Le point de vue de Galatée

(Temps de lecture: 8 mn)

—  Non, lui répondit-elle au téléphone avec la même douceur que lorsqu’elle était dans ses bras avant.

Elle avait voulu atténuer la brutalité de sa réponse, au nom du passé, mais sa voix avait repris ses vieilles habitudes et elle s’était faite beaucoup plus tendre qu’elle ne l’avait voulu, presque lascive. Maladroite.

Dans le silence qui suivit, la déception de son interlocuteur se révéla d’une évidence palpable. Elle en fut triste pour lui. Un peu, un peu seulement. N’avait-il pas tout fait pour que ça finisse entre eux, jusqu’à se montrer décevant ? Avec lâcheté, il avait fait en sorte que ce soit elle qui le quitte. Elle l’avait donc fait. Sans reproche, sans heurts. Elle ne sait trop comment d’ailleurs elle avait pu parvenir à le préserver de ses larmes. Depuis, la puissance insupportable que le désir et les sentiments attisaient dans son corps, ne serait-ce qu’au simple son de sa voix justement, s’était peu à peu dissoute. Toutefois elle fut décontenancée de réaliser que ce « non », qui aurait dû lui arracher les tripes, s’avérait léger et même d’en ressentir du bien. Du bien ?

Il était intimidant en effet de s’apercevoir qu’elle venait pour la première fois de se refuser à lui. Et solidement. Combien d’abdications par le passé ? Au-delà de la rupture que ce non venait confirmer après quelques mois de séparation, elle était troublée de constater que le mot ne lui faisait aucunement mal. Au contraire, dire non avait été aussi simple que raisonnable. Raisonnable… L’amour n’entend pas ce concept. Alors elle se dit que peut-être que cette fois-ci, enfin, c’était bel et bien fini.

S’éloigner de celui qu’elle avait considéré comme étant l’homme de sa vie lui inspirait maintenant un curieux apaisement, quelque chose de bon, quelque chose qui lui avait manqué sans qu’elle le sache et qu’elle redécouvrait aujourd’hui, quelque chose qui aurait dû être fait depuis très longtemps.

Un peu dépassée par cette sensation, elle soupira. Elle n’osait y croire mais peut-être bien que cette fois elle était libérée de l’emprise qui l’avait torturée des mois durant, plutôt des années durant, car avec le recul elle ne pouvait plus se mentir, elle savait qu’elle avait commencé à souffrir dès le début de leur relation.

Pendant huit ans, elle avait tellement aimé cet homme qu’elle n’avait pas su s’échapper de la torture quand celle-ci s’était insidieusement immiscée entre son amour et lui. Les premières écorchures l’avaient blessée avec traîtrise pour commencer, puis les coups de hache avaient suivi, frontaux, prévisibles. Il en était parfois désolé, pourtant il l’avait laissée les subir et lui avait laissé aussi entrevoir la douleur que ce serait de ne plus pouvoir l’approcher si elle ne s’y soumettait pas. Comment désengager son âme quand on l’a donnée tout entière ? Elle n’avait su se défendre qu’en l’aimant plus fort encore.

Ainsi elle lui avait donné le champ libre pour la manipuler.

Il disait bien entendu qu’il la désirait, qu’elle était dans son corps, qu’il souffrait le martyre quand elle essayait de lui échapper. Il revenait toujours la chercher en effet parce qu’ils ne pouvaient pas exister l’un sans l’autre n’est-ce pas ? Il avait tellement envie d’elle. À la folie. Et puis, quand elle était de nouveau dans ses bras, toute à lui, il ne pouvait s’empêcher de lui dire, ému que, oh, elle était presque parfaite, si proche de la femme dont il rêvait.

Loin de s’enfuir à cette sentence, elle s’était demandé comment lui offrir cela. En l’aimant au-delà d’elle-même, d’une passion aveugle, elle pourrait peut-être le troubler et l’amener à l’aimer davantage… Elle essaya alors de ressembler à la femme qu’il attendait et savoura ensuite à ses côtés le fait qu’il n’y résistait pas. Et il adora la façonner. Éperdument. Sa convoitise s’avéra vite immense tandis qu’elle sut venir saisir en lui tous les rêves enfouis pour les lui offrir au gré de ses désirs.

Elle incarna bientôt tous ses fantasmes, les dénicha jusqu’aux inavouables qu’elle révéla. Elle aima profondément incarner toutes les femmes fatales qu’il faisait venir à lui. Sublimée. Oui, elle aima profondément se surprendre elle-même dans ses audaces car chacune de ces femmes le faisait chavirer lui. Sous le charme il jubila jour après jour, nuit après nuit, de voir s’accomplir son œuvre, tel Pygmalion qui après avoir sculpté la femme idéale obtint des dieux qu’ils lui donnent vie.

De son côté, elle y prit plaisir aussi puissamment qu’elle en souffrit. L’évidence restait sans appel : la distance entre la réalité satisfaite et l’idéal aux contours éternellement informes ne s’estomperait jamais. Attirante utopie, cela ne pourrait suffire à son esthète.

Et la spirale vers l’enfer fut terrible. Elle sombra lentement sans plus parvenir à retrouver qui elle était à l’origine. Elle porterait probablement pour toujours les séquelles du fait insensé de s’être perdue pour lui. Pour un vide qui avait fini par les séparer.

À présent son ami venait de la relancer au téléphone dans un moment de désœuvrement. Il aimait savourer le pouvoir qu’il avait sur elle. Dans ce geste, il vérifiait sûrement qu’il en avait encore. « Ami », le mot sonnait faux aujourd’hui, bien qu’elle eût espéré naïvement un temps qu’ils le restent. Elle s’y était employée tout d’abord. Elle en était ressortie en charpie et avait replongé dans ses bras, chaque fois.

En ce jour, justement, il lui semblait que c’était la toute première fois qu’il trahissait le manque qu’elle avait créé en le quittant et qu’il le lui disait à sa manière, implicitement, toujours à l’abri des mots non prononcés, pour échapper à la responsabilité de ses sentiments confus. Il lui proposait d’aller au restaurant pour prendre des nouvelles, demande basique en soi, sauf qu’elle y entendait l’écho de la proposition qu’elle lui avait faite quelques semaines avant, ce jour où elle n’arrivait plus ni à respirer ni à pleurer à l’écart de sa voix et de son corps.

Elle comprit immédiatement qu’il voulait reprendre possession de ce quotidien qu’ils ne partageaient plus. Et qu’il avait envie d’elle. Elle savait qu’il allait s’arranger pour que ce soit elle qui se trahisse afin de mieux assouvir ce qu’il fantasmait sans accepter d’en assumer les suites, cette douleur intérieure qui s’ensuivrait et le manque à nouveau qui dévasterait son cerveau et ses chairs. Elle avait tant de fois désiré pouvoir faire à nouveau l’amour avec lui qu’elle ne pouvait faire comme si elle ne savait pas ce qu’il voulait, sauf qu’à présent, elle n’en cernait plus l’intérêt. Elle n’avait été sa Galatée que parce qu’elle avait eu l’espoir de l’amener à elle. Depuis leur séparation, elle s’était résignée à son échec et ne voulait plus jouer ce rôle de composition.

Elle se sentait mieux loin de lui. Se l’avouer n’était pas facile en soi. Pourtant elle avait commencé à se retrouver, par bribes, et avait entrevu alors que non seulement elle était capable de ne plus l’aimer mais qu’au fond l’homme qu’elle avait tant admiré lui paraissait dérisoire avec le recul. Terne. Pas même assez intéressant pour avoir envie un jour de le revoir ne serait-ce qu’en ami. Cuisante duperie que ce vœu caduc. Cette prise de conscience la déstabilisa, elle qui avait cru ses sentiments éternels. Il était blessant également de devoir reconnaître que physiquement désormais cet homme ne lui plaisait plus. Ni beau ni laid. Insipide.

L’homme de sa vie n’était que du vent.

Le téléphone à la main, c’est tout à fait sans calcul qu’elle changea de sujet en s’informant de ce que devenaient ses proches, ses parents, ses frères. Et ses copains ? Elle était contente d’entendre qu’ils continuaient leur vie, fidèles à eux-mêmes. Et lui dans tout ça, comment allait-il au fait ? Les questions s’enchaînaient par automatismes polis. Propos lointains et convenus.

Elle ne lui demanda pas s’il avait quelqu’un, non parce que ça pouvait la blesser mais parce qu’elle connaissait assez la hantise qu’il avait d’être seul pour savoir que cela ne voudrait pas dire grand-chose s’il y avait une autre femme à ses côtés.

Elle ne lui dit pas non plus qu’elle lui souhaitait de tomber amoureux. Il n’aurait pas compris. Elle se contenta de le lui souhaiter intérieurement. Il le fallait. Une manière d’être quittes. Car sa vie de couple à lui était son gage de liberté à elle. Mais elle se voyait assez mal le lui dire sous cette forme brutale et pourtant tellement plus honnête.

Puis elle se trouva très cruelle d’oser se permettre de penser à lui de cette façon. Ce détachement lui fit honte. Souhaiter à son ancien amant d’être heureux était cependant altruiste. Il l’aurait compris avant, il en aurait été ému. Elle n’avait pas envie de se mettre à tout lui expliquer et elle voyait bien qu’il restait un vieux fond de culpabilité pas très clair dans ses scrupules. Pas bon. Elle garda donc tout le bien qu’elle lui souhaitait pour elle.

Pendant que ces pensées la traversaient, lui, il s’impatientait au téléphone. Il voulait la voir. Il insista et se montra plus directif.

—  Non. Ce n’est pas sérieux…

Ce qu’elle venait de dire était mot pour mot ce qu’il lui avait répondu la dernière fois qu’elle l’avait appelé. Il comprit aussitôt qu’elle le renvoyait à lui-même. Qu’elle ne le ménagerait plus. Qu’il ne faisait plus partie de sa chair. Il n’accédait plus à cette faille.

Il se montra plus doux alors.

—  Non, ce n’est pas sérieux, lui répéta-t-elle atone.
—  Mais j’ai toujours agi ainsi avec toi.

Dans cet aveu sordide, qu’elle devait au désarroi de ne plus avoir d’emprise sur elle, elle comprit, sonnée, qu’il ne pouvait plus la faire souffrir. Elle savait aussi qu’il regrettait d’avoir pensé tout haut.

Il venait de donner lui-même la conclusion à toutes ces années masochistes. Enfin.

Alors elle prit tranquillement congé de lui. Sans déception. Tout au contraire, avec une joie intérieure emplie de reconnaissance pour ces mots échappés qui venaient de la libérer de sa passion. Après avoir été si longtemps laminée par son échec amoureux, elle flottait. Voilà même qu’elle se sentait fière de la façon dont elle avait tant aimé. C’est lui qui n’avait jamais été à la hauteur de ses sentiments et non l’inverse. Sur le coup, elle éprouva paradoxalement une grande affection envers lui resté enfermé dans un schéma amoureux malsain et destructeur qui ne le rendrait pas heureux.

Puis elle se détourna de cette bouffée de tendresse et se moqua d’elle-même, de ses doutes, de sa naïveté, de ses souffrances, de son amour stupide et aveugle pour un homme sur lequel aujourd’hui elle ne se retournerait pas. Ce revirement l’emportait d’allégresse. Elle rayonnait.

En somme, pour plaire à cet homme éternellement insatisfait de ce qu’il avait attiré à lui, elle avait dû être toutes les femmes fatales qu’il fantasmait de posséder… Parfait ! Maintenant qu’elle n’avait plus besoin de brouillon pour se révéler, elle jubilait d’avance devant ce qui l’attendait dans sa vie future. Le meilleur. Elle allait pouvoir savourer les bienfaits de sa « formation » auprès d’un autre homme et ils allaient donner vie ensemble à leurs rêves encore inavoués, doux ou sauvages. Elle savait, par-dessus tout, avec la certitude intime des initiés, que leur histoire allait être délicieusement mythique.

Là ils étaient quittes ! Elle l’aurait presque rappelé pour le remercier de ses services. Non, tout de même, ce n’aurait pas été sérieux.

 


NDA: Cette nouvelle est parue dans la revue collective Le cri du menhir n°16 (juin 2018), éditions Chemin Faisant, consacrée aux “Mythes au logis”.

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