La nouvelle avait fait l’effet d’une bombe à la sortie de l’école. Elle s’était propagée en un rien de temps d’un parent à l’autre. Un homme portant un chapeau avait rôdé devant l’école élémentaire dans une camionnette blanche. Il avait effrayé deux fillettes qui avaient dû courir pour rejoindre la cour et se réfugier derrière ses grilles où les autres enfants jouaient sous le regard du personnel de mairie. Ce matin-là, tous les enfants de l’école avaient été avertis par leur maîtresse ou maître et invités à parler. Évidemment, ils savaient tous quelque chose sur cet homme blond, non brun, ou qui avait les cheveux blancs, enfin gris sale, et des vêtements pourris, il était vieux, pas comme un papy, moins vieux, bizarre, ouais bizarre, et assez grand, quoique, ça dépend, normal en fait, il avait peut-être un chapeau mais pas toujours, parce que certains l’avaient vu avec une casquette et plutôt dans une voiture grise, puis tous en chœur assurèrent comme s’ils s’étaient passés le mot que jamais ils n’auraient accepté ses bonbons. Théo, lui, annonça haut et fort que s’il le croisait, il lui casserait la gueule du haut de son 1,45 m. Tous les garçons renchérirent. Des coups de pied, des coups de poing, ouais, le mec il aurait mangé grave. Bon, bon, d’accord, ils ne savaient rien mais au moins, ils étaient sur leur garde.
De l’autre côté de la grille, à l’heure de la sortie de l’école, l’ambiance fut tout autre. Effarés, angoissés, nerveux, parfois incrédules tant l’annonce choquait, les pères et les mères se passaient le mot dans une indignation unanime. Le soir, chacun d’eux fit son devoir de transmettre les recommandations d’urgence à son petit. L’alerte était lancée. On serait vigilant. Les enfants avaient tous juré qu’ils ne parleraient pas aux inconnus. Juré, craché !
Deux jours après, la gendarmerie avait arrêté le gars. On n’en savait pas plus. Mais quelques semaines plus tard, trois ou quatre, les ragots avaient fait le tour de la petite commune, savamment distillés par toutes les angoisses refoulées de chaque concitoyen et on avait même identifié le type bien qu’absolument personne ne fût capable de donner son nom. Tous ne parlaient que de ça devant les grilles de la cour d’école.
— Vous savez, le vieux, le septuagénaire qui vit tout seul au fond du chemin au bord de l’eau dans une cabane, celui qu’on voit se promener dans le village avec son chapeau de cuir tout racorni, ben, c’était lui le gars qui avait fait peur aux filles.
— Vous parlez de celui qui a un grand poisson de bois clouté sur sa boîte à lettres ? demanda Caroline qui avait parlé de temps à autre à cet homme. Il était venu se présenter chez elle un matin et l’avait invitée avant de repartir à passer prendre un café ou un thé un de ces jours. Elle n’avait pas donné suite mais ils s’étaient recroisés, souvent, et avaient pris l’habitude d’échanger quelques phrases à chaque occasion… Un peu comme tout le monde, non ?
— Oui, c’était lui ! Vous vous rendez compte ?
C’était peut-être un peu gros, non ? C’était ce gars-là parce qu’il vivait seul et qu’il avait un chapeau ? On lui reprochait le délit de sale gueule en somme. Caroline trouva la condamnation dégueulasse.
— Vraiment ? insistait Caroline. Mais je l’ai emmené plein de fois dans ma voiture jusqu’en ville…
Elle se souvint que dans la voiture, assis à l’avant comme n’importe quel gars qu’elle avait dépanné, il lui avait dit ne pas avoir de voiture mais qu’il devait régulièrement se rendre en ville pour faire des prises de sang. Elle l’avait simplement déposé dans le centre en partant à son travail, comme elle le faisait pour d’autres voisins. Elle n’avait pas relevé la contradiction pour sa vieille camionnette blanche… Pas mal usée… Certainement en panne depuis un moment. C’est qu’il ne roulait pas sur l’or le petit vieux et les réparations, ça coûte cher. Par ailleurs, il aimait se balader à pied, comme chacun avait pu le constater. De plus, le vieux, en plus d’être dur d’oreille, il se montrait parfois confus dans ses propos. Il radotait. Comme un vieux quoi. Ainsi un matin, il lui avait parlé de son père de 82 ans et, deux minutes après, il avait annoncé en avoir lui-même 70. Il avait aussi parlé de sa femme, que personne n’avait jamais vue, mais il s’était dit veuf dans la même discussion. Caroline avait souri ce jour-là, compatissante.
— On est sûr que c’est ce vieux bonhomme, celui qui habite à côté de l’école maternelle ? D’où savez-vous ça ? demanda sans ménagement Caroline, rendu audacieuse par sa sainte horreur des colportages médisants.
— C’est ma belle-sœur qui travaille à la prison de Fleury qui me l’a dit, lui confirma une grand-mère venue chercher son petit-fils pour lui faire faire ses devoirs en attendant le retour de la mère.
— Votre belle-sœur ? Mais comment elle le connaissait ? Elle n’habite pas ici… Et elle avait entendu parler de cette histoire de rôdeur chez nous ? Vous êtes sûre que c’est lui ? insistait Caroline sceptique.
— Ah oui, sûr que c’est lui, et même qu’il a été bouclé tout de suite. Il va y rester quelques mois, je peux vous le dire, assura la grand-mère. Je crois qu’il est fiché pour d’autres actes du même genre.
Je crois, je crois… Caroline regarda son interlocutrice en faisant une moue qui en disant long sur le peu de crédit qu’elle accordait à ce qu’elle venait d’entendre. L’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours. Avec ce genre de propos sans discernement, on vous déglingue un pauvre gars en deux temps trois mouvements. Elle ne supportait pas cette attitude qui relevait pour elle de la bêtise crasse. C’était n’importe quoi !
Elle ramena donc son fils à la maison en jugeant minable la façon dont on venait de salir la réputation de ce vieil homme qui ne faisait de mal à personne. Un marginal, c’était si facile de l’enfoncer. Sordide.
Sur le chemin du retour, elle jeta machinalement un coup d’œil à la boîte aux lettres du vieillard. Le poisson en bois avait disparu. Il n’y avait plus de boîte aux lettres. Depuis quand ? Elle n’avait pas croisé le vieil homme depuis des semaines. Et alors ? Sa baraque, ce n’était jamais qu’une petite bicoque pour venir pêcher aux beaux jours ; il ne venait que de façon sporadique, au gré de ses envies. Une liberté qu’on lui faisait payer cher. À force de pencher, la boîte aux lettres avait dû se casser la figure et il l’avait probablement enlevée au vu du peu de courrier reçu en dehors des publicités qui la polluaient.
Caroline se raidit sur son volant à contrecoup. Merde, ses enfants, les deux, étaient allés chez lui un après-midi ! Le flash la glaça. Cela remontait à un an environ, ils l’avaient croisé alors qu’ils faisaient un foot sur le terrain communal, derrière l’école et, habitant à deux pas de là, l’homme les avait invités à boire un chocolat. Bien que briefé à ce genre de propositions louches, l’aîné avait dit oui, ce qui avait passablement affligé Caroline quand elle l’avait appris.
— Théo, dit-elle au benjamin assis à l’arrière de la voiture, tu te souviens du gars au chapeau qui habite à côté de chez nous.
— Qui ?
— Celui qui est un peu dur d’oreille et qui traverse des fois pour venir nous dire bonjour le matin quand on attend le petit car de l’école ?
— Ah, lui… Ouais, pourquoi ?
— On dit que ce serait peut-être lui le pédophile dont tu m’as parlé. Tu le savais ?
Tandis qu’elle manœuvrait pour se garer dans la cour de la maison, elle essaya de cacher sa nervosité face à la réponse qui tardait à venir.
— Oui, c’était lui maman, le maître a dit que les flics l’ont choppé. Il est en prison.
— Théo, tu aurais pu me le dire que c’était lui ! Tu sais ça depuis quand ? s’enquit-elle abattue.
— Je ne sais plus. Tout le monde le sait à l’école…
Cette désinvolture, c’était du Théo tout craché. Consternant.
Arrivée chez elle, Caroline eut l’horrible impression de ne plus maîtriser la situation. Elle voulut que Théo lui répète, précisément, ce qu’il lui avait dit le jour où elle avait appris qu’il était allé avec son frère chez ce voisin.
— Mais rien. Je ne sais plus, moi.
— Il a fait quoi ? Il ne t’a rien fait n’est-ce pas ?
— Rien, il était normal. Il nous a proposé un chocolat… Nous, on a refusé, maman !
— O.K. mais vous étiez entrés dans sa maison, non ?
Elle devinait que Théo était gêné car il savait qu’il n’aurait jamais dû le suivre ni entrer chez ce gars qu’ils connaissaient à peine. Un peu merdeux, il hésitait certainement à répondre.
— Je voudrais juste savoir Théo, je ne t’engueule pas…
— Il nous a montré des tours de magie mais c’est nul, j’aurais aimé qu’il me dise comment il faisait.
Caroline frémit. Si le chocolat n’était pas du tout au goût de ses fils qui avaient horreur du lait, l’homme avait trouvé la faille chez son cadet, la magie. Et elle fit brusquement le lien avec la proposition qu’elle avait trouvée touchante d’aller prendre le thé chez lui, un rituel qu’elle appréciait tout particulièrement. Mais rien que de très banal ici, se contredit-elle aussitôt en son for intérieur, il ne pouvait pas savoir les résonances que la magie ou bien le thé pouvaient avoir sur eux. Ils ne se connaissaient pas. À moins qu’il ne soit doué. À moins qu’il ne soit doué… Son cœur se mit brusquement à cogner comme un fou.
Ça y est, elle se mettait à sombrer dans la paranoïa à charge. Comme les autres. Le mal s’engouffrait, il viciait tout. Ce pauvre bougre ne méritait pas ça ! Décidant de couper court à de telles pensées, Caroline refusa de songer plus longtemps à cette histoire horrible et s’empressa de vaquer à ses affaires domestiques. Théo avait confirmé de toute façon : il ne s’était rien passé, rien du tout. Parfait !
Et il s’écoula bien un an avant qu’elle ait l’occasion de discuter avec le maire lors d’une petite sauterie communale. Elle n’y était pas allée par quatre chemins pour lui demander si la rumeur sur le vieux au chapeau était fondée ou non. Le maire prit une mine affligée de trois mètres de long pour lui confirmer que tout était vrai et, comme elle se montrait pressante, il ne put lui cacher non plus que l’homme était revenu sur son lot de pêche depuis quelques semaines.
Voilà donc qu’il réapparaissait comme une pustule remplie de pus, prête à gangréner un corps sain ! Alors, avec rage, Caroline se dit que le vieux dégueulasse allait devoir dégager de son village avant qu’elle ne lui casse la gueule du haut de son 1,60 m. Elle ne se ferait pas avoir. Promis, juré !
Texte qui laisse un goût amer. Par le sujet traité et parce qu’il démontre que parfois la rumeur, cette saleté, est dans le vrai. Ce qui culpabilise ceux qui ne veulent pas y prêter attention voire ceux qui la combattent. Merci pour ce moment de réflexion, Valérie.
Oh merci Patrick! C’est tout à fait ce que je voulais faire passer en finissant sur les propos de cette mère qui prétend à une certaine maîtrise de la situation alors que le lecteur vient de constater par A + B qu’elle s’est fait embobiner, comme une enfant.
Quel autre refuge trouver quand on fait partie des gentils?
Hihi 😉 la belle sœur qui travaille à Fleury