(Temps de lecture: 7mn)
L’entrée, pas de problème, ça a roulé tout seul. Facile, Arthur adore les tomates. Mais je ne l’aurai pas sur la viande. Quête perdue d’avance, je le sais. J’essaierai quand même. On va y passer un temps fou et il m’aura à l’usure mon gamin, c’est tout vu, mais j’essaierai quand même. Surtout ne pas lui montrer que ça m’énerve déjà, il sentirait la ligne de faille. Et même si la barbaque a été cuite au grill électrique et embaume avec délice la pièce de son odeur de chair grillée, il va falloir que je ruse comme une malade pour qu’il n’en laisse pas les trois quarts de côté avec une moue de dégoût condescendant. À baffer. Je suis bien tentée parfois mais il sait -dommage- que je ne le ferai pas.
Alors ça ne rate pas. Bingo ! Le voilà figé devant son assiette.
Ça commence…
Il est capable de rester bloqué pendant des heures sans le moindre rictus. À peine si on le voit respirer. Il m’a même fait drôlement flipper une fois, quand il avait six ans. J’ai cru qu’il avait eu une attaque. Sérieusement, ce petit pourrait entrer dans le Guinness Book. Mais patience, patience, il craquera avant moi. Mais si, mais si, je suis beaucoup plus teigneuse que lui !
Pour preuve, quand j’avais son âge, j’ai maintes fois truandé ma propre mère dans les grandes largeurs, surtout quand elle me faisait ces satanés rognons de la mort. Je lui recrachais tout ce machin tel quel quelques mètres plus loin. J’explique : à table, j’enfournais autant de morceaux que je le pouvais avant de faire mine d’aller aux toilettes, pour faire croire que j’allais me faire vomir, mais c’était bien plus subtil, une diversion, car je n’y allais justement pas, sinon elle m’aurait coincée en deux temps deux mouvements. Non, je filais dans ma chambre, illogique, imprévisible. Stratège ! Ainsi je brouillais les pistes avant d’aller ouvrir ma fenêtre pour tout projeter en direction de notre chien, totalement rodé à ma cause, qui réceptionnait le truc en l’état dans le jardin. Ma mère ne pouvait pas anticiper un plan aussi foireux. Trop gros. Justement, c’est ce qui fonctionne le mieux. Et je ne risquais pas non plus de me faire dénoncer par mon complice morfale.
Alors Arthur, du haut de ses douze ans, il peut toujours s’accrocher pour essayer de m’avoir. Des feintes comme celles-là, totalement improbables, j’en connais un guide de survie complet. On ne soupçonnerait pas mon imagination à me regarder comme ça, avenante quadra séquestrée au foyer -c’est mercredi…- droite dans ses chaussons, assise à cette table ronde couverte d’une nappe en vinyle, cherchant à prendre un air Dark Mum crédible pour que son fils obtempère.
— Finis ta viande Arthur !
Ferme, militaire. Le genre de ton qu’il n’a pas intérêt à contredire.
— J’aime pas le gras !
Bon, avant que vous ne me jugiez, sachez qu’à ma décharge, sur la viande, j’ai beaucoup moins d’efficacité qu’en temps normal et, vu la tête que fait Arthur, je sais qu’il va essayer de m’en faire baver un max ce midi. Caractère rebelle, ascendance aggravante bretonne. Atavique. Mea culpa. Sans compter que le mercredi, on n’est que tous les deux, jour propice aux tests les plus outranciers.
— Tu finis !
— Mais j’ai fini ! Le reste, c’est que du gras, c’est dégueulasse.
Le reste en question, ce sont les trois quarts du tout. Je garde mon calme. Feel good attitude. Mais pas lavette non plus :
— Tu te fiches de moi ? Tu as à peine commencé !
Le cristallin se mouille, la lèvre tremble, il est en mode réfugié qui s’intègre aux rouages de la finance :
— S’il te plaîîîîîît… !
M’en fiche. Tolérance zéro. Cœur de granit. Pas de conciliation. Hors de question en particulier de lui dire qu’à son âge je faisais pareil pour exactement le même motif.
— J’aime pas le graaaaas…
Cette fois, il a pris soin d’y adjoindre un autre trémolo, plus investi, comme s’il tenait le rôle de sa vie, après un stage de formation à l’Actor’s studio.
— Mange !
Son visage se rembrunit. Il cherche un autre angle d’attaque. Le plan B.
— Le gras me donne mal à la tête.
Ben voyons ! Y a de la recherche en tout cas…
— Pas mon problème, mange !
— Je vais être malade, j’ai plus faim.
— Mange !
— Je vais vomir.
— Si tu t’amuses à ça, tu le boufferas aussi.
— Mais j’aime pas le gras, c’est dégueulasse !
— Déjà au courant…
Silence de plomb. Arthur s’est coincé. Cela va être interminable à partir de maintenant.
Et le savoir fait que je sens aussitôt dans chacune de mes connexions nerveuses que je ne vais pas tenir longtemps. Même si je sais pertinemment que je n’ai aucune chance que ça marche, j’enchaîne malgré tout les sobres et classiques axiomes : « si tu veux aller voir ton film… », « si tu veux que je t’amène chez ton copain samedi… », « si tu veux garder ton téléphone portable… ». Walou. Très endurant mon fils. Alors que la patience et moi, malgré quelques prédispositions manifestes pour l’entêtement, on ne s’entend plus très bien depuis quelques années. Besoin de voir un conciliateur peut-être ? D’être coachée ? Mon fils a d’ailleurs su très vite intégrer ce point faible chez moi dans son apprentissage de la vie 2.0.
Rien que d’imaginer qu’il va me bousiller aussi l’après-midi à faire cette tête renfrognée pour ne pas avoir à finir son assiette, je sens se crisper tout mon corps, zone par zone contaminée. Jamais fait de tétanie mais j’imagine que ça ne doit pas être loin de ça.
J’entame les prolongations, il faut bien que j’essaie de marquer. Ça se tend de partout dans mon corps. Je suis une corde de piano prête à claquer d’une minute à l’autre. En revanche, rien ne bouge chez mon adversaire mutique et statufié, rien.
Ça me fait repenser à ces séquences mythiques de westerns où les cowboys se regardent fixement et qu’on n’entend plus que les mouches voler. Et comme il ne se passe strictement rien, j’ai aussi le temps de me dire que ça aurait eu plus d’envergure esthétique entre Arthur et moi si j’avais pensé à poser ma boîte à bijoux musicale sur la table pour lui signifier le temps qu’il lui restait avant que je ne lui règle son compte. Pour quelques morceaux de viande de plus… Et j’ai le temps de me dire beaucoup de trucs encore dans la même veine cinéphile mais qui ne font pas avancer la situation d’un iota. Du charisme de Gian Maria, je n’ai que la volonté. Je manque cruellement d’efficacité. Et ça m’énerve !
Arthur ne cille même pas alors que je sens bien, moi, que j’ai une paupière qui s’est mise à clignoter comme ces guirlandes qui entourent les statuettes de la sainte Vierge dans les rues de Lourdes. Saleté, je suis sûre que mon fils est mort de rire en son for intérieur et qu’il me prend pour la reine des kitschs, une version évoluée de la reine des quiches. Oui, chez nous, c’est comme les Pokémons, il y a des évolutions à la carte. Je vais peut-être muter justement aujourd’hui au troisième stade de mon évolution en doublant de volume à cause d’une crise de rage mal contenue.
C’est le moment que choisit Arthur pour bâiller et me signifier que ma métamorphose ne suffira pas à l’impressionner.
Ne pas exploser. Contenir l’irréparable. Respirer lentement.
Mon fils a instauré une guerre d’usure en bonne et due forme. Saligaud, il sait combien j’y suis sensible !
Un coup d’œil à l’horloge murale m’envoie l’information en pleine tête qu’il est plus de 14h00. Plus de trente minutes déjà qu’on se fixe lui et moi.
Je me concentre. Inspirer, expirer, inspirer, expi… Putain, j’ai une tonne de choses à faire cette après-midi et je suis bloquée dans cette saloperie de cuisine devant un connard d’ado qui me tient tête en tirant la gueule !
Alors il a gagné, ouais, ouais, il a gagné Arthur : j’abdique. Allez, go, qu’il dégage, il peut débarrasser le plancher. La table, c’est trop tard, il a déjà filé à l’étage.
Sa grillade va finir à la poubelle. Pas question qu’elle ressurgisse sournoisement dans un Tupperware et que je me cogne les restes à titre de dommages et intérêts. Elle colle à l’assiette. Obligée de taper sur le rebord. La viande s’accroche. L’assiette ricoche. Je me retourne le pouce. S’ensuivent un voile noir, un essaim de frelons qui irradient mon poignet, la douleur est fulgurante. Un avant-goût de fin du monde venu se concentrer dans ma main.
Mon fils n’entend pas le hurlement primaire qui accompagne le fracas de l’assiette en train d’exploser en tessons tranchants, il a déjà fermé la porte de sa tanière de fauve et certainement remis son casque sur les oreilles pour écouter du bruit bien pire que tout mon concentré de jurons. Seule au monde également, je souffre le martyre dans le fin fond de ma cuisine, humiliée et mutilée. De toute façon, j’aime autant qu’il n’y ait pas de témoins. Pas envie d’être immortalisée sur Youtube avec le portable d’Arthur. Si possible, je voudrais agoniser dignement. Mais, a priori, ce n’est pas pour maintenant.
N’empêche que, survivante ou pas, Arthur m’a bien eue. Bon sang, je me suis fait avoir par le roi des teigneux qui vient de me jouer son va-tout, sa grande scène du mythe du gras autour de la table ronde. Un classique inscrit dans mes gènes en plus, j’aurais dû savoir parer. J’ai honte, il ne vaut pas mieux que moi à son âge jadis au temps jadis. Ça me pendait au nez comme l’épée de… l’autre là, ch’sais plus… La Dame du lac ! Comme quoi, l’adage a raison, la vie est un éternel recommencement que fait perdurer le cycle arthurien pour mon malheur. Eh ben avec ça, on est maudit, on a de quoi criser dans la famille pendant des siècles et des siècles !
NDA: Cette nouvelle est parue dans la revue collective Le cri du menhir n°16 (juin 2018), éditions Chemin Faisant, consacrée aux “Mythes au logis”.
Le gras c’est la vie ^^
Belle tranche de vie (ou de bœuf), Valérie.
Vi, je transmets le message à mes 2 lardons, durs de la couenne.
Voilà un texte qui se prêterait bien à un stand-up ! Il ne te reste plus qu’à monter sur scène ! 😉
Ah, Céline, contente de te retrouver dans ces parages!
Un stand-up? Non, pitié, mes deux lascars sont déjà de sacrés numéros. Si en plus ils en font…
Je pensais à toi dans un (ou une?) stand-up comedy ou one man show, sur scène, avec ce texte 🙂
J’ai comme l’impression que c’est déjà plus ou moins notre quotidien.