Mon ami

Il est une histoire que j’ai aujourd’hui le courage de te raconter, à toi seul.

Comme les nuages ont besoin d’eau pour exister, les hommes ont besoin de rêves pour vivre. Il y a vingt ans, un ami m’a joué la sérénade. Littéralement. C’était adorable. Il s’appelait Demian, comme le héros du roman éponyme de Hermann Hesse, j’adorais son prénom. Pendant des mois, je l’ai laissé m’approcher, bercée par sa voix chaude, c’était si doux. Son humour, sa culture, son écoute, la délicatesse de ses attentions, la chaleur de sa présence, me faisaient du bien. Aurais-je dû dire son aura ? Je n’attendais rien de plus, grisée par cette exclusivité qui comblait de joie mon ego.

Puis son attitude a fini par me mettre mal à l’aise, insidieuse. Je n’étais pas amoureuse de lui, je ne lui avais rien demandé, je voulais qu’il reste mon ami et je pensais qu’une fois la situation clarifiée, notre amitié pourrait de nouveau recouvrer sa douce simplicité. Jeune, j’avais l’arrogance ou la naïveté de croire que c’était à moi et à moi seule de décider de ceux à qui je voulais donner mon cœur et qu’il soit de mes amis me suffisait. J’ai toujours considéré l’amitié comme un lien puissant et inaliénable qu’un trouble amoureux ne peut venir rompre. Et puis il n’était pas n’importe quel ami non plus. C’était beaucoup. Au-delà de la mélodie, quelque chose s’était mis à chanter faux, je pressentais de façon dérangeante qu’il voulait me plaire pour se rassurer or il ne pouvait y avoir de comédie entre nous deux. Son ambigüité m’est devenue insupportable. J’ai sentis que je ne pouvais le laisser continuer comme si de rien n’était. Cela aurait été lâche et cruel. Je n’étais pas cruelle alors j’ai osé lui poser la question à laquelle il ne pouvait se dérober.

— Es-tu amoureux de moi ?

J’ai compris soudain qu’il était désormais trop tard pour échapper à ce qui allait suivre.

Quand il m’a répondu en plantant ses inoubliables yeux clairs dans les miens, j’ai vu de la terreur, une terreur insoutenable. Jamais je n’aurais pu imaginer lui inspirer une telle émotion. Moi ? Déstabilisée, je n’ai pas su quoi lui répondre. Je crois que j’ai balbutié quelques mots qui n’avaient pas de sens, si dérisoires. Combien je voudrais oublier ce regard !

Heureusement, je n’ai pas oublié la lumière de son sourire et ce souvenir tout aussi fort m’empêche de m’effondrer quand je pense à lui. Peut-être aurais-je dû le considérer comme faisant partie de ces êtres sacrés dont on doit se contenter de savourer la présence ? Ce bonheur avait quelque chose de divin en effet car il n’a pas survécu au doute. J’ai détruit le paradis alors que je croyais pouvoir libérer mon ami de ses contradictions. Je m’étais voulue douce or je l’avais acculé de façon irrémédiable : démasqué, il ne pouvait plus se mentir à lui-même.

M’était-il possible d’agir mieux pour mon ami ? J’avais seulement voulu qu’il sache que je ne pouvais pas le laisser aller au-delà des limites amicales. Je n’avais pas anticipé le mal que j’allais lui faire. Sa réaction m’a tellement éprouvée qu’elle m’a plongée dans une extrême confusion une fois que je me suis retrouvée seule. Je n’étais plus aussi sûre de ce que je ressentais pour lui. Je l’avais fait souffrir et m’en voulais avec la même virulence car je venais de le perdre définitivement, il me manquait déjà. Au final, je ne savais plus quoi penser ni de lui ni de moi. J’avais tout détruit. Je me souviens avoir eu l’envie utopique de venir me blottir contre lui dans l’espoir d’effacer la violence de mon émotion, notre émotion, une douceur charnelle qui aurait adouci la réalité. L’impossibilité d’un tel geste me déchira le cœur.

Mes amis m’ont annoncé quelques jours après que Demian ne voulait plus jamais me voir. Il leur avait donné à chacun des consignes radicales en ce sens. J’étais hébétée. Devant mon désarroi, probablement pour soulager leur propre conscience, ils m’ont avoué que quelque temps avant, ils lui avaient eux-mêmes demandé de s’éloigner de moi parce qu’ils avaient vu venir la suite. Comment avais-je pu être aveugle à ce point ? L’issue aurait-elle été différente si j’avais mieux compris mon ami ?

Au fil des jours, avec automatisme, je lui ai facilité la tâche. Mon attitude passionnée était sans nuances à l’époque, aussi me suis-je éloignée de chacun de nos amis communs, sans un mot, tacitement. Qu’y pouvaient-ils, eux ? Opportunément, à la même époque, mon premier poste m’a permis de partir dans une autre région, j’ai coupé les liens, j’ai fait ce qui devait être fait pour que Demian soit libre d’aller et venir comme bon lui semblait, en espérant que ce masque d’effroi disparaisse de ma mémoire. Redémarrer à zéro à cinq cent kilomètres de là fut évidemment douloureux mais tel était le prix à payer pour préserver sa tranquillité d’esprit et de ce fait la mienne aussi. Ce qui m’a coûté le plus à l’époque, c’était de l’avoir perdu lui. J’en suis inconsolable.

Vingt ans après, je peux t’avouer que je sais que je l’ai amené face à sa vérité ce jour-là. Le mensonge est notre pire ennemi, je ne pouvais pas le laisser se détourner de lui-même des années de plus sans l’amener à ouvrir les yeux. Je l’ai fait en amie car ne pas le faire aurait été profondément sordide. Aussi douloureuse cette révélation fût-elle, je pense qu’elle était nécessaire pour qu’il puisse accéder à un bonheur intérieur qui ne dépendrait plus du bonheur offert aux autres car je savais pertinemment qu’en cherchant à me séduire Demian avait fait diversion. Il aimait les hommes plus que les femmes.

Vingt ans après, j’ose enfin l’écrire sans avoir le sentiment de le trahir. Il dessinait des femmes aux formes exacerbées, des leurres pour détourner l’attention de nos regards ; ça ne m’avait pas trompée. J’ai toujours su qui il était au fond de lui. J’avais senti ses contradictions intérieures dès notre première rencontre et c’est peut-être au nom de cette fragilité qu’il avait pu m’approcher plus que tout autre ami.

Je ne sais pas ce qu’est devenu Demian. Peut-être ai-je tout faux d’ailleurs ou peut-être a-t-il appris depuis à construire plus de murs entre les autres et lui ? Peut-être que ce que j’ai fait n’a servi à rien ? J’aime mieux croire qu’il s’est révélé à lui-même car je veux croire qu’il vit depuis en paix avec lui-même. Dans mon cœur, je le vois épanoui, quoi qu’il en soit dans sa réalité dont je ne connais plus rien désormais.

C’est loin; aujourd’hui, je suis heureuse car j’ai construit la vie dont je rêvais, mais en ce jour, curieusement, je me rappelle qu’il me reste cette douleur profonde de mon passé. Il était l’ami le plus cher à mon cœur. Je ne l’aimais pas comme on aime un homme à qui l’on se donne, il était au-delà de cela, il était l’ami idéal, le frère, le confident, un Orphée qui me charmait de sa voix adorable et savait me rassurer de sa seule présence. J’aimais tout de lui jusqu’à ses fragilités. J’aimais me contenter d’être en sa compagnie, juste présente. Je l’ai savouré.

Tu me connais assez pour savoir que sur le moment j’ai tenté de lui écrire. J’ai eu bien du mal à avoir les idées claires pour le faire. Je me suis perdue en route, je suis tombée amoureuse, blessée, puis j’ai repris mes esprits, plus tard, car ce n’était bien que de l’amitié, de celles qui de trop de souffrance perdent leurs repères. Il n’a probablement pas eu le courage de lire mes lettres d’ailleurs. Je suis sûre qu’il les a jetées sans les ouvrir et il aura bien fait. Quelle valeur avaient mes écrits alors que mes sentiments étaient si emmêlés ? Je regrette leur contenu, enfin, le souvenir que j’en ai gardé car je n’étais plus moi-même et je ne sais plus comment j’ai combattu ma propre souffrance à l’époque. Avec le recul, je ne suis pas fière d’avoir déversé mon âme sur le papier parce que j’ai bien conscience que je n’ai pas cherché autre chose que de faire souffrir sa conscience. Mes intentions étaient déplorables.

Je ne sais pas ce que Demian est devenu et je n’ai pas cherché à le savoir. Il m’a écarté de sa vie, je respecte sa décision. Je n’ai jamais aimé me retourner vers le passé. Est-ce une infirmité ou une force ? Je ne sais pas. Moi, je vis dans le présent et il n’en fait pas partie alors il est de fait très rare que je pense à lui mais, quand je le fais, je suis transpercée de tristesse comme je pleure mes morts. Inévitablement quelques larmes sont venues masquer les mots que je t’écris aujourd’hui pour apaiser les maux d’hier. Je lui ai pardonné, tu sais, presqu’aussitôt. Il aura été son seul juge.

À toi je peux dire que jamais une amitié ne m’a autant blessée. À toi seulement je confie, car tu sauras me comprendre, que j’adorerais pouvoir un jour le serrer dans mes bras, pleurer de joie cette fois de le retrouver enfin, apaisée, avant de quitter ce monde. Comprends-moi bien, ce n’est pas une attente mais une image douce qui me fait sourire, l’imaginer me suffit.

Voilà, c’est ainsi qu’il m’arrive d’aimer certains des hommes de ma vie.

Et quand nos propres routes se sont croisées, il m’a d’abord été confortable de rester à distance de toi puis j’ai senti tes paroles me bercer d’une douce mélodie, si belle, si suave à nouveau. Intriguée autant que charmée, je t’ai laissé approcher davantage. Aussi improbable que cela puisse paraitre, ma méfiance s’est endormie devant cette partie de moi enfouie qui reprenait vie. Tu es devenu mon confident bien avant que je ne m’en rende compte ou ne puisse prudemment l’empêcher. Je t’ai confié mes joies, mes peurs parfois et fatalement mon trouble qui prétendait me dominer sans cela. De ce paradis-là j’avais déjà goûté, comment résister ?

Aujourd’hui je vis « à la veille », comme disait Robert Desnos en des temps tragiques, je sais que ce que je porte en moi adviendra et, forte de cette conviction, je rêve intimement d’un autre « demain », d’un autre Demian, d’un être plus réel que tu ne le crois mon adorable ami, déjà si charnel dans mes écrits, venu jusqu’à moi par je ne sais quelle précieuse alchimie.

Parce que tu existes n’est-ce pas ?

 

2 réflexions sur « Mon ami »

  1. On sent un vécu à la fois beau et douloureux, raconté de façon poignante: ça soulève des questions et des espoirs: quels risques court-on à cesser de naviguer entre le faux et le vrai et à invoquer la sincérité? Quels efforts sont-ils louables pour demeurer “vigilant(e) = en veille”, lucide et honnête avec l’autre et avec soi-même dans tout lien humain? A te lire, dans cette subtile analyse psychologique au scalpel, on croit que le passé (la veille, hier) peut être réveillé, réactualisé par l’avenir-“demain-demian” dans ce qu’il a eu de positif, comme si un prince charmant tout neuf réveillait une nouvelle fois une belle endormie, dans une autre époque, dans d’autres temporalités, selon ta foi inaltérable qui perdure dans ton écriture.

    1. J’ai essayé d’être vraie dans mon écrit et je suis heureuse que tu l’aies ressenti. Je ne peux prétendre répondre à tes vastes questions car je crois que la réponse dépendra de chacun. Je dirai seulement que de nombreux bonheurs, avant de devenir réalité, sont d’abord restés des beautés enfermées dans nos rêves. Dans le doute, ils ne peuvent que rester à l’état de contes de fées.

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