Elle m’attend sous mon oreiller. Instinctivement, je l’ai cachée dans ma chambre. Je ne sais pas pourquoi j’ai pensé de façon innée que c’était là qu’il fallait que je la range. J’ai trouvé l’enveloppe craft dont je parle en allant au travail, ce matin, dans la cage d’escalier. Elle était abandonnée, blottie contre la rambarde, ou plutôt retenue par la rambarde qui lui avait épargné une chute de trois étages. Ça m’a attendrie comme si j’avais trouvé un pauvre chaton esseulé. Je m’émeus vite. Toujours est-il que je l’ai ramassée en me disant que j’allais faire ma bonne action du jour en la mettant à la boite, en chemin. Il n’y avait rien, ni adresse au recto, ni coordonnées au verso. J’y aurais mis un timbre si cela avait été le seul manque, pour la beauté du geste, pour m’amuser aussi de l’effet de surprise sur l’envoyeur gaffeur qui se demanderait toujours qui avait pu jouer les bonnes fées. Ou de la gaffeuse. Quitte à fantasmer, j’ai préféré imaginer que j’allais surprendre un homme mais peu importe puisque ça ne se ferait pas. L’enveloppe n’était pas cachetée non plus. Elle était lourde, souple, remplie d’un tas de papiers probablement. Peut—être importants. Urgents ? Si je voulais la rendre à son propriétaire, il me fallait l’ouvrir. Donc… Des lettres, une douzaine environ, écrites d’une main de femme et adressées à « mon amour ». Oh ! Jolie pèche, mais non, je n’allais tout de même pas me permettre de les lire !
Ben si, pas dans l’immédiat, mais si, j’y viendrais fatalement, j’étais ferrée et j’ai donc enragé aussitôt de m’être fait avoir comme une bleue. Je crois que j’ai pesté contre ce tour de cochon de la vie tout le long du trajet. Je me fous de la tête que j’ai eue dans le métro, personne ne s’intéresse à personne dans les transports en commun, j’ai fait la gueule anonymement. Ça m’a particulièrement énervée de sentir qu’il me serait impossible désormais d’échapper à l’envie de savoir qui est l’heureux élu. Ça m’a rendue d’une humeur massacrante avec les collègues. Et alors ? Qu’on me laisse tranquille, je n’avais rien demandé moi l
« Mon amour », « mon amour », c’est bien mignon, mais c’est qui ? Un de mes voisins j’imagine. Quel âge peut bien avoir la femme qui a écrit ces lettres ? Et quel homme pourrait avoir eu envie d’emporter une telle correspondance en balade ? Faut être malade. Pour l’emmener où d’abord ? Des lettres d’amour, ça se garde à l’abri des regards indiscrets en principe mais en fait elles sont peut-être moins croustillantes que je ne l’imagine. Je n’ai pas osé aller au-delà de cette formule d’entrée qui me retient sur le seuil. Pas encore.
Donc qui ? Qui a pu faire tomber ce bien précieux par mégarde ? Pourquoi son destinataire a-t-il voulu sortir ces lettres de chez lui ? Je soupçonnerais bien un adieu à l’être aimé là-dessous, une
séparation douloureuse et revancharde du type : « Tu ne veux plus de moi, alors, tiens, reprends tout ton amour, il n’a plus sa place chez moi. » Ou peut-être l’homme garde-t-il ces mots écrits avec le cœur toujours sur lui, comme on garde dans son portefeuille une photo de celui ou celle qu’on aime même si on ne la regarde plus vraiment ensuite. On aime savoir qu’elle est là. Personne n’en saura rien. Tout au plus, les gens apercevront l’enveloppe dans un sac, détail anodin pour eux, secret jubilatoire pour celui qui sait et symbole emblématique de sa complicité avec celle qu’il aime. Bon, je n’ai jamais été sensationnelle au Cluedo quand j’étais petite et là, ça se voit, je rame.
C’est quand même bizarre de faire ça… Il doit être un peu dérangé ce type. C’était écrit, trouver les lettres d’un mec branque, c’était pour moi avec la poisse que j’ai toujours… Car le gars, s’il promène ses lettres d’amour, c’est qu’il cache un manque affectif, la peur d’être seul, un besoin vital d’avoir la preuve sur lui qu’une femme est amoureuse de lui, à en oublier qu’elle est déjà dans sa vie concrètement, parce qu’il a besoin d’être rassuré, flatté, aimé et de posséder cet amour à tout instant, en tous lieux, toutes circonstances, quand bien même il ne serait pas amoureux lui-même de cette femme. Les lettres d’amour, on les écrit plutôt quand on est séparé et non pas quand on vit sous Ie même toit ou alors on tente la poésie, non ? Enfin, moi, je passe aux actes si j’ai mon homme à portée de main et vu qu’il y a tout une liasse de lettres d’amour, je pressens que leur histoire n’est pas une romance paisible. Bof, je ne suis pas sûre que ça tienne la route ma psychanalyse à l’emporte-pièce.
Lui a-t-il répondu au moins ? Quelque chose me dit qu’il s’est fait le plaisir de la laisser lui écrire, de la laisser se dévoiler, sans jamais lui avoir fait le moindre retour, l’égo gonflé à bloc, dans un plaisir égoïste qui lui donne l’impression de dominer la situation, en mâle viril, de la contrôler, tandis qu’il sent au fond de lui gonfler une peur sourde et prophétique qui lui dit qu’elle partira un jour, pour un autre certainement, parce qu’il le sait, les histoires d’amour ont une durée de péremption. Il sait aussi que tant qu’il ne lui écrit pas, elle attendra, frustrée forcément, elle attendra qu’il vienne à elle et se livre comme elle l’a fait, qu’il l’aime aussi fort, à sa manière, sauf qu’il ne lui donne rien, il se sert sans vergogne et il la vide de son amour. Il le pressent mais n’y change rien. Parfois, il se montre tout tendre, adorable, au passage il prend tout, ça ne sera jamais assez. Ce puits sans fond finira malgré tout par se tarir un jour. Il le sent. En attendant, il a sur lui les lettres, une preuve qu’il peut toucher quand il doute d’être heureux sur cette terre.
Je m’égare. Deux ans de psychanalyse, ça déforme. Il faut reconnaître que mon ex copain n’a pas lésiné sur les effets secondaires de notre relation toxique. Je suis contente qu’il soit loin de moi aujourd’hui celui-là. Mais cela ne me dit pas ce que j’en fais, moi, de ces lettres intimes ! Dans le métro, il m’a paru irrespectueux de les sortir de l’enveloppe pour les lire d’un œil distrait, enfin, soyons honnêtes, d’un œil avide, très avide. Des mots secrets, intimes, tendres, auxquels on ne devrait pas accéder… 0n se comprend ? Et au bureau, le cadre s’y prêtait encore moins. J’étais là pour travailler et quoi, je n’allais pas lire les lettres aux toilettes ! J’y ai seulement pensé. Et ce soir, ben ce soir, voilà, je tourne en rond, partagée entre ce sentiment de respect plein de droiture pour la vie privée et celui que de toutes façons je n’ai aucune chance de savoir à qui c’était destiné et que ça ne porterait préjudice à personne. Et puis, si je les lis ces satanées lettres, peut-être que j’arriverai à identifier le destinataire pour les lui rendre. Il doit y tenir, il préférera les récupérer a les savoir trahies par mon indiscrétion. Ceci-dit, pas sûr que je retrouve l’objet de cet amour, je ne connais pas tous mes voisins, loin de là.
J’en ai évidemment éliminé quelques-uns de la liste. Pas le profil. Ou disons, à titre d’exemple, que j’envisage mal le veuf du 5e, âgé de 90 ans au moins mais qui en parait plus encore, se laissant émoustiller par ce genre de messages. Ça c’était avant. J’ai aussi retiré d’office toutes les femmes qui vivent avec leur chiwawa ou leur petit bichon chéris. Je cherche un lecteur homme. Donc il me reste environ une quinzaine de couples dans lesquels ils peuvent se cacher et une petite dizaine d’hommes célibataires qui seraient des candidats plus respectables. Je crois que je peux rayer de la liste l’autiste du rez-de-chaussée, trop déconnecté du monde pour recevoir ce genre de courrier, quoi que, au fond, je n’en sais rien, je le connais mal. C’est plutôt parce que je le trouve d’un physique, comment dire, trop ingrat, que je l’ai radié automatiquement de ma liste de « suspects », ce qui est un critère des plus arbitraires j’en conviens. En résumé, ça pourrait être tout le monde dans mon immeuble. Me voilà bien avancée !
Vu l’heure qu’il est, je ne vais pas tarder à aller me coucher et, évidemment, je sais que je vais toucher l’enveloppe, la palper, la soupeser, me dire oui, me dire non jamais, surtout pas, et bien sûr, je ne vais pas dormir de la nuit. Alors que j’en saurais plus sur le destinataire potentiel si je lis au moins une de ces lettres, une, pas plus. Et ensuite j’arrêterais d’élaborer des théories fumeuses sur cet homme. Et si c’était Axel ? L’idée me fait rougir et pourtant ça se pourrait. J’adore Axel. J’adore Axel. J’adore Axel. Je crois que ça se passe de précision. Passons, Il ne s’agit pas de parler de moi ici mais de cet homme et de cette femme dont je ne connais pas l’identité.
J’en lis une seule et je m’arrête là. Dis comme ça c’est bien tentant mais et si elle ne m’en dit pas plus, je fais quoi ? Je suis assise dans mon lit dans un parfait arrêt sur image depuis au moins vingt minutes. J’ai l’air stupide. Je n’arrive pas à me décider. Réfléchissons. Qui le saura en dehors de moi ? Qu’est-ce que ça va changer ? Ces lettres sont anonymes. Enfin, anonymes, je ne sais pas, je ne suis pas allée voir de qui c’est signé au fait. « Clotilde » me répond la première lettre. Ce prénom ne court pas les rues. C’est quelle génération ça ? La mienne je crois. Disons entre 35 et 45 ans pour faire large et éviter de préciser mon âge au passage. Je sais, j’ai triché sur mon âge et sur le fait que je ne devais pas ouvrir l’enveloppe pour fouiner dans ce courrier privé. Sinon Clotilde ça pourrait être aussi assez ancien. 90 ans ? Non, je ne le sens pas. Pour être fixée, il faudrait que je lise un passage. Mouais, on y revient… Je ne veux pas lire mais je rouvre l’enveloppe et je regarde ce qui ne me regarde pas.
Mon amour,
J’ose substituer ces mots forts d’engagement à ton prénom au risque de te faire peur. Pardonne-moi cette prise d’otage aigre-douce de ton cœur qui je le sais n’est pas mien. Je suis trop impatiente, tout aussi fière que honteuse de commencer ainsi la première lettre que je t’envoie. Utiliser d’autres mots serait te mentir et je ne le peux pas. Est-ce que je te surprends vraiment ? Tant pis, je prends ce risque parce qu’aujourd’hui je ne sais plus que toi. Tu me manques et t’écrire avec sincérité m’apporte la douceur nécessaire pour échapper au temps puisque celui que je te consacre me rapproche de toi dans les bras duquel j’oublie jusqu’à qui je suis. Dans cette intimité, je t’ai tout à moi, exclusivement, j’aime en plénitude, alors je peux me laisser porter par l’enivrement de ce sentiment tout puissant dont je dépends désormais. Le voudrais-je, je serais bien incapable de reposer sagement ce stylo qui en ce moment se soude à mon âme mélancolique. Je ne connais plus de raison. Pas même celle de craindre de t’intimider par la vigueur de mes sentiments. Dis-moi, entre nous, comment veux-tu que j’y résiste, que je te résiste ? Il m’a été bien pire d’oser essayer. Oui, j’ai stupidement essayé, autant que j’ai pu, mais on ne peut échapper à ce genre sollicitation et bien sûr tu as fait de moi ce que tu voulais, soudain conquise et animale. Nous savions tous deux que nous finirions dans les bras l’un de l’autre.
Ma lettre peut te sembler appartenir à une autre époque car l’heure est hélas aux SMS qui disent tout, qui ne disent rien, ou à ces mails, immédiats, omniprésents, qu’on finira par effacer au bout d’un moment pour faire du vide. Je ne veux que mon cœur se retrouve rangé, virtuel, dans un téléphone ou un ordinateur pour y être vite zappé parle quotidien, banalisé ou finalement oublié. Je n’aime pas ces supports prosaïques que tu me reproches de dédaigner. J’aime la noblesse de l’écrit manuscrit. Le geste de l’écriture défie la course du temps. Il me plaît également de savoir que tu pourras garder la trace originelle de la force des sentiments qui me lient à toi aujourd’hui. J’ai besoin de toi dans ma vie désormais, je n’ai pas honte d’affirmer cet état de fait, il me domine et me nimbe de bonheur quand je suis avec toi. J’irai aussi loin que je le peux dans ce que la vie m’offre pour savourer cette chance que j’ai d’être auprès de toi.
Si je te confie ce que je ressens ne crois pas que c’est pour faire pression sur toi. Je sais que tu n’es pas amoureux et je t’entends déjà me le répondre avec l’angoisse que j’attends peut-être trop de toi. C’est inutile, je l’ai compris. Crois-moi, je ne veux pas te mettre mal à l’aise. Je saurai attendre face à ces zones d’ombre qui t’éloignent de moi actuellement et dont je voudrais tant te libérer mais je sais aussi que tu me donnes sans réticence autant d’amour et d’affection que tu peux le faire quand nous sommes ensemble. Sache que je le reçois pleinement. J’en suis assoiffée aussi. Et si tout cela doit être emporté un jour par le vent, laisse-moi auparavant essayer, au moins essayer, d’être celle qui partagera quelques-uns de tes voyages.
Ce soir, tu ne peux pas imaginer combien tu me manques. Je me souviens de ta peau et mon corps s’impatiente déjà de te toucher à nouveau. Je prie en mon for intérieur pour qu’il soit, effectivement possible de nous revoir bientôt. Je sais que tu n’es jamais sûr de rien. N’y vois pas un reproche, c’est seulement que le temps me parait démesurément lent sans toi. Combien il m’est difficile de t’attendre et plus difficile encore de ne pas savoir si tu pourras nous trouver du temps au final, s’il faudra reporter encore ce rendez-vous que je ne manquerais pour rien au monde. Je devrais me réjouir de te savoir à Berlin, Barcelone, Londres ou je ne sais où encore. Je te rejoindrais au bout du monde si tu le voulais. Tu aimes ton travail, -tu es passionné, plongé dans ce que tu fais, et je devine que l’on t’apprécie pour ton investissement, j’apprécie ces qualités, tu ne m’as jamais caché non plus que tu étais par monts et par vaux de par ta fonction mais voilà, je voudrais tant être auprès de toi cette nuit. Ce soir l’effluve de ton parfum sur mon pull me rend langoureuse. En l’approchant si près de mes lèvres, je me perds, à la fois tout contre toi et si loin de toi.
Les mots ne sauraient traduire ce sentiment d’abime. Mon amour, c’est dans tes bras que je veux être, écrire ne suffira pas à te rendre assez présent. Je t’aime. Je sais que j’aurais dû attendre encore un peu avant de l’écrire noir sur blanc mais il m’est impossible de finir différemment cette lettre qui au fond ne te dit rien d’autre.
Clotilde
J’avais dit que je ne lisais qu’un passage et je me suis laissée happée. C’était couru d’avance. Pourquoi ai-je ce sentiment délétère maintenant ? Je crois que j’en ai trop vu. Un homme assez narcissique pour promener des lettres éminemment intimes, qui propose des dates sans conviction et qui les reporte, qui se laisse aimer sans s’engager, en résumé qui ne s’occupe que de sa petite personne bouffie d’égo, je le cerne bien le bonhomme et la suite, ma cocotte je la vois venir comme si j’y étais. Il est de la catégorie des vampires qui se nourrissent d’amour parce que quand tu seras anémiée, Clotilde, et plus bas que terre, il passera à une autre victime, sans aucune mauvaise conscience. Ne t’a-t-il pas fait comprendre qu’il n’était pas amoureux ? Ce n’est pas parce que c’est le début de votre relation, c’est le contrat qu’il t’impose : ou tu le contentes sans rien lui demander, ou tu t’en vas. Il ne s’investira jamais dans cette relation mort-née. Il joue. Tu l’amuses. C’est un sadique. Si tu souffres, ça le flatte, il s’en repaît, il le savoure, il se sent beau. Fuis-le ! Fais le test, éloigne-toi, tu verras qu’il fera tout pour te garder près de lui uniquement parce qu’il aime avoir sa proie à disposition, il aime qu’on l’aime, c’est tout. C’est un salaud. Un sadique et un salaud. J’espère me tromper Clotilde, je l’espère pour toi, de toute mon âme.
C’est bon, j’ai fini, il fallait que ça sorte. J’ai vu ressurgir mon ex le temps d’une lecture. Je ne sais pas qui est l’homme dont Clotilde est amoureuse mais si je l’identifie un jour, je pars directement le gifler. Non, mieux, je brûlerai toutes les lettres sous ces yeux, histoire de lui faire comprendre qu’il ne possède plus l’âme de cette pauvre femme. J’aurais dû m’abstenir de lire cette correspondance privée. Elle me met les nerfs en pelote.
***
Et ce matin le réveil est difficile. Cette liaison à sens unique me fait mal. Clotilde va droit à son malheur. Je sais que la suite sera triste, très triste, trop triste, elle est toute tracée. La dernière lettre de la liasse doit certainement être un adieu lourd, déchirant, franchement je ne vois pas d’autre issue. Je n’ai pas du tout envie de lire ça, sauf qu’on est samedi, je ne travaille pas, l’enveloppe est sur ma table de nuit, brûlante, furieuse, despotique, elle m’appelle avec rage. Non, je ne veux pas lire la déchéance de Clotilde ! C’est sans aucune conviction que j’essaye de me convaincre que je me trompe peut-être du tout au tout et que Clotilde a peut-être fini par obtenir ce qu’elle attendait, quand ils se sont connus davantage, quand lui aussi s’est soumis à ses propres sentiments et qu’il a fini par lui ouvrir son cœur. C’est bien joli mais je n’y crois pas une seconde. J’entends les larmes à venir, la douleur profonde, je sens la détresse, l’âme que l’on détruit, je me souviens de tout, je ne veux pas le revivre.
Les heures s’écoulent de façon interminable. J’ai dans la tête l’image obsédante de ce paquet de lettres et je n’arrive pas à l’effacer. Alors je me suis forcée à aller voir ma mère cet après-midi mais cette histoire me trottait dans la tête, je n’arrivais pas à me concentrer. Elle me l’a reproché d’ailleurs et elle a eu raison. Je n’ai pas voulu pas la vexer, j’ai esquivé maladroitement quand elle m’a dit : « T’es où ? Tu es amoureuse ou quoi ? », j’ai dit oui bêtement en pensant que cette explication la contenterait. Mais quelle idiote ! Je croyais me débarrasser du problème alors que ma mère a aussitôt voulu tout savoir. Au final, je l’ai envoyée balader en disant qu’elle se mêlait de ce qui ne la regardait pas. Comme moi. C’est minable. Du coup, je me sens merdeuse maintenant devant la télévision dont je n’arrive à suivre ni le son ni les images. Les lettres m’appellent depuis ma chambre. Je vais trouver un truc à faire, mes comptes, palpitants, le parfait remède, et après il sera le temps de manger puis l’heure d’une émission devant laquelle je vais m’endormir, le samedi, il n’y a jamais rien d’intéressant, et ce sera réglé pour la soirée. Rideau !
Mais la nuit, c’est plus dur de résister. Je me sens un peu seule, je suis plus vulnérable, je pense à Axel. Axel est un voisin qui a la beauté du diable, il ne sait presque rien de moi, je ne connais pas grand-chose de lui non plus mais je ne peux m’empêcher de penser à lui le soir. Il m’a plu dès le premier jour et je rêve de tout savoir de lui. Je me demande si ce pourrait être lui l’homme des lettres d’amour. Il est souvent absent lui aussi, sur de courtes périodes, toutefois je ne l’ai jamais entendu parler de voyages à l’étranger. Il me semble que c’est plus pour voir sa famille, aller chercher Arthur, son fils, quand c’est son tour de garde. Clotilde n’a pas mentionné de fils dans sa lettre mais ça ne s’y prêtait pas non plus alors ça ne veut rien dire. Il faudrait une malchance de tous les diables pour que ça tombe sur mon Axel. Pourquoi ai-je utilisé cette expression ? Maintenant tout se télescope. J’ai le visage d’Axel qui vient incarner cet homme distant, jamais disponible, dont je n’ai pas les réponses. Voilà que mon cœur se serre. Quoi que, s’il s’agit bien d’Axel, alors ça me laisse un peu d’espoir d’en être aimée moi, vu qu’il n’est apparemment pas amoureux de cette Clotilde. J’en viendrais presque à leur souhaiter de rompre. Non, j’affabule, de toute façon nous n’en sommes pas là Axel et moi, nous en serions plutôt à des années lumières et je ne vois pas pourquoi ce serait justement parmi tous les hommes de cet immeuble celui sur qui ça tombe. Juste parce qu’il passe tous les jours devant mon palier et qu’il est bien capable d’avoir laissé tomber cette enveloppe, lui qui a souvent la tête dans les nuages ? Comme tant d’autres qui descendent l’escalier, non ? Ma raison m’oppose l’image de l’ascenseur. Elle ne se négocie pas. Au-delà du 3e étage, personne n’emprunte jamais les escaliers, personne en dehors de lui qui vit au 4e et qui est du genre à faire tomber un tas de trucs de son sac. Je me fais du mal. Non, je ne veux pas croire que ce soit lui. Il est quelqu’un de respectueux. De ce que j’en sais. Il faudrait que je me renseigne… Revenons à Clotilde et son gars, oublions les détails qui fâchent et tant pis si maintenant je vois Axel quand je parle de cet homme, je refuse de condamner l’homme qui me plait sur des suspicions paranoïaques. Il y a plein d’autres hommes dans l’immeuble, je garde le mien intact.
Donc Axel… non, pas Axel justement, Clotilde et son homme, Clotilde j’ai dit, ils finissent comment ? Je veux être débarrassée de cette histoire aussi vite que possible donc je vais m’épargner les subtils détails de la déchéance en allant immédiatement au dernier courrier, comme je me le suis dit tout à l’heure. Ça vaut mieux, je crois. Et si les autres lettres contiennent quelque détail primordial pour savoir de qui il s’agit, eh bien tant pis, c’est dommage, je ne veux pas le savoir, je vais jeter toute la liasse à la poubelle. Je fais comme j’ai dit. Direct à la dernière lettre et après, sûr, j’arrête de me mêler de sa vie privée. Bon alors, elle lui dit quoi ? Je te quitte, adieu monde cruel, ou bien elle projette d’acheter une robe blanche avec un voile ? Je suis sûre que c’est une lettre d’adieu, ma main au feu, il s’en est débarrassée comme d’une vieille paire de chaussettes et elle en bave comme jamais.
Mon amour,
Puis-je encore t’appeler mon amour ? Je ne sais plus lequel des deux termes est le plus inapproprié. Chacun d’eux m’agresse de sa rudesse. Je ne devrais plus t’écrire, je sais, mais je n’arrive pas à me résoudre à l’idée que je n’ai déjà plus accès à cet espace intime pour te rejoindre. J’ai adoré cette époque où je pouvais t’ouvrir mon cœur et te dire combien je t’aimais. A quoi bon désormais ? Nous ne nous reverrons pas. Je n’ai pas le droit de te retenir et je ne le pourrais pas.
J’ai espéré pendant des mois que tes sentiments s’ouvrent à moi. Je savais pourtant depuis le début que c’était un rêve impossible. Cette intuition m’a dévorée lentement. Je n’ai pas su quelles forces lui opposer. Être dans tes bras me faisait perdre la mémoire des souffrances endurées loin de toi. Puis est arrivé le moment où ça n’a plus suffi, où je n’ai plus su te le cacher, où toi-même tu t’es senti enfermé par mes sentiments.
Sois heureux ! Si tu l’es, ma peine en sera plus douce.
Clotilde
Ça, c’est fait ! J’en étais persuadée. Il l’a jetée comme une merde et je suis sûre que ça l’a bien soulagé. Je sais, je suis scatologique, c’est tout ce qu’il m’inspire.
C’était quoi la date déjà ? Ah, c’est marrant, je n’avais pas remarqué qu’elle n’indique jamais la date sur ces lettres. En fait, c’est peut-être mort et enterré depuis un moment toute cette histoire. De la perdre, sait-on jamais, cela aura peut-être créé un électrochoc chez son mec, qui sait ? C’est peut-être pour ça qu’il avait pris ces lettres, pour qu’elle les reprenne, pour qu’elle détruise la trace de sa souffrance continuelle et reçoive enfin l’amour qu’il avait enfin libéré de son cœur. Ben voyons ! Happy end de pacotille qui ne leurre personne, on dirait un mauvais soap opera. Il l’a quittée, il lui a brisé le cœur, ça s’arrête là, il ne faut pas être sorti de Saint Cyr pour le comprendre. Mais moi, pauvre pomme, c’est plus fort que moi, elle me fait de la peine cette Clotilde. J’aurais bien aimé pouvoir lui parler, pour l’aider, peut-être apaiser ses souffrances en lui montrant qu’elle n’était pas la seule, que je suis déjà passée par là moi aussi, que ça vaut mieux ainsi. En écrivant sa dernière lettre, sans le savoir, c’est un peu de moi qu’elle parle. Enfin, ça c’est mon histoire, pas la sienne et qu’est-ce qu’elle peut en avoir à faire de mes états d’âme ? Elle a déjà assez des siens à gérer. Mais je me sens laminée.
***
Brave bête affectueuse et naïve, je suis restée engluée dans cet état d’accablement et de morosité pendant des mois. Leur liaison ratée m’a affectée plus que je ne l’aurais jamais cru. Ce n’était pas un feuilleton, c’était réel et sincère. De le savoir, je` n’arrive à reprendre le dessus, parce que je revois tout ce que j’ai enduré moi aussi avant elle et parce que je réalise contrainte et forcée que le chemin sera encore long. J’ai replongé la tête la première dans mes crises d’angoisse. Quelle bleue ! Retour à la case départ. Génial !
Et ce soir je me retrouve à nouveau devant cette maudite enveloppe craft que je ne me suis jamais résolue à jeter à la poubelle. Au cas où… Dès fois que… Je ne sais toujours pas qui ils sont, rien n’a bougé sur ce point, et je végète, non, pire, je m’enfonce. .l’en fais quoi, moi, de ces lettres de malheur ?
Ça me tenaille, je me suis dit l’autre nuit qu’elles contenaient peut-être un détail qui me permettrait d’identifier l’homme, que ça m’aiderait d’en savoir plus, je crois. C’est à reculons que j’ai l’intention de survoler les autres courriers. Je n’ai pas du tout envie d’affronter les détails mais il faut que je le fasse. Ce que je veux savoir, ce n’est pas qui est précisément ce type, je m’en fiche, d’ailleurs il peut toujours courir pour récupérer ses lettres, ce que j’ai besoin de savoir c’est plutôt qui il n’est pas car, et ça me fait un mal fou de devoir l’avouer, je n’ose plus approcher ni même regarder Axel depuis des mois, mon Axel qu’il m’est douloureux de croiser, je n’en peux plus de le soupçonner d’être cet homme. Une nuit, c’était horrible, j’ai rêvé qu’Axel était un officier nazi. Je me suis réveillée en hurlant, couverte de sueur, son regard fou est venu me percer le cœur. Il n’a pas eu à approcher de scalpel ni rien des autres objets de torture qu’il avait à sa portée, l’idée simplement qu’il ait envie de me faire souffrir, sciemment, était plus terrible encore que ce qu’il s’apprêtait à faire de moi. J’ai eu du mal à oublier cette image, beaucoup de mal à la séparer de la réalité. Elle me glace encore les os.
Voilà, tandis que je fouine entre les lignes, la peur au ventre, je trouve ce que je cherche enfin : ce n’est pas Axel. Merci mon Dieu ! Ce n’est pas lui. Clotilde ne donne pas le nom de l’homme qu’elle aime mais en revanche à un moment elle parle de deux filles qu’il voit très peu, elle dit qu’elle aurait aimé les connaître car elles font partie de sa vie. Axel n’a pas de filles…
Et aussi mesquin soit mon soulagement, je m’en repais, il me redonne vie. L’histoire de Clotilde, c’est loin maintenant, c’est poussiéreux, de toute façon on ne change pas le passé. L’étau vient de desserrer ses mâchoires, je peux dire à présent que j’ai vécu honteuse pendant des mois, en apnée, que j’ai gardé pour moi enfouie l’angoisse irraisonnée que l’homme de la lettre pût être Axel, qu’il fût cet homme froid et égocentrique qui a laissé s’enferrer une femme dans une relation amoureuse à sens unique. J’ai eu horriblement peur qu’il soit mon malheur à venir car j’aurais eu beau penser qu’il ne fallait pas aller vers lui, j’en aurais été incapable. J’ai essayé ces derniers mois d’avorter de mes sentiments et je me suis effondrée, anéantie, parce que dans mon malheur je n’avais pas même eu le temps d’essayer de l’approcher, ne serait-ce que l’approcher un peu plus, pour ne pas le laisser disparaitre tout à fait de ma vie.
Il fait nuit et le soleil éclaire ma chambre, je ris toute seule sur mon lit, je peux me dire enfin sans souffrir que je suis amoureuse, je suis émue, je rougis, je suis bête, je suis heureuse, je suis une enfant, j’ai des milliers de rêves merveilleux qui me portent, je m’envole avec eux, ça fait du bien, je sais que tout est possible, je sais surtout que j’ai toute la vie devant moi pour déclarer à Axel que je l’aime, pour le séduire, pour l’aimer. Je me dis qu’il faut qu’il le sache enfin, pas par lettres, les mots ont un pouvoir que le corps et l’improvisation ne remplaceront jamais. Là, maintenant, je veux bondir hors de ma cellule pour partir rejoindre celui qui me donne envie de vivre la vie à fond, l’aimer de chair et de sang, je veux être sans carcan. De destruction en reconstruction, le passé a fait de moi ce que je suis mais l’œuvre n’est pas achevée, elle doit se poursuivre encore, dehors il y a tant à explorer.
Je suis passé voir votre blog après vous avoir lue sur Short.
Là encore je me suis laissé porter par votre plume. A dire vrai, j’avais envie de savoir comment vous terminiez cette histoire. J’avoue que je l’aurais teintée d’un soupçon de noir supplémentaire mais, telle qu’elle est, elle vous ressemble sans doute davantage et il ne faut donc pas y toucher.
Je ferai de temps en temps un tour sur votre page ou sur votre blog.
Bonne année et bonnes écritures à vous
Sogsine
Votre venue sur le blog et votre commentaire me ravissent Sogsine. La fin me ressemble en effet. A mes yeux, l’amertume ou la dépression ne peut pas être un aboutissement mais plutôt un “passage” qui nous invite à poursuivre notre cheminement personnel, ce qui peut expliquer cette chute optimiste.