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« Soyons amis », m’a-t-il vite déclaré alors qu’un flou commençait à s’immiscer entre nous. Et c’est ainsi qu’il a posé le premier jalon de notre futur amour !
Bien que ce genre d’issue soit hautement improbable après ce départ dissuasif qui en annoncerait plutôt le retentissant échec, c’est ce que j’ai perçu en entendant Clément mettre en place ce pacte d’amitié avec la fierté d’un Amstrong plantant le drapeau américain sur le sol lunaire. Pour un peu, il l’aurait gravé dans le marbre, si content que ce soit signé et acté dans la foulée par les deux membres en présence. V’là une bonne chose de faite !
Malgré cette clarification sans équivoque, j’ai entendu l’exact contraire se frayer un chemin dans tout mon corps, conscient de ce que cela signifiait pour ma petite ligne de vie, et ai veillé à ne rien laisser filtrer parce qu’à ce stade de notre rencontre, Clément n’était évidemment pas du tout prêt à l’entendre. Moi non plus à vrai dire, cependant la vision troublante d’une passion pointant le bout de nez dans mon quartier résidentiel m’a tenue à l’écart de toute velléité de raisonnement cartésien.
J’ai dit : « Oui, bien d’accord avec toi », point barre, et l’ai sagement bouclé sur mes intuitions à point de mire olé olé.
J’ai eu parfaitement conscience hélas qu’il faudrait beaucoup de temps à Clément, plusieurs années peut-être bien, pour me rejoindre dans mes visions d’avenir. Tant mieux !
Pardon, au premier abord, je devine que ce cri du cœur doit paraître étrange, surtout que la patience ne fait définitivement pas partie de mes qualités, qui plus est en amour, mais j’aurai l’occasion de m’expliquer plus tard sur ce point. À votre tour d’être patients. Pourquoi n’y aurait-il que moi, hein ?
Ce qu’il faut retenir en premier, c’est que quand Clément m’a fait sa demande, enfin je veux dire quand il a mis les points sur les i de notre amitié, j’ai su en mon fort intérieur que le final au long terme serait tout autre. Alors j’ai frémi, avec un « i » là aussi, tellement c’était bon de voir ce qui se mettait en place entre nous. Emplie de plénitude et de liesse, ivre de vie, j’ai carrément plané. Excellent vol.
À ce stade de mon récit, je dois vous confier un truc sur moi : j’ai l’intuition des relations humaines avant qu’elles ne se dessinent. Dès la première rencontre, bien au-delà de l’éclat du neuf d’une relation, je cerne en l’autre ce qui nous rapproche avant même qu’il ne se dévoile. J’aime l’efficience. Je vous ai déjà dit que je manquais de patience… De la même manière, j’ai un sixième sens pour flairer ce que les gens taisent. Recta. Leur mal-être et la douleur encore plus vite que le reste. Je sens quand ils mentent, ainsi que quand ils se mentent à eux-mêmes. Bien sûr, je ne sais pas nettement pourquoi ils mentent ou se taisent mais, si je me pose et observe attentivement, je finis par capter les premières bribes d’explications qui me mettent sur la voie. Mon intuition ne m’a jamais trompée.
Pour en revenir au contrat solennel qui accapare ici toute mon attention, je me souviens que j’ai su qu’en le proclamant mon ami non seulement ne m’opposait aucune barrière devant ce qu’il était au plus profond de lui mais encore qu’il était capable de pouvoir recevoir la réciproque de ma part sans perdre pied. Très fort, parce que moi, je me sentais plutôt cafouilleuse à cette idée. Son sésame m’a réjouie, décontenancée, non, éblouie serait plus juste pour décrire l’état dans lequel il m’a mise. Il était le premier qui me permettait de lire aussi profondément en lui. Et j’y ai vu de si belles choses qu’il était désormais impossible de m’en éloigner.
Au-delà de ce pacte, j’ai compris que Clément s’ouvrait à moi ainsi car il n’était pas question pour lui de prendre à nouveau le risque de replonger corps et âme dans une énième histoire qui pourrait le faire souffrir. Il devait avoir déjà donné. Avec disproportion. Il faut reconnaître qu’il n’avait pas tort. Un ami ou une amie, passé la griserie de la découverte de cet autre qui semble, vous le jureriez, fait pour vous, ne vous abandonnera pas au pire moment de votre existence qu’il ou elle vient précisément de créer sur mesure. Spéciale dédicace, sans rancune, ciao ! Il ne vous fracassera pas en douze. Avec un peu de chance, il vous appellera avant que cela ne se produise et vous requinquera.
Amis donc… Banco !
J’ai d’autant plus facilement acquiescé que ce contrat entre nous me rassurait. J’ai beau voir les choses à venir, je ne me faisais pas à l’idée de ce qui nous attendait. Un lien puissant dépassant largement ce que j’avais toujours cru possible de vivre. Avant lui. Le pressentiment m’envahissait délicieusement. Quoique… Ça peut paraître adorable présenté sous cet angle mais il faut être un minimum blindé pour recevoir ce genre de « message » au caractère top secret. Je n’avais pas envie que Clément me considère comme l’allumée de service. Je ne pouvais que le laisser me rejoindre par le train suivant.
Même moi je trouvais qu’il était trop tôt pour être apte à apprécier cette promesse de nirvana cosmique sans en être passablement déstabilisée ni craindre de partir illico en vrille.
Amis ? Ouais, parfait ! Tope là, mon pote !
En guise de garde-fou, j’avais conscience que s’aimer trop tôt, en ne connaissant de l’autre que ce que nos discussions jubilatoires nous avaient permis de cartographier l’un de l’autre, ne nous aurait apporté qu’une histoire de sexe, fulgurante, intense, torride, etc., j’en conviens, et certainement magnifique aussi, oui, oui, s’il vous plaît, ne vous laissez pas emporter par vos prédispositions au romantisme, car cette histoire se serait inévitablement avérée aussi fugace qu’un feu de paille si nous l’avions consommée sur le champ. Type obsolescence programmée. Vous pouvez remballer votre scène hot. Pas prêts, je vous dis ! Pas pour ce qui nous attendait.
Là, nous ne jouerions plus dans la cour des petits. Étant donné notre quête commune d’absolu, il était clair qu’il nous fallait d’abord asseoir des fondations robustes. « Nous », car je n’avais pas envie qu’il me laisse faire le chemin toute seule, l’autre là. Clément n’était pas lâche, j’avais bon espoir d’avoir son soutien sur ce coup.
Sauf qu’avec mon temps d’avance, c’est moi qui ai dû me coltiner la mission, si vous l’acceptez, de conduire mon ami jusqu’au moment inéluctable où il commencerait à regretter salement d’avoir imposé cette saloperie de carcan de bienséance entre nous. D’ici là, j’allais devoir trouver à m’occuper pour patienter.
Eh bien, contrairement à ce qu’on aurait pu penser, il n’a pas été difficile d’attendre. Tout s’est agencé gentiment au fil des mois, le plus naturellement possible. Il nous a suffi d’être nous-mêmes. Fingers in the nose ! C’était aussi sympa à suivre qu’une bonne série sur Netflix. À ceci près que quand la série de Netflix est finie, il ne reste plus qu’à en rechercher une autre à la hauteur de celle que vous venez de kiffer, tandis qu’ici, je savais que la fin des préliminaires cèderait la place à un climax qui allait pouvoir durer jusqu’à ce que mort s’ensuive. Oubliez, oubliez le coup de la Faucheuse, je peux faire mieux comme description de l’amour avec un grand A, c’est clair. On n’y est pas de toute façon. Revenons au temps de la phase d’approche. Roger ? La terre, vous me recevez ?
Ça me portait de savoir ce qu’il devait advenir de notre relation. J’ai pu goûter chaque instant, je n’en ai pas perdu pas une miette. Regarder comment mon ami était en train de succomber à l’histoire qui était en train de s’écrire, en toute évidence, revêtait un charme fou. De quoi repaître l’appétit vorace de mon âme contemplative.
Paradoxalement, en parallèle de notre pérégrination céleste, j’ai été fortement tentée de mettre le film sur pause. Ou de m’enfuir en courant. Par peur d’arriver devant le fameux point de non-retour. Par peur que ce ne soit pas aussi beau que d’attendre et d’imaginer. Tout en redoutant que quelque chose ne vienne soudain briser l’élan. Parce que mon ami pouvait décider de se contenter par exemple d’un à peu près pour tuer le temps à deux, autrement dit se consacrer à une fille prête à l’emploi, faute de savoir lire l’avenir comme moi. Pire, j’avais une angoisse sourde que la mort ne m’arrache Clément avant qu’il ne m’ait rejointe. Autant ne rien vivre du tout que de me voir arracher ce à quoi je tenais le plus au monde avant même de l’avoir obtenu ! Si, si, ça se tient comme raisonnement.
Par chance, je n’ai pas eu tellement l’occasion d’y réfléchir car l’amitié nous a très vite permis de nous rapprocher de façon plus solide et audacieuse que si nous avions eu peur de l’échec amoureux. En effet, nous n’avions pas à nous en faire vu que la nature de notre relation avait été tranchée. Tu parles, Charles ! Autre détail d’importance, avec notre amitié en paravent, nous n’avions plus jugé utile d’avoir de clé pour nous enfermer dans nos retranchements. Je nous revois, non sans quelque honte, nous comporter comme des gamins, caquetant, volubiles, légers, joliment insouciants au point de devenir néanmoins d’affreux joueurs invétérés, de sales mômes qui ne respectaient rien hormis le bonheur de l’autre, à la limite. Dans l’émulation, nous avons décliné mille et une façons de sauter à pieds joints dans la gadoue en nous donnant la main. Combien j’ai adoré qu’il me donne cela de lui. À cette époque-là, certains ont cru que nous nous aimions déjà. J’en rougissais, le sourire aux lèvres, me demandant si, au fond, ils n’étaient pas plus lucides que moi qui commençais à me perdre dans le trouble de mes sentiments.
Jour après jour, j’ai savouré le dévoilement continu de nos affinités, sans cesse confirmées. Subjuguée parfois. Amusée surtout de voir que Clément s’approchait de moi et séduite de le voir déteindre sur mes centres d’intérêts, sur mes mots, jusqu’à venir rejoindre mes pensées, de plus en plus souvent. De mon côté, il fallait que je lui dise ci, que je lui écrive ça ou que je le revoie. Il y avait toujours quelque chose qui me ramenait à lui. Fatalité oblige, les délais se raccourcissaient d’une fois sur l’autre. On ne lutte pas contre ce qui est écrit. En fait, c’est quand j’ai commencé à rêver de lui que je me suis fait royalement tartir.
OK, il était indispensable qu’au préalable nous nous jaugions, pour vérifier que nous ne nous fourvoyions pas sur toute la ligne, enfin je devrais dire que JE ne me fourvoyais pas sur toute la ligne, parce que Clément, en bon correspondant venu de la planète lune (rappelez-vous, son côté Neil Amstrong…), vivait l’instant présent sans se soucier le moins du monde des forces en présence dans l’univers. Soit, mais à force de faire mumuse, j’avais acquis la furieuse certitude que le temps était venu de repenser notre contrat.
Nous avions un max de points communs au compteur, combien en fallait-il de plus pour que mon Clément estime que c’était le moment de planter son regard dans le mien afin que le dénouement s’enclenche ? Nos affinités hurlaient à plein poumons notre destin, seul un aveugle, sourd, muet et de mauvaise foi, ne les aurait pas vues. Or mon petit ami continuait de jouer dans le bac à sable avec sa pelle et son tamis. Qu’est-ce qu’il fichait, bon sang ? Oui, je sais les filles murissent plus vite que les garçons. C’est ça, marrez-vous. Eh ben, il avait intérêt de bouffer de la soupe alors, par marmites entières, et de me faire une grosse poussée de croissance ! M’étais-je trompée sur notre avenir ? Je savais que non. Mon intuition ne m’avait jamais trompée jusqu’ici… Et aussitôt de passer en revue, pour m’y raccrocher et m’éviter une apnée létale, tous les petits signes de son affection. Trop tard, je sombrais déjà.
Alors la panique a pris le dessus… Pfuit ! Partis en fumée les petits signes qui ne faisaient pas le poids. Que dalle ! Nib ! Le vide. Un gouffre. Ils ne prouvaient rien. Des doutes insupportables gros comme des mambas noirs m’ont retourné l’estomac aussi sûrement que si j’y avais plongé des tenailles pour jouer les Mangele. Je ne savais plus où j’en étais. Attendre, l’attendre, le laisser venir à moi, regarder l’homme de ma vie mettre des plombes à sortir de la chrysalide, me taire… maintenant qu’il était parvenu si près, ce n’était plus tenable. Il fallait que je sache quitte à… Quitte à morfler grave.
Je n’ai pas eu d’autre choix que de pousser mon intuition hallucinogène à anticiper ses promesses. Je suis allée au domicile de Clément, dans un état nerveux que je n’étais encore jamais parvenue à atteindre avant ce jour (ou alors si, une fois, quand j’ai cru que j’étais en train de mourir, sur la table d’opération), et me suis jetée sur sa bouche avant qu’il n’ait eu le temps de comprendre le qui du quoi.
Ce que ça a donné ? À votre avis ?
Fin bis pour les râleurs qui n’aiment pas qu’on coupe à deux mètres de l’arrivée : oseriez-vous avoir l’outrecuidance d’envisager que je pourrais me planter sur une âme sœur ? Ne me confondez pas avec lui !
Un ami commun va prétendre qu’il vaut mieux filtrer trop tôt avec un petit tamis que flirter avec un trop petit ami. Sinon, pour ne pas rester sur la fin desiderata et des points sur les i, j’ai adoré l’impact de la voyellance allitérative “Emplie de plénitude et de liesse, ivre de vie” Miam
Oh, merci beaucoup d’être venu dans ce coin Christian et d’avoir commenté. En prose, j’aime écouter la musique des mots et cela me guide dans mes choix d’écriture. J’évite certaines sonorités par exemple pour certaines émotions.
Un petit tamis sur un tas de sable, c’est Sisyphe votre ami commun ?
😉
Comment tu as trouvé si vite?
Ça commence sur un tas de sable et ça se termine par un roulage de pelle !
J’allais dire: “Oh Alain!”, choquée par l’impertinence, mais c’est tellement bien trouvé que je dirai seulement: “Oh Alain!” avec révérence.
Comme si tu pouvais être choquée…
😁