Deux minutes et j’y vais, avant ça un petit tour rapide par le bureau pour récupérer mon sac et zou, je revérifie d’abord qu’il y a tout, mes cours, ma réserve de feuilles vierges, ma trousse, le blanc correcteur, 7h10, tout est bon, j’espère que je n’ai rien oublié car rien que l’idée me rend électrique, j’ai une sainte horreur d’être prise au dépourvue mais il ne faut pas « psychoter » comme dirait ma copine Marie, parce que ça ne changerait rien. Si, oui, non, j’ai oublié de vérifier si j’ai emporté mes livres, je ne les vois pas, micro seconde d’angoisse perlée, mais ouf, ils ont seulement glissé dans le fond du sac, bon, zen, tout y est alors let’s go ! Ah, juste un dernier truc là, c’est quoi ce papier posé sur mon bazar ? Il n’était pas là hier soir. C’est ma mère à priori qui a écrit, je suis sûre, mais qu’est-ce que… ? Il est écrit “MERDE!” en grosses lettres rageuses au marqueur rouge, bien étalé sur toute la largeur de la feuille des fois que j’aie espoir d’une réconciliation. Sa haine m’explose au visage, du 220 volts le matin à froid, en intraveineuse, je suis paralysée, sonnée, le cœur rythmé dans les 220 lui aussi, il n’y aura donc pas de jour de trêve dans notre haine mère-fille ?
Pourquoi ? Mais qu’est-ce que je lui ai encore fait ? Ce n’est pas le jour pour régler nos comptes, vraiment pas. N’y aura-t-il jamais de temps de paix cette année ? Est-ce que je lui parle comme ça moi ? Des fois oui, comme quand je l’ai traitée de pute, j’étais hors de moi et je m’en suis voulu aussitôt, beaucoup, trop tard, et je ne l’aurais jamais écrit à froid, pas sciemment réfléchi puis déposé en douce pendant que l’autre ne se doute de rien. Agression indélébile, le mot me viole, me liquéfie, me terrifie. C’est lâche, c’est bas, c’est dégueulasse ! Je ne sais même pas ce qu’elle me reproche encore, je cherche, mais je me perds, notre passif est chargé comme la série complète du Littré : depuis le début de l’année scolaire, pas un jour sans qu’on s’agrippe, qu’on s’écorche, qu’on s’envoie des phrases acides au visage mais là, le geste est abject, du pur vitriol, bien fourbe. Epidermiquement parlant, elle a bien réussi son coup si elle voulait me faire souffrir ; elle vient de me faire plus mal qu’en un an d’engueulades larvées, ou pas, parce que des fois, ça dérape salement entre nous, les liens du sang nous sauvent et rattrapent nos crises mais là, aujourd’hui, c’est trop, ça va trop loin.
Pas le temps d’aller la réveiller pour lui mettre sa déjection littéraire sous le nez, je dois y aller. Je démarre écœurée, mon esprit en feu, les larmes me brûlent de l’intérieur, son mot me dévore le crâne.
Pas la peine de me rappeler que je suis chiante, dix fois trop agressive, que je lui tape tout le temps sur les nerfs avec mes sautes d’humeur fielleuses, ça elle me le fait comprendre sans équivoque jour après jour et par échange de politesse je le lui rends la pareille, œil pour œil, dent pour dent, enfermée dans un cercle vicieux qui me sert de défouloir parce qu’elle prend un malin plaisir à m’attribuer des surnoms éloquents pour illustrer ma crise d’ado. Elle espérait peut-être passer à côté avec moi, gentille fifille sur qui on peut compter, qui travaille bien à l’école, qui obéit toujours sagement, qui se montre responsable et droite, sauf que ça c’est fini, j’ai 18 ans, j’en ai marre, tout me fait chier et des fois je suis même tentée de gifler aussi mes copines de fac quand elles me prennent pour une conne, parce qu’elles aussi elles sont comme moi, à bout, à bout d’adolescence, à bout des études à n’en plus finir, à bout de notre personnalité d’ex-fille qui se revendique désormais femme, à bout d’histoires d’amour qui partent en vrille, à bout de tout ce qui s’oppose au monde idéal dont nous parlent les romans qu’on nous fait étudier en amphi parmi 600 corps d’étudiants déshumanisés côte à côte, à bout de nous-mêmes que nous ne supportons plus, qui ne savons plus qui nous sommes ni ce que nous voulons être, explosives, instables et irascibles à l’extrême.
Dans les embouteillages matinaux de la rocade ouest, tandis que j’en veux à ma mère comme jamais je n’en ai voulu à personne jusqu’à ce jour, les larmes se fraient un passage enfin. Pourquoi ? Pourquoi me traites-tu comme ça ? Et si on arrêtait de s’entretuer ?
J’ai conscience que je lui pourris la vie, que ce n’est pas fini d’ailleurs parce que je ne contrôle rien de cette rage métabolique qui fausse mes rapports avec elle depuis des mois, et par conséquent qu’il va falloir vivre avec encore un moment. Tout au plus, j’arrive à la contenir quelque temps, je me méprise au passage, et puis le chien enragé ressurgit et je sors mes crocs avides sur ceux qui me sont le plus proche, parce qu’eux seuls me pardonneront ensuite. Seule ma mère peut m’endurer au quotidien alors elle se prend tout et je ne sais pas comment elle fait mais elle tient bon, solide, prête à passer l’éponge et à me tendre la main pour nous réconcilier. Je ne le mérite pas, je suis infecte. Ma colère, mes éclats, mes crises, mes larmes, ma sale gueule, moi-même je ne les supporte pas. Il me faut un mur pour fracasser cet être que je ne veux plus être, ma mère est ce mur et puis j’oublie qu’elle est mon mur et je suis de nouveau l’enfant horrible qui bouffe les entrailles de sa mère nourricière prométhéenne. Je recommence, encore et encore, toujours plus mauvaise.
Sauf que ce matin, les rôles se sont inversés, c’est ma mère qui vient de déclarer la reprise des hostilités, en traître. Dès que je serai de retour, il faudra que je sache, j’irai au front, j’irai au clash, je veux qu’elle s’explique, qu’elle ravale son vitriol, je veux la maudire en hurlant comme elle vient si gentiment de le faire sur le papier, ce sera à la hauteur de la blessure qu’elle vient de m’infliger en m’attaquant si lâchement. Elle sait très bien que je suis une écorchée vive, elle sait pertinemment le mal qu’elle vient de me faire en déposant sa haine sur mon bureau. Je ne plierai pas.
Huit heures moins cinq, le hall est rempli d’étudiants de ma classe et pourtant je me sens seule dans une foule de jeunes de mon âge dont je ne connais la plupart que de vue ou dont je ne me suis pas donnée la peine de retenir le prénom. Par mimétisme, j’ai l’impression qu’ils suintent le mal être eux aussi. L’ambiance est lourdement électrique. On va bientôt entrer dans l’amphithéâtre, question de minutes. J’ai hâte de me laisser enfin absorber par la réflexion pour oublier mon présent agressif. J’essaye de faire le vide en moi, je me concentre sur ma respiration, pas facile, l’écho du mot de ma mère tambourine encore dans mes tempes et se heurte à mon hypersensiblité alors je ferme les yeux. Marie est devant moi quand je les rouvre, elle me sourit, amusée de s’être approchée par surprise.
— Ça va ? demande-t-elle.
Je lui fais signe que oui afin de lui épargner la vision du noir conflit qui me ronge et la tenir à l’écart de cette monstrueuse métamorphose intérieure au cours de laquelle je suis déjà en train de tuer ma mère.
— Ah ça y est, on rentre, bon ben j’te dis merde ! me dit Marie qui vient d’illuminer ce jour d’examens de fin de première année de faculté au long de laquelle ma mère m’a accompagnée, otage bienveillante et complice suppliciée de ma sortie de chrysalide.
Alors ça, c’est ce qui s’appelle botter en touche ! J’ai beaucoup aimé tout ce chemin que tu nous a concocté pour en arriver là ! Et au passage, quelle relecture de nos années douloureuses …
Je fus pourtant une jeune fille adorable et si injustement surnommée par ma mère, entre autres sobriquets, sous cette insolite appellation de “la réfounfougnette”, dit parfois aussi “Foufougnette”. En espagnol, “refunfuñar” signifie ronchonner, râler, grommeler. Jamais compris le lien… Mais j’en fus heureusement libérée quand sur Canal +, les Nuls ont commencé à parler d’explosion de foufoune. Je leur dois ma libération, si j’ose dire.