire ce qui s’était passé. Le psychologue non plus, il n’a jamais réussi à lui rendre la mémoire de ce jour-là. Il a fallu essayer d’apprendre à survivre à ça ensemble. Elle et moi, nous avons laissé mourir Emmanuel, nous ne l’avons même pas entendu nous appeler. Il a dû le faire pourtant… Je n’ai rien vu.
— Je suis désolé. C’est affreux.
Vincent est décomposé.
— Cette photo me fait mal mais elle est la preuve qu’il a existé. Des fois, je ne sais plus s’il a existé, on dirait un cauchemar, alors je ne sais plus ce qui est vrai, il y a juste des photos. C’est très dur de ne plus pouvoir en parler. Parler, c’est le faire revivre aux autres, c’est terrible. Ce silence, à chaque réveil, ces mots que l’on ne doit pas dire, ces pensées que l’on doit garder pour soi, ces visions qui doivent rester enfermées, c’est au-delà de ce que l’on peut humainement endurer mais on le fait parce qu’on n’a pas le choix…
Pardon, oubliez ce que je viens de vous dire, je n’aurais pas dû vous confier tout cela, c’est à nous, rien qu’à nous, entre nous, ça ne doit pas sortir d’ici. Promettez-le-moi. Je n’aurais rien dû vous dire.
— Vous pouvez avoir confiance en moi. Secret médical. Je comprends.
— Non, vous ne comprenez pas, vous ne comprenez rien du tout, pauvre idiot, vous êtes à mille lieues de comprendre ce que l’on vit quand on doit enfouir un drame aussi horrible, quand on ne peut pas parler et que ça vous mange de l’intérieur, jour après jour !
— Je ne le vis pas, c’est vrai, mais je sens votre souffrance et je compatis de tout cœur, me chuchote-t-il en me regardant droit dans les yeux.
— Ne me parle pas comme à une demeurée ! Emmanuel n’est rien pour toi. Tu viens seulement de le découvrir alors remballe ta compassion et oublie ce que je viens de te dire !
C’est sorti tout seul. Il n’a pas le droit d’entrer dans mon histoire, encore moins de faire celui qui comprend, dégoulinant de bons sentiments. J’ai hurlé si fort que manifestement je lui ai fait peur.
— Emmanuel est à moi. Vous n’avez pas le droit de penser à lui. Et ne vous avisez pas d’en parler avec ma fille.
— Mais…
— Je vous l’interdis, vous m’entendez !
Vincent s’est ratatiné dans le divan. Il attend le retour de Marie et de mon mari. Il croit probablement qu’ils vont pouvoir le délivrer de ce lourd silence. Il se leurre car l’entendre penser me dégoûte et je ne veux pas en supporter davantage.
— Le plus dur, Vincent, n’est pas le deuil, cela remonte à vingt ans, on finit par se résigner, on devient mauvais, détestable, mais on survit, ce qui est insurmontable, ce dont on ne revient jamais, c’est de ne pas comprendre et d’imaginer… tout le temps… des choses immondes… sans limites… sans morale… sans relâche… et de devoir se taire… On se torture soi-même un million de fois alors que mon fils est calme, loin de ces horreurs grouillantes qui me traversent le corps, les vers l’ont mangé depuis longtemps, lui.
Il me suffit de regarder Vincent pour comprendre qu’il s’accroche à l’espoir que Marie va revenir dans le salon et le faire sortir de là tout de suite. Je ne veux pas qu’il s’en tire à si bon compte. Il est médecin, il est censé rendre la vie plus douce, il doit savoir affronter la souffrance humaine, cela fait partie de sa fonction, eh bien qu’il assume le choix qu’il a fait.
— Vous dites que vous comprenez…
— Je… Je ne sais plus. Je ne savais pas… Je… », bredouille-t-il effondré.
— Le pire est de rêver la nuit, de revoir mes deux enfants jouant dans l’eau, si beaux, de voir dans un angle mort Marie faire couler mon fils qui se débat silencieusement, pas par jeu, consciemment, elle sait ce qu’elle fait et regarde si je lis toujours, son œil est noir tandis que mon fils m’implore sans un bruit, en martyr, sauf que je continue de lire et que je ne viens pas l’aider, je laisse Marie le tuer, je le laisse mourir, je n’entends rien et ne vois rien. Ce cauchemar, c’est ce que je dois garder pour moi, ce contre quoi je dois lutter tous les jours et ce combat-là, docteur, il m’empêche de respirer depuis vingt ans parce que je sais que j’ai enfanté un monstre qui s’est débarrassé du poids de sa conscience en effaçant cet acte amoral de sa mémoire.
Vincent a tout entendu, il est pétrifié. Je ne reconnais plus son visage, il est devenu terreux, j’en devine le mélange d’affliction, de peur et de dégoût.
— Vincent… Eh oh ! Vincent ?
Il ne réagit pas.
Le vent redouble au dehors. La porte du garage claque. Michel et Marie reviennent, décoiffés, hilares, contents d’avoir sauvé ce qui pouvait l’être. Des biens pourtant, ce ne sont que des biens, il ne s’agit pas de vie humaine. Ils rient aux éclats, soulagés d’avoir sauvé les meubles et d’être revenus à l’abri enfin.
— C’est l’apocalypse dehors ! Il fait meilleur ici ! dit Michel en s’affalant sur un des canapés.
Les yeux exorbités, Vincent regarde Marie comme si elle lui faisait horreur, il passe devant elle en faisant un écart quand elle tente d’attraper son bras, il ne ralentit pas, il sort, il prend la Clio de Marie, il se fiche de la tempête, il se fiche de savoir ce qu’en pense Marie, il s’enfuit. On n’entend plus que le souffle de la tempête maintenant et ma fille reste inerte, blême. Et lentement, elle se tourne vers moi, l’œil mauvais, son visage est dur, haineux. Et la colère lui rend un peu de ses couleurs mais ses yeux sont restés noirs de jais, ils me fustigent.
— Maman ! Que lui as-tu dit ? Dis-moi ! Je veux savoir ! hurle-t-elle.
— Oh, je ne sais plus trop, de tout, de rien, j’ai improvisé. Ne me regarde pas comme ça. Tu sais, il est assez torturé ton copain, je ne le voudrais pas comme médecin. Sincèrement, je préfère le savoir loin de nous. Sans regret !
Marie fulmine. Les voilà qui se renferment tous les deux, tout raides. La soirée promet d’être gaie.
— Allez, zen, ne t’inquiète pas ma chérie, je te raccompagnerai chez toi après le dîner, on a tout le temps, j’irai même avec toi récupérer la clé de ta Clio si tu veux. Qu’est-ce que je ne ferais pas pour toi ? Dites, tous les deux, on ne pourrait pas rouvrir ces volets finalement ? C’est sinistre ici. Vous êtes lugubres, deux vraies têtes d’enterrement.
NDA: “Le gendre” a été élue lauréate du Grand Prix Hiver 2018 sur le site Short édition, le 21.12.17.