— Allez, mange ta soupe Sophie !
— Pourquoi ?
— Parce ce que ça va être froid.
L’argument ne tiendrait pas. Maman en savait quelque chose. Elle me reprochait assez d’être toujours la dernière à table et de manger froid à chaque repas. Elle me vit regarder mon assiette creuse. Elle vit ma moue dubitative. Elle vit que je n’avais pas bougé d’un iota.
— Parce que ça fait grandir, crut-elle pertinent d’ajouter alors.
Mais moi je ne veux pas grandir ! J’ai un prince charmant à épouser dans un quart d’heure. Pour l’instant, il est assis sur ses pattes de derrière à côté de moi. Il me regarde amoureusement. Il rêve que je le délivre de la malédiction qu’une sorcière dont il a osé refuser les avances lui a lancée jadis. Depuis, il attend que le sort soit levé. Une princesse doit l’aimer d’un cœur pur et oublier son aspect velu et repoussant. Dans un quart d’heure, il sera beau dans son costume de velours bleu brodé d’or et nous nous marierons. Ainsi nous serons amoureux pour l’éternité.
Grandir ? Et manger cette soupe industrielle insipide alors que celles de mémé ont la saveur de sa bonté. Elles ont le goût des légumes que nous sommes allées ramasser ensemble quelques heures avant, après avoir jeté du maïs aux poules et cueilli de nouvelles fleurs généreuses et colorées pour renouveler le bouquet flétri du cimetière.
Grandir ? Et s’entendre dire comme un couperet que “l’eau qui coule à plein feu” ne veut rien dire avant d’avoir fini de raconter mon histoire palpitante. Ma mère n’écoutait déjà plus de toute façon et mon frère m’a dit que j’étais débile. L’histoire n’eut pas de fin ce jour-là. C’était pourtant exactement l’image que j’avais en tête, quelle que soit l’impossibilité de cette expression d’enfant. Mais chez ma mère on parle droit. On ne donne pas tort aux grandes personnes même si elles vous empêchent d’entrouvrir une porte vers la poésie. Il faudra attendre de grandir en effet pour y revenir car je n’oublierai pas si facilement cette “débilité” qu’on appelle la sensibilité. Je prouverai un jour que ce n’est pas une tare.
Grandir… Mais on ne monte pas sur les genoux des invités quand on est grand ! On ne dévore plus des yeux les gens qu’on adore. Et je ne serai plus cette petite fille qui ne connait pas encore de concurrence familiale. On ne m’offrira plus de poupées à chaque venue à la maison. Je trouve un peu triste qu’on me répète avec émerveillement : “Comme tu as grandi ma petite Sophie !” mais j’aime bien néanmoins qu’on me rappelle que je suis petite. Un jour, je sais qu’on ne me le dira plus car on ne dit pas à un grand : “Comme tu as vieilli !” en s’attendrissant. Je ne veux pas que s’évanouisse cette spontanéité-là.
Grandir ? Et ne plus chanter faux “Macao, ça sent le sang !” du Splendid avec un affreux accent plus gascon que chinois du 13e arrondissement dans le micro de mon magnétophone parce que ce jour-là je suis un membre de la triade la plus terrible qu’il ait été donné de croiser un jour… Oublier que j’étais présidente encore hier à la piscine et que les citoyens se moquaient de moi car je m’écroulais lamentablement en marchant sur les plaques flottantes qui glissaient vers eux à chacun de mes essais. Votez pour moi ! Bloups !
Grandir ? Pour aller faire les courses, aller gagner mes sous, faire la cuisine et le ménage, en plus de mes devoirs et de mes constructions en Lego ? Je fais déjà mon lit et j’ouvre mes volets en montant sur le rebord de la fenêtre. C’est beaucoup. J’en suis fière. Sauf pour le jour où j’ai oublié de les fermer. J’en ai été bien punie. Le chat m’avait apporté un cadeau : une moitié de lapin sanguinolent. Je l’ai donné au chien qui est parti enterrer son cadeau un peu plus loin. C’était dégueulasse. Je n’ai pas oublié l’image de cet innocent cadavre. Un jour, j’aurai un lapin nain et je le protègerai de la cruauté de ce monde de prédateurs. Maman ne veut pas. Elle dit que je ne saurai pas m’en occuper. Je lui prouverai le contraire quand je serai grande. Mais pas maintenant. Je suis trop petite pour prendre des responsabilités. Là-dessus, je suis d’accord avec maman.
Grandir ? Est-ce que ça veut dire être content d’avoir un doudou qui sent horriblement la lessive, tout rêche de propreté ? Il est si doux quand la bave l’a ramolli… Est-ce que ça veut dire accepter de ne pas porter de couronne de fleurs sur de longs cheveux ondulés, ne pas sentir le velours rouge dessiner mes courbes, ne pas vivre dans un château aux vitraux couverts de lierre, lumineux et calme, à attendre mon amour parti faire la guerre dans son armure étincelante en portant mon foulard contre son cœur ? Oublier que tout cela existe. Je l’ai vu dans les tableaux de Millais, de Waterhouse ou de Collier qui illustrent les couvertures des livres d’art de maman. Elle doit savoir, elle aussi, que ça existe, puisqu’ils sont tant à l’avoir peint! C’était autrefois, je le sais bien. Mais je sais aussi que je m’adapterai à la modernité de mon tendre chevalier.
Grandir et quitter le paradis ? Découvrir que tout n’est que chimères, que cette superbe maison en pain d’épice couverte de bonbons n’existe pas, que Léonard sur son île ne sort pas de sa malle pour faire la bise à Casimir non pas parce qu’il est malpoli mais parce que c’est une marionnette, qu’un doudou s’abandonne au-delà d’un certain âge et se range loin de son lit, que je ne vivrai pas dans une maison art nouveau plus tard et que le poster de la magnifique Sarah Bernhardt en Samaritaine collé sur la porte de ma chambre n’est qu’un rôle de théâtre, que les plus grands, les bien plus grands, meurent un jour…
Mais en grandissant, je comprendrai aussi d’autres vérités. On peut avouer qu’on ne croit plus au Père Noël sans être puni, on peut apprendre la vie et son histoire, on peut rester enfant en se plongeant dans les merveilleux albums jeunesse, on peut rêver en lisant des textes qui font chavirer l’âme, on peut faire un métier qui renouvelle cette joie au quotidien, on peut soi-même écrire ces histoires et surtout on peut aimer à l’infini et donner soi-même vie à ses rêves. Je veux les vivre sans attendre.
— Maman, à partir de quel âge on a le droit de se marier ?
— Ben… Je crois que légalement, c’est à partir de 16 ans.
Oh merde, c’est loin ! Il faut que je grandisse tout de suite. Mon prince se languit. Nous nous aimons depuis toujours et bouillons d’impatience de nous rejoindre enfin. J’arrive mon amour. Je vais la boire cette soupe et plus vite que ça !
“Grandir”, ça “coule pas à plein feu”, de fait, selon les règles du correct langage, la maman a raison, mais on pourrait rajouter: “grandir”, ça coule pas vraiment de source, quand on lit les petits-grands malheurs-bonheurs de ta taquine ou triste Sophie! Faut-il cesser d’obéir? A qui? …….. Quand? A quel bon ou mauvais moment? ……. Trop tôt? Pour que/ peur que …… (pas) trop tard? On est souvent en décalage avec soi même et à contre temps de nos vies… Les temporalités se mélangent, les périodes se superposent. Le passé est déjà le futur, c’est une urgence de l’avoir en soi contenu précieusement et urgent de l’avoir déjà presque réalisé, car sinon la vraie vie de nos précieux rêves nous échappe …. il faut être raisonnable, yes, mais pour ses (dé-)raisons à soi, celles que l’on ne se dit qu’à soi même?
Premiers pas dans la poésie? Vraiment? J’admire, je goute, je laisse infuser encore un peu ce thé capiteux.
J’aime ! La balance entre le monde enfantin et le monde adulte. Le langage imagé. La question de ce qu’on abandonne quand on quitte l’enfance.
Je ne suis pas sûre d’avoir jamais quitté l’enfance…