L’impatient

À 16 ans, Gabriel se cherchait comme on dit, il n’échappait pas au mal être fatal des adolescents qui se sentent emprisonnés dans leur âge autant que dans les études qui n’en finissent plus, un flot d’années serpentines à emmagasiner le savoir sans qu’il n’en voie le bout. Ses parents le voyaient devenir médecin. L’image était rassurante mais, lui, sincèrement, il ne se voyait pas.

La classe de seconde le lamina. Il lui fut extrêmement difficile de trouver sa place dans ce lycée de ville snob pour lequel il avait demandé, car c’était bien lui en effet qui avait tenu à venir là, une option que seul cet établissement qui l’extirperait de sa campagne profonde pouvait lui proposer. Il avait ainsi obtenu sa dérogation non pas pour un ailleurs de culture raffinée mais pour un enfer de froideur, de condescendance tacite et de mise à l’écart quotidienne, comme s’il avait affiché sur lui qu’il n’était qu’un bouseux parvenu et que cette étiquette le précédait à chaque fois qu’il tentait de s’approcher de ces vrais lycéens de secteur au sang pur.

Qu’avait-il fait pour être jugé de manière si radicale ? Il ne voulait pas se souvenir de l’erreur fatale commise le jour de la rentrée. Naïf, mal dégrossi, il avait cru bon d’arborer en souriant son sweat shirt préféré à l’effigie de Gaston Lagaffe. Que dire de plus ? Tout était là. Cet entrain devenu une profonde honte l’avait irrémédiablement fiché pour le restant de sa scolarité comme le naze qui n’a rien compris aux rites vestimentaires. Porter un jean qui n’a pas d’accrocs savamment travaillés pour être revendu quatre fois le prix sous forme de loque, des baskets n’arborant aucune marque, une veste ostensiblement colorée et un pauvre sweat de merde, tout de lui avait crié qu’il n’était pas de ce monde. Il s’était condamné. Il n’avait pas su échapper à la suprématie écrasante du cercle des initiés et il avait rapidement saisi tout seul qu’entrer en contact avec les autres gars de la classe dans ces conditions était vain.

Il s’y était résigné tout d’abord. Puis en première, il avait pensé à retardement qu’il serait bon pour lui de se fondre dans la masse, en caméléon. Pendant les premiers mois, il observa la façon de s’habiller, de se mouvoir et de réagir des autres garçons de la classe et ce qu’il vit le sidéra. Derrière un aspect bon chic bon genre, il découvrit des êtres d’une prétention et d’une bêtise sans nom, plus crasse encore que celle de l’identité de bouseux qu’on lui assignait sans rien savoir de lui. Ça parlait gras, ça riait en rotant, ça méprisait à outrance, c’était vicieux, c’était d’une indigence humaine affligeante et ça se pavanait avec arrogance en bon petit gosse de riche qui passe chaque matin vingt minutes devant la glace à mettre du gel sur une mèche artificielle et qui aura toujours papa ou maman pour venir camoufler cette absence de personnalité sous une couche de luxe, quand bien même il n’y aurait rien à sauver derrière cet apparat.

Puisqu’il n’avait pas le choix face à ce milieu décevant qui était devenu son quotidien, il se résolut à trouver le moyen de se détacher en apparence de ce dépit en adoptant une attitude neutre, un rôle de composition pour passer les deux années encore à venir sans qu’on puisse l’affecter plus durement que ce constat amer ne l’avait fait. Deux ans, ça devrait passer vite avec l’épreuve anticipée de français et le baccalauréat au bout du tunnel.

Mais en mars, il lui fut soudain beaucoup plus difficile de porter le masque : l’objet du trouble s’appelait Mélanie. Au retour des vacances de février, elle lui apparut au milieu de la salle d’anglais, silencieuse, sagement absorbée par le cours et Gabriel ne put s’empêcher de caresser du regard cette nouvelle venue qui était simplement très belle. La blancheur de sa peau avait la perfection des statues de marbre antiques. C’est ce qu’il ressentit au plus profond de lui-même sur le moment, à la fois ému et intrigué par ce teint pâle que d’autres auraient jugé regrettable. Hâlée, elle n’aurait pas eu en elle cette impression de douceur et de fragilité qui le fascina aussitôt. L’intrigua plutôt. Non, le fascina. Il ne pouvait se mentir à lui-même et prétendre ne pas être ébloui par cette jeune fille qui lui inspira une confiance instinctive. Il émanait d’elle une personnalité humble, naturelle, généreuse, lumineuse qui le charmait tout entier. C’est à ce moment-là qu’il pensa, sans pouvoir enfouir cette impression douloureuse, que cette fille allait le faire souffrir ou, dans le meilleur des cas, lui faire oublier tous les garde-fous qui protégeaient sa raison, ce qui revenait probablement au même. Comment pourrait-il en être autrement quand une fille vous subjugue ?

Il passa quelques jours à l’observer, à distance, avec l’envie dévorante de trouver comment accéder à son univers pour, un jour, être assez proche d’elle pour essayer de la séduire. Cette semaine-là fut une grande valse d’hésitations et de lâchetés, tant les doutes le rongeaient de l’intérieur puis il tenta enfin de l’approcher sur le temps de la cantine :

— Dis-moi Mélanie, t’es pas trop déçue de la région parisienne après avoir quitté Avignon ? Tu n’as pas beaucoup d’accent, je trouve, mais c’est vrai que ça chante un peu de temps en temps. C’est très joli !

Fin. Rideau ! Un mur même contre lequel il s’était fracassé car il n’avait pas osé aller plus loin que cette amorce de flatterie éculée. Quel essai pourri, ça ne ressemblait à rien.

Il avait eu peur de se griller en utilisant l’adverbe « très » et ça l’avait décontenancé. L’avait-elle vu venir avec ses gros sabots ? Elle avait plutôt semblée neutre voire blasée par cette entrée en matière. Il aurait dû se douter que tout le monde lui répétait ces mêmes propos, sauf que les autres, eux, continuaient la conversation. Il était lamentable. Il se sentait si au-dessous de tout qu’il préféra en rester là, le temps de se faire oublier.

Et il passa la nuit entière à se demander comment rattraper le coup.

Réanimé par son besoin de plaire à celle qu’il aimait, il tenta autre chose dès le lendemain. Il se vit ainsi, au fil des jours, avec une aisance qui le surprit lui-même, se rapprocher du groupe d’amies de Mélanie. Il avait imaginé que cette entreprise serait une mission difficile, particulièrement délicate, et l’avait beaucoup appréhendée. La facilité avec laquelle il les avait approchées le décontenança. Toutefois c’était tout autant grisant et même au fond assez flatteur. Un sentiment d’imposture lui traversa l’esprit au début puis, émoussé, la culpabilité laissa place à la satisfaction d’avoir surmonté la première épreuve avec succès, ce qui lui monta un peu à la tête et lui donna du courage pendant un moment mais, en parallèle, les doutes, ces supplices qui nouent les viscères, ne tardèrent pas à revenir à la charge pour l’envahir.

Est-ce qu’elle ressent quelque chose pour moi ? se demandait-il inlassablement. Est-ce qu’elle voit que je la dévore des yeux ? Est-ce qu’elle a deviné ? Est-ce qu’elle sent comme moi cette complicité viscérale qui n’a d’autre fondement que mes sentiments ? Est-ce maintenant le moment de me lancer ? Est-ce que je ne vais pas tout briser ? Est-ce que je saurai m’en remettre si je me fais jeter ? N’est-il pas mieux pour moi d’en rester là ? Est-ce que je serai capable sinon de lui tourner la tête au point qu’elle me trouve assez beau pour avoir envie que je la serre contre moi ? Est-ce que tous ces signes que je vois, elle les voit aussi ? Est-ce que je suis pour elle autre chose qu’un des multiples gars interchangeables de sa classe ? Est-ce qu’elle sait ce qu’elle est pour moi ? Suis-je capable d’attendre qu’elle m’invite enfin à tout lui révéler sans me saborder moi-même de façon irrémédiable ?

Il avait une peur panique de briser l’équilibre entre ses rêves les plus chers et la réalité si bien qu’il ne savait quoi penser. Il sentait aussi que ces sentiments allaient surgir et le trahir sans qu’il ne puisse plus rien maitriser du tout. Ne pas savoir ce qu’elle pensait le terrifiait et le rassurait tout à la fois car laisser s’ouvrir tous les fantasmes le berçait de plaisir. Mélanie le plongeait dans un inconnu effrayant et délicieux. Plus il la découvrait, plus il se laissait enivrer par ce qu’il recevait d’elle. Elle le surprenait avec ravissement ; ses gouts, ses choix, ses convictions, son parcours, tout lui disait qu’elle était faite pour lui. Est-ce ça l’amour aveugle ? Peut-être bien. Ce dont il était sûr en revanche, c’est qu’il n’avait jamais aimé de cette manière avant elle. Non pas que ce qu’il avait vécu ne constituait que de gentils flirts, jamais il n’avait aimé à moitié, il était de ceux qui se donnent tout entier à leur affection, cependant il avait gardé un certain contrôle jusque-là sur ses sentiments et cette fois-ci, il sentait bien qu’il était soumis à celle qui le faisait sien d’un simple sourire, si troublant.

Son impatience le tenaillait, puis lui donnait des ailes et il se sentait capable de tout affronter, puis de nouveau il craignait de tout détruire d’un geste ou d’un mot survenu trop tôt et était rattrapé par sa peur mais ces émotions fortes restaient jouissives malgré tout, quoique, non, si… Il ne savait plus quoi penser et se retrouva encore une fois dans une grande confusion. Les contradictions roulaient sur elles-mêmes dans sa tête, l’empêchant de déterminer quelle décision prendre au sujet de Mélanie.

Les jours qui suivirent, au cours d’une conversation anodine au départ, il s’aperçut avec vertige qu’il s’emballait malgré lui au contact de Mélanie et prit conscience qu’à ce rythme-là bientôt, c’était écrit, il ne maitriserait plus rien. L’attraction était devenue trop forte, irrépressible. Gabriel constata qu’il ne pouvait plus s’éloigner de Mélanie sans en souffrir et sentit qu’il venait d’entrer en zone rouge. S’il allait trop vite, il pouvait tout perdre mais, en lui, enfermée dans ses entrailles, son intuition lui répondait qu’il valait mieux prendre tous les risques plutôt que de ne pas savoir, que ce serait très bon d’oser, que ça le libèrerait et tant pis s’il devait s’exposer au martyre si Mélanie prenait peur, c’était ça vivre et lui, il voulait l’absolu, quelle que soit l’issue de ses aveux.

Il comprit qu’il avait en lui assez d’audace désormais pour oublier la hantise de l’image du plouc sorti de sa campagne, assez d’audace pour se ficher éperdument des garde-fous que sa raison lui opposait tant bien que mal, assez de désir pour se sentir plus crédible que ces autres garçons qui approchaient parfois Mélanie, assez de passion pour ne plus voir en elle que celle qu’il avait envie d’embrasser, assez de folie pour n’en avoir rien à faire si elle ne voulait pas de lui. Peu importe ce qui adviendrait, rien ne l’arrêterait, il n’avait plus peur de la vie.

Mélanie était seule dans le couloir. Il écouta enfin l’être passionné qu’il avait toujours été, avança droit vers elle, se rappela soudain avec l’impertinence d’un être amoureux qu’il avait indéniablement quelque inclination pour l’anatomie humaine et il rit aux éclats en son for intérieur en pensant que ses parents avaient raison au fond de voir en lui un médecin qui s’ignore avant que Mélanie, à son tour, ne lui donne de quoi méditer un moment sur cette vision d’avenir, les yeux brillant d’impatience.

 

 

2 réflexions sur « L’impatient »

  1. Toujours autant de finesse pour décrire la progression des sentiments amoureux, l’art de les analyser et de rendre victorieuse la pulsion de Vie avec ses prises de risques, à un âge où il est difficile d’être soi-même!

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