Petit clown

— Non. Moi, ton petit clown ? Moi ? Impossible, s’insurgea avec virulence Aline en se redressant sur sa chaise comme traversée par une décharge électrique. C’est épidermiquement impossible, confirma-t-elle justement. J’ai en horreur les clowns. Tu as lu Ça de Stephen King ? Voilà, le clown, c’est ça, une vision de cauchemar, l’émergence des peurs primales, la figure traumatique. Je suis sérieuse, je te le jure. Et puis je ne peux pas te laisser dire que je fiche les jetons quand je souris, tu comprends, moi je travaille avec des enfants, je ne les terrorise pas, ou alors juste pour rire, ça reste entre nous. De toute façon, s’ils parlent, ils sont morts, et, comme je leur dis, ce serait con de mourir si jeunes… mais je n’ai jamais reçu de plainte ni provoqué de terreurs nocturnes, enfin, je crois. Faudrait que je le leur demande un jour, à l’issue de leur thérapie de groupe, dans une vingtaine d’années… En tout cas, “Petit Clown”, c’est niet, oublie tout de suite ce surnom. Recta !

Arthur se délectait de la véhémence de son amie ; il préféra toutefois rectifier :

— Non, non, tu n’y es pas du tout. J’évoquais la fête, les couleurs vives, le rire, la complicité, ta générosité, ton âme d’enfant, ta douce naïveté, ta capacité intacte à t’émerveiller, à émerveiller autrui… Quelque chose d’assez léger, tu vois.
— Moi, quand je pense au clown, continua Aline restée sur sa lancée, je vois les dents aiguisées de son sourire, dégoulinant de sang noirci par la mort, avec des veines bleues putrides qui échappent au maquillage incapable de masquer la vérité cachée.

Son effroi se lisait sur son visage mais Arthur ne se laissa pas impressionner par la surenchère à laquelle l’avait habitué son amie, souvent très théâtrale dans ses éclats.

— Tu en as parlé à un psy ?
— Sérieusement, tu ne vas pas me dire que je dois me faire soigner ? Pas toi ? Mais qu’est-ce que vous avez tous à me parler de psy aujourd’hui, vous vous êtes ligués ? ironisa la jeune femme qui savait qu’il ne serait pas dupe. Sincèrement, pour le clown, je te dis juste ce que je pense. Il n’y a rien à négocier. Je sais que tu vas m’opposer que ce n’est pas la réalité, d’accord, mais c’est mon ressenti. Un clown, ça arbore un large sourire, toujours, tout le temps, avec l’obligation de faire rire, d’amuser, à jamais, quelles que soient ses déchirures intérieures. Quand je le regarde -et je voudrais qu’il en soit autrement- je vois toute sa détresse avec une lucidité terrible, j’ai envie de pleurer, je prends sur moi, je réfrène la boule qui se noue dans ma gorge. Il ne me fait pas rire du tout, Arthur, il est pitoyable, effroyablement pitoyable, et je m’oblige à sourire pour que nous ne nous effondrions pas ensemble. Un cauchemar, vraiment, une épreuve. Face à un clown, j’ai peur. C’est comme ça.

Elle se tut, perdue dans des pensées sombres qu’elle ne voulait pas confier. Il devait la juger ridicule. Tant pis.

— Tu me fais un peu peur aussi Aline.
— Ah bon ? Moi ? Désolée. Tout va bien, très bien, insista Aline qui s’était aussitôt reprise, c’est juste que… que je n’aime pas les croiser, on va dire. Heureusement, ça ne court pas les rues, ils me laissent tranquille. N’empêche, tu me reconnaîtras le fait que je ne suis pas seule à entretenir ce rapport phobique avec les clowns. Les clowns tueurs, cette mode perverse, ça ne vient pas de moi. Promis. Il a bien fallu que d’autres soient traumatisés pour commencer à se déguiser, à aller chercher une hache et à se promener dans des endroits sinistres pour terroriser à leur tour. Je n’ai rien à voir avec ce phénomène de société, moi.
Admettons, concéda Arthur bien qu’à demi-convaincu, voire pas du tout, mais maintenant laisse-moi en placer une car je la vois gros comme une maison ta stratégie d’évitement, le procédé n’est pas régulier. Tu as compris Aline que ce surnom était affectueux. Au départ. Avant que tu ne m’embrouilles avec tes visions de clowns infernaux. Tu sais que je te parlais de joie, d’entrain, de ton côté joueur, adorablement simple dans tes enthousiasmes, réactive à la moindre étincelle de sollicitation…
Oh là ! quand tu me dis ça, je me vois en train de frétiller devant une laisse… Eh, Arthur, j’suis pas un chien !
— Tu crois ? demanda Arthur en marquant une pause, c’est que ça vous mordrait cette petite bête-là, tel un roquet qu’on approche de trop près. Mais laisse-moi finir s’il te plaît…
Oh ! j’ai bien compris où tu veux m’amener. Si je te laisse continuer, tu vas me faire d’autres compliments et je vais devoir me cacher sous la table. Pour de vrai ! Je ne plaisante pas. Je rougis à une vitesse record, tu le sais, toujours, et ça me met très mal à l’aise quand un ami se met à parler de moi comme ça. Question de pudeur, jugea-t-elle bon de préciser pour lui couper l’envie d’insister.
Aline, qu’est-ce que tu me fais ? s’indigna cette fois Arthur. On se connait depuis des années. On est entre nous. Te cacher de qui ? De quoi ? De toi ?

D’habitude Arthur avait plus de délicatesse. Que lui prenait-il soudain ?

Alors on ne peut rien te dire de gentil ? Tu fanfaronnes en public mais derrière le maquillage, permets-moi de te dire sans détour que tu es une personne des plus sensibles. Alors désolé d’y revenir mais l’image du clown, Aline, c’est aussi ça, que tu veuilles l’entendre ou non.

Aline préféra ne pas répondre. Il allait bien comprendre par lui-même qu’il la poussait dans ses retranchements et finir par changer de sujet.

— Aline, est-ce proscrit de t’aimer en dehors de la cellule familiale ?

Elle voyait bien qu’il attendait une réponse. Et il l’avait coincée.

— Officieusement ? Ce n’est déjà pas le genre de la famille… Je ne sais pas…

Elle s’aperçut qu’elle avait pensé tout haut et s’en voulut, vexée de s’être fait piéger. Espérant qu’il allait lâcher prise, elle baissa son regard pour qu’il passe à autre chose.

— Je vois, persévéra Arthur, uniquement sous certaines conditions, bien contrôlées, les jours d’ouverture et encore seulement avec un sauf conduit.
Écoute, je devine que mon attitude est un peu blessante et… Je… Peut-être bien… Oui, tu as sûrement raison Arthur, je m’incline, répondit Aline décidée à couper court en lui disant ce qu’il avait envie d’entendre.

Mais elle se ravisa aussitôt.

— Bon, allez, vas-y, flatte-moi, sois grand, sois magistral, éblouis-moi, je suis toute ouïe !

Elle devait le décourager, quelle qu’en soit la manière. Mais ils se connaissaient trop pour que ça marche. Arthur était intelligent. Il savait voir en elle et elle savait également qu’il serait difficile de le faire lâcher ce qu’il avait entrepris.

— Mouais, ben tu ne me facilites pas la tâche.
— Manquerait plus que ça ! commenta Aline.

Elle commençait néanmoins, tout au fond d’elle-même, à apprécier les compliments qu’il lui avait adressés si laborieusement.

— Bon, allez, je te guide : entrain, compliments, moi. Tu retrouves le fil ? se surprit-elle à répondre, déstabilisée.
— Un peu coupé dans mon élan mais oui, je vois où j’en étais. Je disais que tu…

Elle regrettait déjà. Comment s’enfuir ?

— Vas-y, Cyrano, tes paroles sont toujours un nectar, ne put-elle s’empêcher d’ajouter par réflexe. Tu parles si bien, compléta-t-elle pour donner le coup de grâce.

Ce qu’elle regretta néanmoins dans le même mouvement.

— Oh là ! Si tu me la joues comme ça et en plus en me faisant tes yeux de biche, ça va être compliqué.

Surprise par la remarque mais flattée, elle profita de la perche qu’Arthur venait de lui tendre :

— Des billes de clown, Arthur, pas des yeux de biche, des billes de clown.

L’égo commençant à s’immiscer, Aline ne savait plus trop désormais si elle voulait le laisser continuer ou au contraire l’interrompre sur le champ. Que n’aurait-elle pas donné pour qu’Arthur change de sujet ?

— Ben voyons ! Et toi tu n’en rajoutes pas du tout, n’est-ce pas ? enchaînait hélas son ami.
— Moi mariée, toi te rappeler ? tenta Aline, perdue dans ses réactions contradictoires.
Oui, ben moi aussi je te signale, mais, euh, je… Tu fais encore diversion ! Tu t’amuses bien, ça va ? demanda-t-il beaucoup plus pugnace qu’Aline ne l’aurait jamais imaginé, ce qui lui plut également car c’était peut-être ce qu’elle attendait de lui au fond. Mais tu vois, ne t’en déplaise, je vais finir de dire ce que j’ai à te dire. “Clown” n’est peut-être pas le bon mot mais je disais quelque chose de gentil et avec toi, bon sang, ce n’est pas simple. Aline, j’aimerais maintenant que tu me regardes, normalement j’entends, avoir toute ton attention. Je te parle avec mon affection et…
Oui, je le veux ! déclara Aline qui jouait la carte de la provocation.
Pfff ! Je n’y arriverai jamais… Bon, oublions, j’abandonne. Je bats en retraite devant cette forteresse hérissée de piques.

L’abdication tant attendue d’Arthur fut une déflagration. Aline se sentit amèrement blessée par la résignation de son ami, envahie d’un profond désarroi. Elle ne comprenait pas son revirement. Ou elle le comprit trop bien et se trouva immensément stupide et misérable de ne pas avoir laissé parler cet ami qu’elle adorait car elle ouvrait les yeux enfin sur l’acharnement avec lequel elle venait de rejeter le délicieux bonheur qu’il essayait vainement de partager avec elle. Son humilité était au final une ennemie cruelle.

C’était joli ce qu’il lui donnait.

C’était joli et elle l’avait sabordé au nom d’une pudeur destructrice.

Bien qu’elle se sentît abattue, elle puisa au-delà de ses forces pour répondre à son ami comme elle pouvait.

— Ah non, surtout pas, non, non, non, je plaisante c’est vrai mais je ne cherchais pas être brutale, pas vraiment tu sais. C’est compliqué. Je… Pour tout te dire, c’était bien parti en fait. S’il te plait, ne t’arrête pas, vas-y, promis, je ne dirai plus rien. Je te dévorerai seulement des yeux…
— Eh, dis donc toi, “mariée, pas bouger !” la rembarra Arthur satisfait de reconnaître là le petit badinage habituel de son amie de toujours.
Oups, tu as raison, j’oubliais. Pas bien. Sage ! Je t’écoute Arthur.
Et donc… Je… Tu… Euh…

Bien sûr, Arthur avait perdu le fil de sa réflexion à force d’interruptions à répétition.

Oh et puis zut ! Tu as parfaitement compris le contenu, les mots, on s’en passera finalement.

Un sentiment de dépit vint s’abattre sur les épaules d’Aline.

— Ben voilà ! Tu en as mis du temps à comprendre, mentit-elle pour tâcher de faire bonne figure. Ceci-dit, Arthur, moi non plus je t’adore.
— Garce !

Aline se garda bien de lui montrer qu’elle était très émue de son propre aveu. Elle tut aussi le fait qu’elle aurait aimé qu’il tînt bon, même s’ils n’avaient plus besoin de mots pour exprimer leur amitié depuis très longtemps. Ce n’aurait pas été si désagréable au fond de pleurer de bonheur… Mais elle avait tué cet élan. Leur amitié devait être plus forte que sa frustration. Empêtrée dans ses contractions, elle s’accrocha à cette pensée pour continuer à jouer le jeu qu’elle s’était imposé à elle-même.

— Oh oui, va pour garce ! Comme surnom, il me plaît bien celui-là, ça m’ouvre des horizons, dit-elle en ouvrant les bras le plus largement possible afin qu’il puisse juger de l’étendue de ses prétendues ambitions.

Il éclata de rire.

 — Tu dis n’importe quoi !

Elle savoura l’éclat de son rire en son for intérieur.

— Oh ! T’es pas drôle… Clown blanc va ! bouda-t-elle pour la forme.
— P’tit clown !
Oui, bon, d’accord, accepta enfin une Aline résignée, abattue, vaincue, avant de poursuivre dans un murmure à peine audible, pour toi, je veux bien, à condition que ça reste entre nous.

Elle ne se battrait plus contre son ami mais ce surnom avait beau être une adorable marque d’affection, elle ne se sentait définitivement pas à l’aise en faisant cette concession qui la rendait fébrile.

— Bien sûr, voyons, lui promit son ami. Ce sera notre secret de polichinelles.
— Hein ? Quoi ? Tu plaisantes ?
À ton avis ?

Elle comprit qu’Arthur s’amusait de ce retournement de situation, et par là même qu’il était bien loin de saisir quelle tempête intérieure venait de la bouleverser. Elle le laissa donc savourer sa victoire. Éparpillée, incapable de recevoir tout à fait l’humour de son ami, pénétrée d’un malaise profond sur lequel elle n’avait pas d’emprise, elle fit ce qu’elle avait toujours fait en telle situation : elle lui répondit en arborant un large sourire radieux.

Et surtout, qu’il ne voie pas que son maquillage était en train de s’effriter ! Elle-même ne voulait pas voir ce qu’il pouvait y avoir en dessous. Grands dieux, surtout pas !

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