L’invasion

— C’est super que tu sois venue. Tu as raison, c’est comme ça qu’il faut faire. Tu es dans le coin, tu appelles, on se voit, c’est tout simple. Moi, je n’ose jamais faire ça et les années passent, c’est nul. Oh, je suis contente de te voir ! Je suis toute émue. Recommence quand tu veux, c’est une très bonne initiative !

Restée au portail, le visage en avant pour me faire la bise, Magali rougissait. Elle semblait hésiter à parler.

— Je n’étais pas sûre de bien tomber, tu sais… Pour être franche, je tremblais au téléphone, c’était terrible.

Elle rit en me voyant tomber des nues.

— Toi ? Tu hésitais, toi ? Pas toi, il ne faut pas. Tu me fais tellement plaisir en venant me voir. Cela aurait été trop bête ! Ah non, non, non, heureusement que tu m’as appelée.
— J’avais peur de m’imposer, tu comprends, confia-t-elle avant de changer radicalement de ton. Moi aussi je suis ravie de te revoir, tu m’as manquée, beaucoup. Beaucoup, insista-t-elle. Céline, tu te rends compte que ça fait au moins trois ans que nous ne nous sommes pas revues ? Les mails, c’est une chose, mais ça manque de chair et ça fait oublier de vivre concrètement ce que nous nous écrivons avec tant de passion.

Et moi de virer au rouge à mon tour. On s’écrivait régulièrement, à pas d’heure, dans des instants volés. J’adorais son style. J’adorais recevoir ses mails. Moi aussi elle m’avait manqué au quotidien. J’avais toujours considéré Magali comme un alter ego, je me reconnais totalement en elle sauf que ça, je n’ai jamais osé le lui dire, elle m’intimide trop. Et du coup, moi, je n’aurais jamais osé débarquer un matin chez elle à l’improviste. C’est triste. J’avais les larmes aux yeux de voir qu’elle avait eu peur de ma réaction, si humble, ou alors de l’avoir devant moi, je ne sais plus. Il fallait me ressaisir sinon j’allais avoir l’air stupide. J’ai toujours été trop émotive.

Magali n’avait pas encore eu l’occasion de venir à B. J’avais emménagé dans ce village de bord de mer avec Marc peu de temps après l’obtention de la mutation de Magali pour le Gers, c’est beau mais c’est loin, et tout était allé si vite ensuite, les aménagements, la vie avec Marc, le travail, le quotidien. On se fait happer. J’avais fait du chemin depuis, j’avais pas mal mûri, il me tardait d’avoir un enfant, de construire du solide, mais en parallèle mon amitié pour elle était restée aussi forte. Elle aussi, elle avait fait un sacré parcours. Pas simple. J’admirais son courage pour tout dire. Son mari l’avait plaquée quand elle avait affronté son cancer du sein. Elle avait tout recommencé à zéro, au soleil, loin de lui. Dire qu’elle était repartie de rien… Et je la retrouvai ce matin-là plus belle encore, audacieuse, heureuse, libre, elle semblait si solide, si portée par la vie qu’elle m’apparut insolite.

Mais nous n’allions pas rester plantées comme des choux dans la cour, je lui fis donc visiter la maison pour nous remettre d’équerre avant de nous plonger dans nos rituelles discussions psycho-métaphysico-quelque chose. Elle s’émerveilla, me félicita pour ma réussite, elle me dit qu’elle était contente pour moi, pourtant sa joie me mit un peu mal à l’aise. J’eus la désagréable impression de l’avoir blessée en étalant mes biens. Je me sentis gênée, pas très légitime, puis j’oubliai. Mon bonheur semblait compter pour elle, vraiment. J’étais profondément touchée par son altruisme alors que je lui en souhaitais tout autant, évidemment.

Et tout reprit place, comme si on s’était quittées la veille au soir. Oh nous n’avions jamais rompu le lien, grâce à elle, à ses talents d’écriture, car dans les mails Magali se livrait sans le moindre tabou et surtout, en trois mots parfois, elle savait tout me dire. C’est un talent que j’apprécie tout particulièrement chez elle. Elle est toujours vraie, jamais superficielle. Magali est une belle personne, elle est unique, je l’adore.

Tandis qu’elle était assise sur le canapé, s’étant débarrassée de ses chaussures pour pouvoir ramener ses jambes vers elle comme elle aimait à le faire, se cocooner comme elle dit, et qu’elle s’aventurait dans une réflexion assez ardue, touchante au demeurant, avec l’idéalisme qui la caractérise, autre trait de sa personnalité qui m’est cher, je vis derrière elle se détacher sur le mur une petite tache grise, se mouvant d’un pas leste, agitant sans bruit ses huit paires de pattes. Un cloporte. Je ne sais pas comment il avait pu grimper aussi haut celui-là. Un out sider certainement. Dont la carrière allait finir tragiquement.

Je déteste les cloportes. C’est comme les cafards, on ne sait pas d’où ça sort, ils donnent tout de suite le sentiment de se trouver dans un lieu insalubre, ça me dégoûte, ça me fiche le moral à zéro aussitôt et il m’est impossible de supporter leur présence plus d’une seconde à partir du moment où je les ai repérés. Les araignées, j’en ai horreur, mais je les respecte du fait qu’elles me tiennent elles-mêmes en respect de leurs yeux terribles ou de leur façon dérangeante de courir se réfugier loin de mon aspirateur. Alors que les cloportes, ça n’a rien à voir, c’est la crasse, l’échec, la déchéance, la honte, la putréfaction. Je ne sais pas pourquoi ils m’inspirent ce ressenti mais en tout cas j’aime pas, c’est sale, ça me dégoûte, je ne les supporte pas. Ils doivent disparaître.

J’hésitai entre dénoncer vivement la présence de cette infâme vermine ou bien tenter de la cacher à mon amie. Au final, je fis comme si de rien n’était, je pris sur moi, je m’étais à peine raidie c’est vrai, et, tout en continuant de parler, je passai derrière Magali puis, m’appuyant faussement au mur pour faire écran, en toute discrétion, je fis tomber la bestiole du mur à l’aveuglette avant de l’écraser du talon. Affaire réglée.

Et je revins m’assoir, naturelle. Je pense que, toute à sa réflexion, Magali n’y avait pas prêté attention. Je repris ma place initiale, tranquille, sa conversation me berça, car Magali a ce don rare de me faire voyager quand elle se met à raconter sa vie, jusqu’à ce qu’apparaisse un deuxième cloporte sur l’accoudoir renflé du canapé, osant l’outrage insensé de se promener près du bras de Magali. Il me provoquait.

— On est trop loin, attends, je te rejoins, c’est mieux comme ça, dis-je aussi sincèrement que je m’approchais également de mon but.

D’une pichenette nerveuse l’insecte fut catapulté à quelques mètres de là. Il se fit oublier après avoir atterri au fond de la corbeille à papiers où il avait dû agoniser. D’une moue appuyée, Magali m’approuva en balançant sa tête. Elle se la jouait à la Robert De Niro dans un des rares moments mafieux où il ne trucide personne de sang-froid, lui. Elle me regardait maintenant avec une rare intensité.

— Expéditif ! Maitrise du mouvement. Perfection de la technique. Geste propre et sans bavure. Je n’aimerais pas être un cloporte.

L’intonation était ambigüe, on aurait dit un reproche plus qu’une plaisanterie mais je n’avais pas l’impression que c’était par compassion envers l’insecte.

— C’était lui ou moi. J’ai horreur de ces insectes dont les pattes cliquettent de partout.
— Tu vis à la campagne, tu dois faire une sacrée hécatombe chez toi. 

Quelque chose de brutal dans sa voix, qui ne collait pas avec la douceur de son sourire. Je devais me méprendre. Peut-être qu’elle éprouvait la même répulsion que moi pour ces insectes.

— C’est la loi de l’ouest, décidai-je de répondre à titre de conclusion.

Devant son œil dubitatif, j’ajoutai :

— Dicton breton. Ou Presque. Je crois que c’est de Gwenaël Confucius. A vérifier. Avec les citations, on n’est jamais tout à fait sûrs.

Mi-amusée, mi-sérieuse, mon amie reprit vite ses propos passionnés. Elle fut intarissable et resta déjeuner avec nous bien sûr, invitée prestement par Marc qui était revenu de son cours de tennis et qui avait eu immédiatement très envie de mieux la connaitre, intrigué par cette fameuse Magali dont je lui avais tant parlé.

— Sole haricots verts, ça ira ? avait-il proposé.
— Du jardin, la sole ? Parfait ! » répondit-elle sans s’attarder sur la tête médusée de Marc qui hésitait entre corriger la phrase ou bien lui répondre sur le même ton.

Il n’eut pas le temps de réagir en fait, nous avions tellement de choses à nous dire elle et moi qu’on ne l’avait pas attendu, et en écoutant mon amie pendant le repas, je réalisai plongée dans un état second combien Magali était devenue une femme des plus séduisantes. Elle m’avait toujours impressionnée. Ce n’était pas seulement ses gestes. Son phrasé délicieux était devenu plus gracieux. Elle avait toujours eu beaucoup de distinction mais, avec les années, je ne sais pas, il émanait d’elle plus de raffinement encore. Elle rayonnait d’une aura que je ne lui connaissais pas. Elle avait vraiment une belle âme. Bien que femme aussi, j’étais sous son charme et ce qu’elle me racontait d’elle, de ce qu’elle avait construit, de ses passions, de ses rêves, en ajoutait un peu plus à mon admiration. En un mot, elle incarnait la perfection. Je crois que Marc aussi la trouva adorable. Il avait l’air intrigué en tout cas. J’étais contente qu’il l’apprécie. J’étais si fière d’être son amie.

Nous en étions au café, Marc nous avait laissées entre nous, quand je vis trottiner sur sol de la cuisine une petite colonie de cloportes, au gré d’une déambulation sinueuse qui rejoignait le salon. Mais combien y en avait-il comme ça ? Ils s’étaient passé le mot ou quoi ? Y avait-il une rave party improvisée chez les cloportes ? Un flash mob ? Ou tentaient-ils plutôt une expédition pour aller récupérer les dépouilles de leurs congénères ? Malheureux, il aurait fallu attendre la trêve pour oser pénétrer le champ de bataille à découvert et ça, ça ne risquait pas d’arriver. La solution finale était désormais programmée. Dès que Magali serait partie, j’allais passer tout le salon en revue et exterminer la vermine jusqu’à l’extinction totale de la race. Au napalm s’il le fallait ! Saleté de cloportes !

Alors, sur les coups de dix-sept heures, quand Magali me donna son congé, je fus partagée entre ce sentiment de blues qui m’envahit chaque fois que je dois me séparer d’un proche que je ne reverrai pas de si tôt, peut-être pas avant des années, ou peut-être jamais qui sait, et mon envie impérieuse de virer ces bestioles à carapace grise qui sabordaient ma maison. J’expédiai presque le départ de Magali, trop absorbée par mon projet d’importance vitale. Pardon mon amie.

Ils m’attendaient dans le salon, plus nombreux, beaucoup plus nombreux, une cinquantaine au moins, quand j’y retournai, tout grouillants.

— Marc, regarde ça, c’est dégueulasse ! lui dis-je en le prenant à parti, nerveuse.
— Oui, je sais, je t’ai dit que je passerai l’aspirateur cet après-midi. Je devais le faire hier mais je n’ai pas eu le temps.
Je n’attendrai pas jusque-là. J’ai honte. C’est immonde ! Et ça ne te gêne pas toi ?
Comment ça, ça ne me gêne pas moi ? Enfin, merde, je t’ai dit que je le ferai, je le ferai. Ça va !

Il faisait semblant de ne rien voir. Il le faisait exprès ou quoi ? Furieux, c’était le bouquet, Marc me planta là avec toute la colonie des cloportes qui tournicotaient dans tous les sens. J’en restai muette de stupéfaction.

Ils prenaient position, ils se déployaient, ils seraient bientôt de plus en plus, dominants, toujours plus écœurants, plus unis, plus évidents, bientôt ils seraient partout où j’irais, ils me devanceraient, je ne pourrais plus faire un pas sans tomber dessus, sans pouvoir ne pas les voir, sur le carrelage, le long des plinthes, sous les meubles, dans la cuisine, dans la salle de bain, dans ma douche, et jusque dans ma chambre et mon lit. Je me réveillerais avec l’angoisse de marcher dessus. Je ne pourrais bientôt plus rien toucher sans dégoût. Ils monteraient sur ma peau comme ils avaient essayé de le faire avec Magali. Ils allaient tout envahir jusqu’à mon cerveau.

Je courus monter chercher l’aspirateur. Passé le quart tournant, j’aperçus avec horreur sur le palier de nouveaux régiments de cloportes qui couraient vers ma chambre. Arrêtée nette dans mon élan, je manquai la dernière marche et me démolis une cheville. Désespérée par l’ampleur exponentielle de l’essor de ces infectes bestioles, je passai la main sur mon visage en soupirant quand quelque chose me dégringola dessus et glissa le long de ma bouche. Par instinct, je crachai, toussai, pestai toute ma répulsion avant de lever la tête vers le plafond pour comprendre : il grouillait en lignes irrégulières de ces tares infernales. Ça monte au plafond un cloporte ? Je ne savais pas. Un courant électrique me traversa des pieds à la tête.

— Maaaarc ! Marc ! Au secours ! hurlai-je instinctivement.

Personne ne vint. Est-ce qu’il s’en fichait ? Il n’était jamais là quand j’avais besoin de lui. Il ne pouvait pas ne pas m’avoir entendue crier. On le savait tous les deux. Et moi je ne pouvais pas attendre. La pensée que j’allais mourir sur place recouverte de cloportes venait de me foudroyer. Ce que je voyais chez moi était insupportable, alors je fis ce que j’aurais déjà dû faire, je partis enfin.

Malgré ma cheville durement meurtrie, je m’éloignai à toute vitesse de ce qui avait été à moi, de ce que j’avais construit à mon image, de ce qui me reflétait, je me quittai moi-même. Le moteur râla, la voiture hurla, je ne dis rien, je ne pensais plus, la peur et la rage au ventre. Mes mains cramponnées au volant, je sentais intimement que jamais je ne reviendrais vers ce qui me dégoûtait. Il fallait que je trouve un endroit où je serais hors d’atteinte. De Marc, de moi-même, de mon passé, de mes errances, de mes erreurs, de mes hontes, de mes échecs, de cet enfant que nous n’aurons jamais Marc et moi. ” Marc et moi “, ça sonnait déjà faux. Il fallait que j’aille auprès de Magali, mon modèle, ma fidèle amie de toujours, ma lumière. Magali saurait quoi faire elle, elle était parfaite, immaculée, tandis que moi je n’étais plus qu’un grand vide, un de ces êtres insignifiants qu’on écrase du talon parce qu’il vous indispose et moi, je voulais survivre, sortir de ma crasse, m’affranchir de ma nullité. Je devais devenir autre, quitte à muter s’il le fallait, jamais je ne laisserais plus cette vermine m’envahir l’esprit pour venir salir mon âme et prétendre me bouffer de l’intérieur. J’allais tout nettoyer, à blanc. Affaire réglée.

 

 

 

4 réflexions sur « L’invasion »

  1. Oui, DÉMULTIPLICATION KAFKAÏENNE qui pourrait en dire long sur l’image de soi ou de l’autre, ou de l’autre en soi, dans le cadre d’une amitié, disons vénéneuse ou libératrice??? Consulter un(e) psy serait en effet souhaitable ………

    1. Plusieurs interprétations sont possibles à l’issue de cette nouvelle. J’aime bien laisser régner l’ambiguïté, que chacun puisse investir le texte selon ses affinités.

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