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Le café art nouveau qu’elle avait choisi invitait à la rêverie romanesque par ses boiseries blondes toutes en courbes et son foisonnement de grands miroirs ornés de végétation dorée, ses moulures tarabiscotées tout en sinuosité en stuc, ses chaises couvertes d’un velours bleu sensuel ou encore ses éclairages qui par un subtil jeu de mise en abime plongeaient les clients dans un éblouissement éternel. Dans cet écrin d’oisiveté, il y avait elle et il y avait lui, il y avait surtout lui si on se mettait de son point de vue, vaguement entouré de plusieurs figurants tout à fait inconsistants, quelque part, répartis inégalement autour d’une multitude de petites tables rondes sans intérêt pour la scène qui se jouait à ce moment-là. Ils étaient donc deux, un homme, une femme, le reste lui faisait l’effet d’un décor de film et elle se mit d’ailleurs à redouter le moment que tout spectateur attend, conditionné par des années de romances cinématographiques riches en glucose, le moment de la grande scène romantique, incontournable, inéluctable et redoutable donc pour la protagoniste ici présente prénommée Delphine. N’imaginez pas la scène culte de Quand Harry rencontre Sally tout de même, il y a d’autres films, non ? Non, Delphine n’avait pas du tout ce genre d’idées en tête, enfin si maintenant elle l’avait ! Et pour tout dire, elle aurait même trouvé ça très drôle d’oser se rejouer ça à sa manière mais pas là, pas avec lui, ou alors si mais juste pour déconner parce qu’à tout dire, elle avait très envie de rire aux éclats avec lui, d’être légère, provocante, séductrice, vivante quoi, et de le voir rougir embarrassé, embrassé, embrasé, non, non, non, pas de clichés, pas de romance à l’eau de rose, ni excès de phéromones, elle, elle voulait juste profiter de l’instant présent qui était beau, lui aussi, mais bon ce n’était pas le moment, et surtout pas comme ça, elle se serait fait jeter, d’ailleurs, au fait, elle ne savait pas s’il était marié, à priori non mais il avait peut-être quelqu’un, du sérieux, du genre vraiment sérieux « toi qui entre ici abandonne tout espoir » ou du genre « j‘ai l’instinct grégaire donc il y a une fille chez moi » ? Parce qu’en général, c’est-à-dire tout le temps, les hommes qui plaisaient à Delphine avaient toujours une amie, particulièrement jolie en plus, qui vivait avec eux et zut ! Pour lui, mystère abyssal, et c’était bien le problème parce que c’était pire de ne pas savoir, ça laissait beaucoup trop le champ libre aux fantasmes.
Bon bref, elle buvait son café, il faudrait plutôt dire qu’elle buvait les paroles de l’homme qui était assis en face d’elle, tenant à la main une tasse de café refroidi depuis plus de dix minutes et qui lui donnait un peu de contenance, espérait-elle, bof, en essayant de museler, non sans mal, ses divagations qui commençaient à devenir sacrément envahissantes, parce qu’une telle référence cinématographique, c’est particulièrement intrusif, ça vous colle au cerveau ce genre d’images, c’est totalement ingérable en fait. Comment on fait pour s’en débarrasser ? On fait quoi d’une Meg Ryan qui se tape un orgasme, même simulé, et pas vous ? Ça trouble un tant soit peu, soyons honnêtes, ça n’aide pas à suivre correctement la conversation. Eh, oh, on peut penser tranquille ici ? Meg, s’il te plait, dégage, ta libido désinhibée dérange tout le monde !
Certes, force est de reconnaître que de décider de raconter l’histoire d’un homme assis dans un café en face d’une femme qui fantasme sur ce dernier, sur l’homme, pas sur le café, froid qui plus est alors qu’on est en droit de s’imaginer l’homme chaud, enfin enchaînons, ça laisse penser qu’ils vont s’embrasser puis coucher ensemble deux ou trois paragraphes plus tard, si quand même un peu, parce que ce ne serait pas déplaisant, et nous ne sommes plus si loin des horizons d’attente du film précité, et voilà, ça y est on y revient, on n’en sort plus, cependant, statistiquement, il y a des milliards de films avec un homme et une femme pour personnages principaux et autant de scénarios originaux qui échappent au cliché alors un peu de subtilité ne ferait pas de mal. Reprenons, parce que si l’auteur s’y met aussi, l’histoire est définitivement fichue.
De quoi il lui parlait l’autre déjà ? Ah oui, oui, du bouquin hilarant qu’il était en train de lire, qui se passait à priori dans les favelas d’Oslo ( ?) et qui racontait trois histoires en parallèle, entre une bande de gosses des rues qui sniffent de la colle, un unijambiste (ah ?) qui tente de s’infiltrer dans un cartel de la drogue mais qui sombre du mauvais côté et un marchand de glace (hein ?) qui se prostitue en rêvant d’un monde meilleur alors qu’il subit les pires actes sordides qu’il soit donné de vivre dans un univers de non-droits. Il avait dit hilarant au départ, non ? Bon, à elle aussi il semblait bien qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas dans le synopsis, elle avait dû laisser échapper un truc ou deux au cours de la conversation, peut-être même plutôt trois ou quatre, mais elle fit comme si de rien n’était, imperturbable ou plutôt stoïque, parce qu’elle n’allait pas lui demander de répéter ce qu’il avait dit au moment où Meg Ryan concluait. Oh non, ça y est, Sally revenait en force et ce n’était pas du tout le moment de penser cette scène où… Pas maintenant, stop ! Cette scène culte n’existe pas, on sait tous que ce n’est pas vrai mais étant donné que chacun s’est visualisé précisément le contenu de ladite scène dans son crâne, on va faire comme si. Mes sœurs et mes frères, reprenons sagement notre labeur.
Elle respira profondément puis lui sourit béatement, séquence 12, scène 3, action ! Sauf que là, vu comment elle s’y était prise, il pouvait penser qu’elle venait de soupirer d’ennui tellement elle le trouvait rasoir. Oh non ! Comment allait-elle rattraper ça ? Elle sourit à nouveau, timidement cette fois, elle sentait bien qu’elle avait été maladroite, mais alors d’un pauvre sourire minable, c’est tout ce qu’elle sut faire et maintenant il allait croire qu’elle se forçait à l’écouter parce qu’elle avait pitié de lui ! Mayday mayday, la tour de contrôle, vous m’entendez ? Elle sentait déjà les prémisses de la chute en piqué.
Dans l’improvisation, tout en croisant les doigts dans sa tête, ça peut aider, Delphine demanda si lui de son côté il n’était pas trop débordé de travail en ce moment, elle, elle était épuisée, enfin pas trop non plus parce qu’après il allait s’imaginer qu’elle voulait partir… Elle s’enfonçait. En général, quand on parle boulot, les gens se sentent suffisamment concernés pour oublier de quoi ils discutaient avant et ça évite d’avoir l’air stupide quand on n’a rien suivi. L’espoir fait vivre. Sur le papier, ça passe. En plus, au pire, si on n’écoute pas non plus la réponse, parce que Delphine ramait beaucoup pour se concentrer, ça permettait de s’en sortir avec la pirouette : « On ne va pas parler boulot. Profitons du moment présent ! »
Il ne releva pas le subterfuge, ouf, ou bien il avait du tact, une qualité non négligeable pour l’avenir d’une fille comme Delphine, et il était toujours aussi beau, très beau. Bien choisie sa chemise, ça lui allait bien au teint, élégant, de la prestance, c’est bien qu’il soit bavard, comme ça elle avait le temps de l’observer l’air de rien, comme elles étaient adorables ses rides profondes qui lui marquaient les joues, stigmates virils de l’homme mûr, et cette petite barbe taillée juste comme elle les aimait, jolie, il mettait quoi comme après-rasage lui, parce que Delphine était très sensible au parfum, un parfum bien trouvé pouvait lui faire perdre le contrôle sans sommation, tandis qu’avec un parfum mal choisi, c’est bête mais avec ça il pouvait la voir tourner les talons illico presto comme s’il lui avait vidé dessus tout un cendrier rempli des restes de cigares cubains, à vomir, mais pas lui, non, elle était sûre que lui il devait sentir très bon dans le creux de son cou, contre cette peau chaude et palpitante dont elle avait bien envie d’approcher ses lèvres histoire de vérifier, pour savoir.
Elle en était à observer la petite veine saillante qui courait le long de son cou avec un désir de femme vampire quand il s’arrêta brusquement de parler avant de la regarder fixement. Delphine, tétanisée, se sentit immédiatement traversée des pieds à la tête par un fulgurant frisson d’excitation, parcourue d’un besoin viscéral de se jeter sur lui pour l’embrasser. Il la dévorait du regard et la tension était devenue soudainement un insupportable mélange de peur, de tentation et de frustration, ce genre de cocktail qui lui mettait la tête à l’envers, et…
— Ecoute Delphine, dit-il en prenant grand soin de détacher chaque mot pour qu’il n’y ait pas d’équivoque, j’ai horreur de parler dans le vide alors tu vas te trouver quelqu’un d’autre parce que tu me gaves.
Il quittait déjà le café quand Delphine vit arriver le 38 tonnes qu’elle se prit de face.
Elle se sentit alors vidée de ses forces comme après un coït mais sans les étreintes préliminaires ni la plénitude qui vont avec ce genre de sensations. Ouais, eh ben, la prochaine fois, avant de venir prendre un café avec un copain, elle se concentrerait sur La dernière tentation du Christ, deux heures quarante-cinq d’ennui, de lenteur mystique, à se demander quand on va enfin crucifier ce trentenaire geignard et mutique pour qu’on en finisse, ça vous calme les ardeurs en principe. En attendant, c’était elle qui s’était retrouvée brusquement fixée sur la croix, on lui avait projeté les trois clous en rafale à la clouteuse électrique, rrrrchtac !
Et pour enfoncer un peu plus les trois clous de cette humiliante mortification, il y avait la note des consommations qui l’attendait ostensiblement dans sa coupelle en se fichant d’elle et aussi tant qu’on y était le serveur qui venait lui demander de régler parce qu’il finissait son service, là tout de suite. Delphine fut très tentée de le massacrer sauf que le serveur eut raison d’elle d’un sourire qui vous ferait fondre tout le Pôle nord en trois minutes, une pour chaque clou à retirer. Dieu ce qu’il était beau ! Mais non, pas maintenant, ce n’était vraiment pas le moment, très mauvais timing, elle n’avait pas eu le temps de ravaler la rage de sa honte ni de gifler cette salope de Sally, virtuellement parlant.
— Je ne vais pas m’attarder non plus, vous savez. Allez, château de Vincennes direct ! dit-elle pour se donner de l’élan tout en réglant la note.
— C’est vrai ? La ligne 1 vous aussi ? Moi je descends à Barrault. Je vous accompagne ?
La voix était douce, l’invitation soudaine, tout à fait improbable, Delphine en resta interdite.
S’ensuivit un jeu de champs contre-champs entre le serveur amusé et Delphine qui se mordit les lèvres en lui souriant avant de laisser place à l’inévitable fond musical romantique que n’aurait pas renié George Delerue, ce qui d’ailleurs fila parfaitement le plan d’ensemble sur la sortie du café des deux personnages et le fondu au noir qui précéda l’envoi du générique.
On ne va pas se mentir, ça ne s’est pas tout à fait passé comme ça mais c’est bien ainsi que Delphine le raconta le lundi suivant aux copines lors des pauses-café.
J’ai adoré ! J’aime ton humour incisif et loufoque à la fois ! Je riais toute seule devant mon écran…
Merci Isabelle. Un plaisir partagé.